Toxoplasma
05/11/2017 Coups de coeur
Hackers en folie et Commune Libre de Montréal en métaphore uchronique d’un âge d’or déliquescent à toujours réinventer.
« Même pas en rêve, cousin ! » : le nouveau roman de David Calvo, publié en ces jours d’octobre 2017 à La Volte, est sans aucun doute l’une des expériences littéraires les plus époustouflantes que j’ai rencontrées dernièrement. Imaginant (et nous forçant doucement à imaginer) un futur qui se révèle progressivement uchronique (et dont je vous laisserai découvrir les détails convulsifs à la lecture), il nous entraîne, à la suite déjantée de deux hackeuses et d’une conservatrice de vidéos VHS d’horreur – dépassées et néanmoins presque sanctuarisées -, dans un hallucinant remake, en forme d’analyse post-mortem aussi et surtout, des raids mêlant univers « virtuels » et univers « réels » de la grande époque où la littérature de fiction découvrait les profondeurs des réseaux informatiques et les verres miroirs. Sachez seulement qu’il y eut et qu’il y a guerre de l’eau, que le réseau internet mondial s’est effondré pour diverses raisons (dont l’évocation vous fera, selon les moments et votre humeur, sourire ou frémir), que l’Islande fait ici figure de paradis libertaire et de référence ultime d’un monde disparu ou en voie de réinvention totale, selon que vous choisirez une lecture optimiste ou une lecture pessimiste de ces 360 pages haletantes, que les entreprises sont bien évidemment plus puissantes – en réalité comme en fiction – que la plupart des États reliquaires instrumentalisés, et que la Commune Libre de Montréal (dont l’auteur fréquente au quotidien la version correspondante dans ce qu’il est convenu d’appeler notre monde à nous) y constitue un étrange îlot expérimental, en voie de résorption et d’absorption à l’heure où le roman commence.
Le mercredi au Millenium, les enfants cherchent des films d’horreur autorisés par des parents dépassés. Nikki navigue à l’œil, conseillant des bandes qui ne devraient pas être vues, ni par un enfant, ni par un adulte. De l’épouvante canadienne tournée pendant le tax break de la fin des années 70, des films amateurs, véritables boucheries salopées. C’est leur kif.
– Bon alors, Things tu vois, dit-elle à une gamine de neuf ans en salopette, c’est l’histoire de deux frères dans une cabane, qui viennent rendre visite à un troisième, qui fait des drôles d’expériences, et on se rend vite compte qu’il va utiliser ses frères pour des expériences, et qu’il y a une sorte de fourmi mutante géante dans le frigo, carnivore. Ça se finit à la tronçonneuse.
Ça l’amuse de voir ces enfants embrasser l’imaginaire, se tenir loin du Betamax pour continuer de perpétuer le savoir-faire, l’unique saveur de ces parasites. Le combat lui semble soudain plus important : les adeptes du Beta ne font pas la place au film d’horreur, ils obéissent aux grosses machines culturelles qui dirigent le monde et les gouvernements, morale totale, à grand renfort d’effets spéciaux et de messages clairs. Aucune des grandes licences, aucun réalisateur célèbre, ne s’intéresse plus à la VHS. C’est un monde souterrain, approximatif, réservé à des rêveurs, des exilés. Pouvoir transmettre ça, c’est devenu un combat, économiquement condamné. Autant dire : non existant.
S’il maîtrise au millimètre le matériau esthétique du cyberpunk littéraire, David Calvo ne se contente pas du tout de nous en fournir une version actualisée et puissamment déglinguée. Aussi joueur que dans son magnifique (et – déjà – islandais) « Elliot du Néant », mais moins purement énigmatique, il tisse un réseau serré de références habilement détournées, où voisinent avec ferveur une complainte de phoque en Alaska, une beautiful laundrette (pardon : buanderette !) transformée en nouveau temple numérique de Delphes, des gamins en BMX empruntés peut-être au Marseille de « Taxi 3 », un probable avènement de chats quantiques, les doses nécessaires de rhétorique pour radicaux, un attrape-rêves digne des Sarah Connor Chronicles, voire – qui sait ? – un hommage à la balle lente de Iain M. Banks (il y a des drones qui ne se perdent pas…) et aux ramifications groupusculaires de Ken McLeod. Le réseau de résonances ainsi mis en œuvre n’a rien de gratuit, et sert au contraire, tandis que s’explicite peu à peu une partie de la nature de la divergence uchronique ici en jeu, à faciliter l’interpénétration entre une certaine réalité et les tropes du jeu vidéo, aux accents de la discrète mélodie de David Cronenberg et dans des décors virtuels que n’aurait pas reniés George Alec Effinger.
