Vermilion Sands
18/06/2014 Coups de coeur
Utopie désenchantée ou parenthèse ironique, la mythique cité des arts, de la plage et du désert de J.G. Ballard.
Les neuf (ou huit, ou dix, selon les éditions) nouvelles composant « Vermilion Sands » occupent une place singulière dans l’œuvre de Ballard : écrites entre 1956 et 1970, assemblées en recueil en 1971, elles forment à la fois un rappel historique jalonnant la période des « quatre apocalypses » et une charnière vitale alors que « La foire aux atrocités » de 1969 oriente décisivement l’écriture de l’auteur vers une exploration différente, plus radicale et plus sombre, que matérialisera la célèbre "trilogie de béton" ("Crash", 1973 ; "L’île de béton", 1974 ; "I.G.H.", 1975).
S’il faut les 200 pages du recueil pour approcher l’essence de Vermilion Sands, Ballard la décrivait toutefois lapidairement, au détour de la nouvelle « Les sculpteurs de nuages de Corail D », comme « cette bizarre station touristique ancrée dans les sables, avec sa léthargie, son mal des plages et ses perspectives changeantes ». Cité balnéaire hors du temps, futuriste en diable mais curieusement comme arrêtée, figée dans une perpétuelle célébration feutrée de l’art et des anciennes avant-gardes, refuge des peintres, des sculpteurs et des poètes en douce fin de carrière, elle incarnait une stabilité langoureuse et légèrement désespérée au milieu du tourbillon des fins du monde en gestation, expression mi-figue mi-raisin, bienveillante et ironique, de cette période de rémission dans la dureté capitaliste que Ballard nommait par ailleurs "l’Intercalaire", parenthèse d’une vingtaine d’années peut-être, presque gracieuse dans un monde recherchant activement le triomphe de la folie marchande.
Utopie désenchantée, quintessence de l’inutilité précieuse de l’activité artistique, havre instable mais gentiment englué dans la somnolence, à l’écart des vagues mortifères que son ami John Brunner, à l’époque de l’écriture des dernières nouvelles de "Vermilion Sands", fait déferler sur notre monde, utilisant les trois cartouches explosives et néanmoins redoutablement précises de "Tous à Zanzibar" (1968), de "L’orbite déchiquetée" (1969) et du "Troupeau aveugle" (1972) ? : Ballard n’a pas cherché à apporter de réponse définitive à cette question, même s’il balaie plusieurs pistes dans les trois textes d’accompagnement que la récente édition française de Tristram offre enfin au lecteur d’ici. C’est sans doute cette ambiguïté fondamentale, comme celle d’ailleurs d’une autre utopie exploratoire ouverte, "Les dépossédés" (1974) d’Ursula K. Le Guin, qui donne à l’œuvre sa stature d’authentique mythe contemporain, comme en témoigne par exemple, avec respect et inspiration, le magnifique hommage récemment rendu à la cité des arts, de la plage et du désert par Manuel Candré dans son deuxième roman, "Le portique du front de mer".
"La femme allait et venait dans son salon, changeant les meubles de place, presque nue à l’exception d’un grand chapeau en métal. Même dans la pénombre, les lignes sinueuses de ses cuisses et de ses épaules avaient un reflet doré scintillant. C’était la lumière incarnée des galaxies. Vermilion Sands n’avait jamais rien vu de pareil.
"Les travaux d’approche doivent être subtilement équivoques, poursuivit Harry en contemplant son verre de bière. Il faut de la timidité, une attitude presque mystique. Rien de précipité, rien de vorace."
La femme se pencha pour défaire une valise, et les ailettes métalliques de son chapeau palpitèrent, masquant son visage. Elle vit que nous l’observions, regarda un instant autour d’elle puis baissa les stores.
Nous nous renfonçâmes dans nos fauteuils et nous regardâmes pensivement comme trois triumvirs réfléchissant à la meilleure façon de diviser un empire, sans dire un mot de trop, chacun guettant la moindre chance de doubler les autres." ("Prima Belladonna")
Peu d’œuvres aussi résolument inscrites à l’intérieur des frontières du genre science-fictif (la consécration de Ballard en "littérature générale" ne se produira que vingt ans plus tard), même en pleine révolution thématique et stylistique conduite par la revue New Worlds de Michael Moorcock entre 1964 et 1971, ont su avec autant de puissance allier intensité poétique, questionnement socio-politique subtil et discrète influence quotidienne de la technologie en progrès.
