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L'occasion

Humilié par les positivistes dans une salle de spectacles parisienne, Bianco, télépathe aux pouvoirs divinatoires, qui se prétendait capable de soumettre la matière à la volonté de son esprit, a émigré depuis quelques années en Argentine afin de changer d’air, de reconstruire sa vie, et de prouver leurs torts à ses détracteurs.

Personnage central de ce roman publié en 1988, et qui se déroule un siècle auparavant, vers 1870, cet apatride aux origines brumeuses, qui s’est fait autrefois appeler aussi Burton, apparaît comme un condensé de l’émigré blanc européen dans l’immensité du Nouveau Monde, ce que symbolisent son nom, ses origines européennes multiples et sa nouvelle richesse.

«Lorsque, six ans plus tôt, il avait vu la pampa pour la première fois, aux alentours de Buenos Aires, dans la semaine qui avait suivi son arrivée, il lui était aussitôt apparu qu’à cause de sa monotonie silencieuse et déserte, elle était un lieu propice à la réflexion, non pas pour les pensées rougeâtres et rugueuses, de la couleur de ses cheveux, comme celles qu’il a maintenant, mais pour les lisses et les incolores surtout, lesquelles s’encastrant les unes dans les autres en des constructions inaltérables et translucides, devraient lui servir à libérer l’espèce humaine de la servitude de la matière

Après plusieurs années, Bianco se retrouve riche et marié avec Gina, une femme superbe, mais néanmoins seul avec sa colère, son humiliation toujours vive, et les mirages obsédants de sa perception, dans ce pays et en particulier dans la cabane qu’il s’est fait construire pour réfléchir au cœur de ce paysage ascétique de la pampa, étendue plate qui «représente mieux qu’aucun autre endroit le vide uniforme».

«La première maison qu’il possède est cette cabane précaire et flambant neuve, délibérément pauvre et vide pour en faire surgir, et de ses alentours déserts et silencieux, comme des coups feutrés et glacés, la pensée, dans sa double expression de pensée pure et pragmatique. A vrai dire, il se juge lui-même avec trop de bienveillance, depuis le soir de Paris et presque sans qu’il en soit conscient, se mêlent au fond de lui, et peut-être jusqu'à sa mort, l’aveuglement sur soi-même, l’humiliation enfouie qui le trouble encore de ses secousses mortelles et le ressentiment. A force de vouloir brouiller les pistes à propos de ses origines, il finit par embrouiller lui-même ses origines, et ce qui est brumeux pour le monde l’est aussi pour lui, de sorte que les masques successifs qu’il a porté depuis les commencements incertains dans un lieu incertain – il ne sait déjà plus bien lequel -, les masques de La Valette, de l’Orient, de Londres, de la Prusse, de Paris, de Buenos Aires se pressent, visqueux, contre son visage et le déforment, l’effacent, le rendent simple matière périssable et résiduelle, le transforment en la preuve vivante de ceux qu’il hait, de ceux qui, en lui arrachant le masque à Paris, croyant découvrir son visage véritable, ont laissé à la place un trou noir qu’il comble peu à peu avec des titres de propriété, du bétail, avec cette cabane au seuil de laquelle il observe à présent comment Garay Lopez, au rythme de son cheval, devient de plus en plus petit sur l’horizon et finit par disparaître tout à fait.»

Son premier ami Garay Lopez, issu d’une riche famille de possédants, lui a ouvert les portes de la société argentine et ainsi facilité la nouvelle réussite matérielle de Bianco. Mais, du fait de la complicité sensuelle que ce dernier croit déceler entre Garay et son épouse Gina, ils vont devenir les objets de sa jalousie obsessionnelle, de ses soupçons d’infidélité impossibles à vérifier et qui pèsent sur l’identité de l’enfant que porte Gina.

Précédé d'une très belle préface de Jean-Didier Wagneur, "L'occasion" est une roman étourdissant à multiples facettes, où Juan José Saer mêle avec un talent immense la question des origines et de l’identité d’un individu et d’un pays, un roman qui sans cesse tourne autour du vide, de cette impossible vérité qui se dérobe dans les plis insondables de l‘autre et les tromperies de l’interprétation, et dans une mémoire historique faillible.

