Souviens-toi du Joola
01/09/2013 Coups de coeur
Sans effets spéciaux, avec rage et pudeur, l'incurie ayant tué les 2 000 passagers du Joola.
Publié en juillet 2012 aux éditions Globophile, le livre de Patrice Auvray est de ceux qui marquent un lecteur. Je dois pourtant confesser, à ma grande honte, ma réelle réticence à m'y plonger, et il a fallu toute la chaleureuse insistance de Lina Husseini, la formidable animatrice de la librairie Athéna à Dakar, pour que je franchisse le pas, et découvre donc la tragique beauté de ce récit.
Patrice Auvray raconte un épisode de sa vie, survenu en septembre 2002, le naufrage du ferry-boat Joola sur le trajet entre Casamance et Dakar, au large de la Gambie, navire transportant alors plus de quatre fois son nombre de passagers autorisé, pour un bilan de plus de 2 000 victimes (la deuxième catastrophe civile de l'histoire maritime après celle du ferry-boat philippin Dona Paz en 1987). Patrice Auvray fut l'un des 64 survivants, voyant, malgré ses efforts désespérés, son amie malade couler à côté de lui, alors qu'en compagnie des quelques centaines de passagers ayant pu échapper à la carcasse qui s'engloutissait, ils se débattaient dans des creux de trois ou quatre mètres en espérant des secours qui ne devaient jamais arriver.
Récit d'une atroce tragédie humaine, donc, et qui résiste avec talent et pudeur à la tentation d'un spectaculaire larmoyant pour livrer faits bruts et poignantes impressions reconstituées, des circonstances de l'embarquement à l'horreur du naufrage et au désespoir de l'attente des secours... Mais, peut-être plus encore, récit d'une incurie qui devrait dépasser l'imagination, d'une incurie soigneusement étouffée par le président sénégalais Wade et ses alliés : celle qui conduit à faire opérer par l'armée un navire constituant le poumon social et économique de la Casamance, isolée, au Sud de la Gambie, du reste du Sénégal, et en proie à une rébellion indépendantiste sporadique depuis des années, navire hors d'âge, mal réparé, mal géré, surchargé et à la cargaison déséquilibrée en dépit du bon sens, dont tous les signaux d'alerte au drame qui couvait furent balayés d'un revers de main par des militaires impavides (qui constituèrent l'essentiel des survivants...) habitués à cette sourde arrogance qui les caractérise dans trop de démocraties africaines (et souvent ailleurs) ; celle qui conduit pendant des dizaines d'heures, en l'absence du président Wade, en voyage officiel en France, ses principaux ministres à retarder l'envoi de secours "dans le doute" (les navires de pêche présents sur le lieu du drame reçoivent l'ordre d'attendre l'arrivée d'un aviso militaire avant de faire quoi que ce soit...) ; celle qui conduit à évacuer en priorité les officiers survivants et à les mettre aussitôt à l'abri des curiosités, le capitaine ayant opportunément "disparu" ; celle qui conduit, après avoir offert du bout des lèvres un peu de compassion aux survivants et aux familles des victimes, à les traiter rapidement en pestiférés et en menaces pour la sécurité de l'État...
Récit magnifiquement servi par un style tout en retenue, ajoutant par petites touches lucides toutes les facettes de l'avant, du pendant et de l'après du drame, faisant pénétrer ainsi en nous l'horreur bien mieux que n'importe quel effet spécial...
Ne pas oublier le Joola, en effet, et l'atroce justification toujours présente des diverses et variées "raisons d'État", au Sénégal ou ailleurs.