" "Robert, puis-je faire votre portrait ? me demanda-t-elle un matin. Je vous vois sous les traits du Vieux Marin, avec une raie blanche enroulée autour du cou."
Je couvris mes pieds bandés avec une robe de chambre à dragons d’or – oubliée chez elle, supposais-je, par un de ses amants. "Hope, vous voyez en moi un personnage de légende. Je suis navré d’avoir tué l’une de vos raies, mais croyez-moi, je l’ai fait sans réfléchir.
– Tout comme le Vieux Marin quand il a tué l’albatros."
Elle tourna autour de moi, une main sur la hanche, l’autre me palpant les lèvres et le menton, comme si elle étudiait les linéaments d’une statue antique. "Je vais vous peindre en train de lire Les Chants de Maldoror." " ("Cri d’espoir, cri de fureur")
Peu d’œuvres également, à l’époque comme plus récemment, ont osé, fût-ce sous le couvert d’une éventuelle insouciance balnéaire (on peut songer toutefois aux belles et cultivées scènes du Wessex des surfers et des galeristes, discret hommage au sein du "Futur intérieur" (1977) de Christopher Priest), entremêler de manière aussi étroite et significative Coleridge, Lautréamont, Dali, Beethoven, Wagner, Tchaïkovski, Bach, Schubert, Giacometti, John Cage, de Chirico, parmi les dizaines d’artistes habitant ces paysages intérieurs, au jeu de go cybernétique, aux synthétiseurs de poésie, aux maisons sensorielles évolutives, à la transformation pilotée de nuages, aux sculptures vivantes, et à bien d’autres merveilles technologiques à la futilité revendiquée et au merveilleux conquérant.
"Qui était Aurora Day ? Je me le demande souvent à présent. Traversant comme une comète d’été la voûte placide d’un ciel hors saison, elle semble être apparue dans des rôles différents à chacun des membres de notre petite colonie aux Étoiles. Je la pris d’abord pour une belle névrosée jouant les femmes fatales, mais Raymond Mayo voyait en elle une des madones explosives de Salvador Dali, une énigme capable de chevaucher sereinement l’Apocalypse. Pour Tony Sapphire, comme pour le reste de ses admirateurs d’un bout à l’autre de la plage, elle était la réincarnation d’Astarté elle-même, une fille du temps aux yeux de diamant, vieille de trente siècles.
Je me rappelle très bien comment je découvris le premier de ses poèmes. Un soir, après dîner, je me reposais sur la terrasse – ma principale occupation à Vermilion Sands -, lorsque je remarquai une sorte de banderole traînant sur le sable en contrebas de la balustrade. À quelques mètres de là, il s’en trouvait plusieurs autres et, pendant une demi-heure, je les observai qui volaient çà et là, légèrement, parmi les dunes. Les phares d’une voiture brillèrent dans l’allée menant à l’atelier n°5 et j’en conclus qu’un nouveau locataire s’était installé dans la villa, inoccupée depuis plusieurs mois." ("Numéro 5, Les Étoiles")
Ces neuf nouvelles irriguent tant d’œuvres contemporaines, sous forme de clins d’œil, de fugaces échos, de discrètes résonances ou d’hommages audacieux (bien peu étant aussi décidés et puissants, dans ce domaine, que celui de Manuel Candré précédemment cité), alors même que les travaux postérieurs de J.G. Ballard, avec leur puissante aura cinématographique, qu’elle soit due à Cronenberg ou à Spielberg, sont en général beaucoup plus connus du public, que l’on peut sans grande difficulté postuler leur nature de source mythologique secrète, inspirant en sourdine, dans les profondeurs, une grande part de la littérature contemporaine (voire de l’art contemporain en général), dès qu’elle se préoccupe un tant soit peu de la place de l’art et de l’artiste dans la société capitaliste, et de la nature du conflit potentiel entre "morale" et "efficacité" qui nourrit tant de tensions actuelles.