«Depuis qu’il a connu Gina, quelque chose murmure en Bianco de façon constante, accompagnant ses actes jour et nuit, que c’est une alliance contre nature et que chaque pas qu’il fait l’expose un peu plus à la bourrasque aveugle d’une force inconnue, un danger oublié en quarante ans de machinations étranges et complexes destinées à manipuler, en toute autonomie et dédain, la matière adverse du monde. Cette intuition secrète l’a poussé à considérer l’union avec Gina comme un défi, une lutte avec cette force qu’il se représente comme un piège que lui tend la matière, piège dont ses propres sentiments pour Gina sont les prolongements ou les réseaux les plus subtils

Littérature japonaise : Anne-Sylvie Homassel et Vincent Portier

Les livres présentés hier soir par Anne-Sylvie Homassel et Vincent Portier :

Notes de ma cabane de moine, Kamo no Chômei

Fricassée de galantin à la mode d’Edo, Kyôden Santô

Mornes saisons, Satô Haruo

Les Étranges incidents de Tengai, Kago Shintaro

Fugen, Ishikawa Jun

Ce n'est pas un hasard, Ryoko Sekiguchi

Narayama, Shichirô Fukazawa

Le Mal du loup, Nakajima Atsushi

 

L'ancêtre

«De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert.»

En une époque indéterminée, mais qu’on peut situer à l’aube du XVIème siècle, le narrateur, orphelin désireux de voir le monde, s’embarque, alors âgé de quinze ans, comme mousse sur un bateau en partance d’Europe et qui va accoster de l’autre côté de l’immensité bleue, dans un pays qui doit être le Brésil.
Là, débarquant aux abords d’un grand fleuve, tous ses compagnons sont massacrés mais lui est épargné. Il va vivre pendant dix ans aux côtés des Indiens, une tribu d’individus en général chastes et sobres, mais qui une fois par an sombrent dans le chaos, le massacre et l’orgie.

«Ils passaient, comme on passe de l’apathie à l’enthousiasme, non pas à une autre saison de l’année mais à un autre monde où ils oubliaient également tout, pudeur, mesure ou parenté. Ils allaient d’un monde à l’autre en passant par une zone noire qui était comme une eau d’oubli et ils traversaient, à intervalles réguliers, un lieu où toutes les limites s’effaçaient et qui les laissait au bord de l’anéantissement

Soixante ans plus tard, il cherche à transmettre par l’écriture la mémoire de cette civilisation, de ces Indiens si proches de la nature qu’ils semblent être en complicité avec l’essence du monde, de l’écologie d’une tribu convaincue qu’elle doit maintenir l’équilibre du monde, comme des gardiens de la porte du chaos, et qui seront finalement vaincus par des européens avant tout ignorants. Il veut témoigner par sa plume d’une civilisation, qui survit uniquement dans sa mémoire et qu’il tentera jusqu’au bout de déchiffrer.

«Les hommes qui habitent dans ces parages ont la couleur de la boue des rivages, comme si eux aussi avaient été engendrés par le fleuve, ce qui, des années plus tard, ferait dire au père Quesada, lorsqu’il entendrait mes descriptions, que j’avais vécu, dix années durant, sans m’en apercevoir, dans le voisinage du paradis, car il y avait encore dans la chair de ces hommes des vestiges de la boue du premier être humain, et qu’ils étaient sans doute la descendance putative d’Adam

Ce texte magnifique, librement inspiré à Juan José Saer par l’histoire du navigateur Juan Díaz de Solís, et servi par la traduction splendide de Laure Bataillon, nous plonge au cœur des origines du monde et de sa chute, et du dénuement de la condition humaine.
Comme les oeuvres de Borges, «L’Ancêtre» semble contenir en lui des milliers d’autres livres.