Kim reprend son burger, tire une feuille de salade mourante. Ira leur avait sorti le grand jeu, il savait qu’elle allait y mordre, que c’était du tout cuit, une semelle. La Vectracom est l’une des corpos les plus en vue de Montréal, une sorte de spécialiste de la domotique qui avant la Commune chiait de la commodité pour jeunes friqués incapables d’essorer une salade sans avoir besoin d’un machin connecté intelligent. Dans ses nouveaux jolis bureaux avec entrée directe dans les souterrains, une belle porte vitrée avec moquette, la Vectracom est encore la façade arrangée d’un monde néolibéral embourbé dans son confort. Kim rêvait de les killer depuis qu’ils avaient commencé à vendre des montres pour mesurer les calories brûlées pendant le temps passé sur l’ordi.
Si la structure ou l’absence de structure de l’île de Montréal de « Toxoplasma », ainsi que le contexte politico-militaire qui l’entoure, restent largement à la charge de la lectrice ou du lecteur, David Calvo se fait en revanche davantage directif lorsqu’il s’agit de donner à ressentir (comme souvent chez lui – et pas uniquement dans « Sous la colline ») la prégnance des paris architecturaux effectués jadis par et pour l’homme, et plus encore de rendre compte presque charnellement d’un modus operandi et d’une esthétique hacker, allant bien au-delà, tant en finesse qu’en réalisme potentiel, de l’invocation rituelle (par les personnages du roman eux-mêmes !) en direction de William Gibson, par loas de feu la toile (qui ont été remplacés – ad hoc – par un panthéon grec pour doter les arpentrices et arpenteurs de souterrains d’un langage commun) et par consoles Ono-Sendai interposées.
– Dites, les filles, ça vous dirait de venir faire votre boulot ? dit Jove en revenant leur montrer trois cartouches de ce qui semble être un virus démodé.
Sur l’étiquette, un signe cabalistique. Kim secoue la tête. Mauvais karma, quand les programmeurs utilisent l’occultisme ou l’ésotérisme pour masquer leur manque d’inspiration. Se reposer sur une prière pour faire marcher un programme n’a jamais rien donné, malgré tous les rituels nécessaires pour démarrer des protocoles poussiéreux.
Si le microcosme dans lequel cohabitent tant bien que mal tant de communautés humaines possibles (et l’on pensera peut-être ici au beau « Zazen » de Vanessa Veselka : il s’agit bien ici aussi, pour une bonne part, de savoir avec Claro « Comment rester immobile quand on est en feu ? ») peut tenir lieu d’une gigantesque métaphore en termes spécistes et anti-spécistes, il y a bien à l’œuvre dans « Toxoplasma » la sourde révolte planétaire qui hante « La forêt des mythimages » de Robert Holdstock comme la série suédoise « Jordskott ». Une bonne part de la clé de l’énigme suppose de suivre à la trace un crapaud-taureau d’un genre un peu particulier, tandis que la meilleure théorie néo-conspirationniste dans cet univers fragmenté qui n’en manque pas semble bien mettre en jeu les chats et la toxoplasmose. Et il n’y a, dans ce jeu furieux, pas autant de hasard qu’on pourrait le penser d’abord. Comme le disait David Calvo en réponse à une question de Richard Comballot dans l’excellent recueil d’entretiens, « Clameurs » : « C’est une mise à disposition de tes rêves, tu les donnes aux autres en espérant que ça aidera à étendre leur perception. C’est comme une fleur, cueillie là-bas, qu’on offre. J’ai appris à construire des mondes, mais en vérité, pour moi, il s’agit en fait de révéler des possibles qui existent déjà. » Et ce cadeau-ci est particulièrement somptueux.
Le post-humain c’est un truc marketing pour aider les plus riches à se sentir spéciaux.