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. Et moi qui, plus que les autres, viens du néant à cause de ma condition orpheline, j’étais déjà prémuni depuis le début contre cette apparence de compagnie qu’est une famille ; mais cette nuit-là, ma solitude, déjà grande, devint, d’un coup, démesurée, comme si dans ce puits qui peu à peu se creuse le fond avait cédé, brusque, me laissant tomber dans le noir. Désespéré, je me couchai par terre et me mis à pleurer. A présent que je suis en train d’écrire, que les grattements de ma plume et les grincements de ma chaise sont les seuls bruits qui résonnent, nets, dans la nuit, que ma respiration inaudible et tranquille soutient ma vie, que je peux voir ma main, la main fripée d’un vieillard, glisser de gauche à droite et laisser une trainée noire à la lumière de la lampe, je m’aperçois que, souvenir d’un événement véritable ou image instantanée, sans passé ni avenir, fraîchement forgée par un délire paisible, cet enfant qui pleure dans un monde inconnu assiste, sans le savoir, à sa naissance

Véritable chef d'oeuvre, "L'Ancêtre" a été réédité par les Editions Le Tripode en Mars 2014.

L'enquête

Dans l’atmosphère tumultueuse de Paris qui précède Noël, le commissaire Morvan enquête pour retrouver un tueur en série, bourreau de vieilles dames, qui a déjà assassiné vingt-sept d’entre elles dans le même quartier. Hélas Morvan piétine, sans l’ombre d’une piste, tout en sentant confusément que la solution est très proche de lui.

«Il se sentait amer et lucide, troublé et en alerte, fatigué et déterminé. En vingt ans d’une carrière exemplaire dans la police, le commissaire Morvan n’avait jamais eu l’occasion d’affronter une telle situation : l’homme qu’il recherchait lui donnait, surtout depuis les derniers mois, une sensation de proximité et même de familiarité qui par moments l’abattait de façon inexplicable et en même temps l’encourageait à continuer ses recherches.»

Cette enquête policière classique malgré l’horreur des faits, est racontée par Pigeon Garay, exilé à Paris, en voyage en Argentine après vingt ans d’absence, lors d’un dîner en compagnie de son vieil ami Tomatis et d’un troisième individu, Soldi. Pigeon, témoin de l’enquête policière à Paris, prétend détenir et dire la vérité de cette histoire, à partir de ce qu’il a lu ou entendu dans les médias.

Tous les trois sont revenus, en navigant sur le fleuve Paraná, d’une journée passée chez la veuve de l’écrivain Washington Noriega, car ils s’intéressent à un manuscrit anonyme, un imposant roman de huit cent quinze feuillets intitulé «Sous les tentes grecques». Ils veulent tous trois ardemment découvrir l’origine et l’auteur de ce manuscrit mystérieux découvert dans les papiers de Washington. Les deux protagonistes du roman, un vieux guerrier et un jeune soldat, se rencontrent et confrontent leurs expériences de la guerre sous les murs de la ville de Troie assiégée, juste avant que le cheval ne passe les murailles.

«- Le Vieux Soldat détient la vérité de l’expérience et le Jeune Soldat la vérité de la fiction. Elles ne sont jamais identiques mais, bien qu’elles soient de nature différente, parfois elles peuvent n’être pas contradictoires, dit Pigeon.»

Avec son intrigue complexe, à différents niveaux qui s’entrecroisent à la manière d’un puzzle borgésien, «L’enquête» nous montre la multiplicité des perceptions, et la fiction comme caisse de résonance des interprétations possibles de la réalité. La résolution de l’énigme policière n’est pas le cœur du livre, même si «L’enquête» contient en son sein un véritable roman policier, avec un personnage, le commissaire Morvan, digne des maîtres du genre, car Juan Jose Saer était comme Roberto Bolaño fasciné par ce genre littéraire, mais hanté lui aussi par l’exil, l’incertitude, et par les liens entre vérité, discours et fiction.

Au-delà de l’intelligence de cette construction en abîme, la magie de la phrase-fleuve de Saer opère de nouveau, qui plonge le lecteur au cœur de ce flottement des vies lié aux tiraillements affectifs obscurs et contradictoires de chaque individu.

«Levant la tête, Pigeon a pu voir, dans un ciel encore clair où les derniers vestiges violets avaient cédé au bleu généralisé, les premières étoiles. En un éclair soudain – le bruit de l’eau, plus net que pendant le trajet parce que le moteur s’était arrêté révélant la tranquillité de la nuit, avait sans doute contribué à cette soudaine clairvoyance – il a compris pourquoi, malgré sa bonne volonté et même ses efforts, depuis qu’il est arrivé de Paris après tant d’années d’absence, son pays natal ne lui a procuré aucune émotion : c’est parce qu’il est enfin devenu adulte, et être adulte signifie justement en venir à comprendre que ce n’est pas dans son pays natal qu’on est né, mais dans un lieu plus vaste, plus neutre, ni ami ni ennemi, inconnu, que personne ne saurait appeler le sien et qui n’engendre pas l’attachement mais semble étranger, un refuge qui n’est ni d’espace, ni de terre, ni même de parole, mais plutôt et pour autant que ces mots puissent encore signifier quelque chose, physique, chimique, biologique, cosmique, et dont font partie l’invisible et le visible – depuis le bout des doigts jusqu’à l’univers étoilé ou ce qu’on peut arriver à savoir de l’invisible et du visible, et que cet ensemble qui contient les frontières même de l’inconcevable n’est pas son pays mais sa prison, abandonnée et elle-même fermée de l’extérieur – l’obscurité démesurée qui vagabonde, glaciale et ignée, hors de portée non seulement des sens, mais bien aussi de l’émotion, de la nostalgie et de la pensée.»

Glose

Les éditions Le Tripode rééditent en janvier 2015 ce roman de Juan Jose Saer en reprenant son titre original (Glosa), dans la traduction originelle exceptionnelle de Laure Bataillon, un roman qui réussit la prouesse, à partir d’un événement anecdotique qui constitue le cœur du récit - une fête d’anniversaire -, à dire la fragmentation du réel, la fragilité de l’expérience humaine, dans un récit où tout est mouvement.

Le 23 octobre 1961, Angel Leto, sur un coup de tête, décide d’aller se promener en ville plutôt que de se rendre à son bureau. Il rencontre alors une vague connaissance, le Mathématicien. Tout en cheminant ensemble dans les rues, ils vont évoquer la fête d’anniversaire organisée pour les soixante-cinq ans de Washington Noriega, à laquelle ni l’un ni l’autre n’ont assisté, le Mathématicien étant alors en voyage en Europe et Leto n’ayant pas été invité.

Dans le mouvement de la promenade, au milieu de la circulation et de l’activité des rues, au récit initial détaillé de la fête d’anniversaire, relatée par le Mathématicien qui l’a entendu d’un dénommé Bouton, vont se superposer de nouvelles versions du même événement, la version d’un certain Tomatis, rencontré également ce matin-là, celle qu’un autre ami racontera au Mathématicien dix-huit ans plus tard dans les rues de Paris, cet événement n’étant finalement qu’un prétexte pour montrer que la vérité est toujours multiple et que le réel ne saurait être figé, alors que l’environnement, et les flammèches imprévisibles de la mémoire et des émotions viennent sans cesse assaillir les représentations humaines.

«Maintenant, depuis qu’ils se sont mis à parcourir ensemble la rue droite sur le trottoir à l’ombre, un nouveau lien, impalpable également, les apparente : les souvenirs faux d’un endroit qu’ils n’ont jamais vu, d’événements auxquels ils n’ont jamais assisté et de personnes qu’ils n’ont jamais rencontrées, d’une journée de fin d’hiver qui n’est pas inscrite dans leur expérience mais qui émerge, intense dans la mémoire, la tonnelle éclairée, la rencontre du Chat et de Bouton aux Beaux-Arts, Noca revenant de la rivière avec ses corbeilles de poissons, le cheval qui trébuche, Cohen qui remue les braises, Beatriz qui roule toujours une cigarette, la bière dorée avec un col d’écume blanche, Basso et Bouton bêchant au fond du jardin, ombres qui bougent confuses dans la tombée du jour et qu’ensuite la nuit engloutit

Rapporté par un narrateur distant, spectateur souvent ironique de ce que se joue, le roman se déploie, comme le flux de multiples courants de pensées, émotions et interactions qui s’entrecroisent, autour des différents récits de l’anniversaire, des incidents qui émaillent la promenade, et de la vie des protagonistes, révélant avec une infinie subtilité l’écart entre les événements et leurs représentations, les sensations de perturbation et de perfection fugaces qui se succèdent, et l’instabilité de la vie, permanente et chaotique dérive.

«Glose» est organisé en trois parties, découpage mathématique de la distance parcourue par les marcheurs (Les premiers sept cent mètres, Les sept cent mètres suivants, Les derniers sept cent mètres), clin d’œil qui donne l’illusion d’une promenade linéaire tandis que le roman, au fil des digressions sur le passé et l’avenir des personnages, s’assombrit en évoquant l’histoire de l’Argentine, la répression et la torture.

Construction littéraire parfaite et récit bouleversant, «Glose» est une joie et une expérience de lecture rarissime, comme le dit magnifiquement Jean-Hubert Gailliot dans la préface.
«Car attention, lectrice ou lecteur, l’objet qui est à présent entre tes mains appartient à cette infime minorité de livres capables, une fois qu’on les a lus, non seulement d’influer la suite de notre existence, mais de modifier rétrospectivement ce qu’on pensait avoir vécu «avant de les avoir lus». Jusqu’alors, peu de lectures avaient eu sur moi cet effet, et aucun avec cette force

Nocturama

Un puissant flow poétique onirique, habité de redoutable réel halluciné.

Publié en 2014 dans la nouvelle collection POC ! de l’éditeur toulousain Le Grand Os, le deuxième texte publié de l’Ardennais G.Mar propose une passionnante expérience de construction d’une prose onirique ardente, qui renvoie fort justement au sous-titre de ce « Nocturama » : « Textes-rêves & hypnagogies ».

Mêlant en un flot liquide qui, sous l’apparence du spontané et de l’aléatoire, développe soigneusement une construction rigoureuse associant redoutables images du monde, rebattues ou cachées, et potentielles idiosyncrasies d’un auteur au sommeil éveillé, ces rêves cauchemardesques et ces délires idylliques substituent aisément une lecture sociale et politique de la culture telle qu’elle va à une présence par trop intime, illuminations (Rimbaud, comme le rappelle Claro, irriguant largement ce texte) autrement plus éclairantes qu’une exploration freudienne ressassée d’un inconscient qui l’est de moins en moins.

- des hommes poussent des caddys remplis de sacs aux couleurs d’un supermarché discount à travers les faubourgs les plus reculés d’une ville du Nord de la France – je les suis entouré d’un bataillon d’enfants crasseux vers leurs bidonvilles – les femmes les attendent avec la récolte de leurs mendicités et les accueillent de leurs cris tel un regroupement de goélands autour du cadavre d’un phoque échoué sur la grève – c’est un chant obsédant et sans âge – la traduction mélancolique d’une vieille douleur – des chiens attachés aux essieux de leurs caravanes tirent comme des damnés sur leurs chaînes et s’étranglent et aboient au milieu d’un tas de détritus et d’objets de récupération – nous franchissons les portes invisibles du royaume de Cham – c’est un bidonville – j’ai la vision très précise des villes de demain – un pressentiment de pauvreté exponentielle qui finira par modeler la surface de la Terre à son image – insalubre -

Flow saisissant, mobilisant ses décors de flamme et de fureur pour mieux offrir ses rares haltes haletantes et toujours comme menacées, pétri du contemporain glacé comme de l’historique halluciné, « Nocturama » offre une rare expérience à la lectrice ou au lecteur, dans laquelle il faut s’immerger, sans espoir de relaxation, la crainte au cœur, la poésie et la beauté explosant à chaque ligne dans d’incrédules neurones.

Faux décor d’alpages recouverts de neige, nous en avons jusqu’aux genoux, ne percevant à mi-pente, où nous nous trouvons ma femme et moi ni les sommets ni le fond des vallées dissimulés par une brume condensant en son sein un trop-plein de lumière (sous forme d’une nébuleuse ovoïde) – univers étrangement statique – aucun repère visible pour prendre la mesure de notre avancée nous arpentons un désert fait de poudreuse et de glace – pas lents menés main dans la main loin des obligations professionnelles qui font la substance moribonde de notre quotidien ces derniers temps – nous voici enfin en vacance – nous peinons à nous frayer un chemin dans la neige – la trace de nos pas – blanc sur blanc – disparaît à chaque enjambée derrière nous – seuls et comme le premier couple humain découvrant une nouvelle Islande – heureux de nous trouver seuls – enfin !