Libraire d'un soir : Claro
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Publié en 2010 chez Actes Sud, « CosmoZ », le dixième roman de Claro apparaît sans doute (et c’est encore plus manifeste à la relecture, et avec deux autres romans publiés depuis, « Tous les diamants du ciel » et « Dans la queue le venin ») comme l’impressionnante clé de voûte d’une œuvre qui se déploie depuis quelques années dans plusieurs directions cardinales.
« CosmoZ » poursuit – treize ans après sa première phase – un projet dont l’on pourrait tenter de définir l’une des lignes maîtresses comme la synthèse multi-mythologique des époques, continues ou discontinues, qui ont constitué notre présent, synthèse qui suppose de ne pas se contenter d’aligner les témoignages mythiques, mais de les distiller dans quelque cornue littéraire pour en extraire le véritable suc, évident ou dissimulé. « Livre XIX » (1997) traçait le chemin d’un certain XIXème siècle (1795-1885, environ) à l’aune de vignettes subtilement agencées, dont le caractère hétéroclite apparent révélait pourtant, par le jeu de leurs juxtapositions et de leurs superpositions partielles, un fil secret dans le désordre des contingences.
« CosmoZ » démontre irrésistiblement – et pour l’immense plaisir, un tantinet pervers, de la lectrice ou du lecteur – qu’en ce qui concerne le « premier » XXème siècle (1890-1955, environ), ce fil conducteur peut être celui de la mythologie, apparemment à destination des enfants, créée ex nihilo ou presque, à l’orée de la période, par L. Frank Baum et son « Magicien d’Oz » (1900) – mythologie qui développera toute sa puissance, déjà respectable alors, avec le film MGM de 1939, « film le plus connu » par les Américains jusqu’en 1990.
Tu t’appelles Dorothy, tu es une petite fille et tu vis au Kansas, au milieu des grandes plaines grises, avec ton oncle et ta tante, eux aussi gris, et seul ton petit chien Toto n’est pas gris, son poil est noir et soyeux, il te fait rire, d’un rire dont tu aurais du mal à déterminer la couleur, mais qui, correctement nuancé, devrait pouvoir t’aider à surmonter tout ce gris. Tu portes une robe chasuble sur une blouse à bavette en gaze crème avec des manches bouffantes taillées dans un ricrac bleu. Tu vis au Kansas avec ta tante et ton oncle.
Tante Em est une femme grise qui a engrangé les années dans les rides de son front et les volutes de son chignon, elle ferme les portes d’un coup de hanche, calme la pâte du battant de sa paume et lève les yeux au ciel dès qu’une pensée en amène une autre sans l’avoir consultée auparavant. Oncle Henry et elle forment un couple qui ne produit aucune force, à eux deux ils semblent au contraire absorber le peu d’énergie que leurs mouvements dégagent, et l’espace qu’ils entament se referme sur eux avec un naturel déconcertant. leurs vieillesses conjointes s’additionnent, et l’affection qui les lie dépasse de beaucoup le peu d’égards que chacun a pour soi-même. Tu espères ne jamais devenir comme eux, rester à jamais une unité réfractaire aux opérations, aussi séduisantes soient-elles.
Tu t’appelles Dorothy et le gris est une nuance dont tu ne veux pour rien au monde, ni dans tes cheveux ni dans tes projets.
Comme dans « Livre XIX », et comme plus tard dans « Tous les diamants du ciel » (qui peut largement se lire, à bien des égards, comme une « suite » de « CosmoZ », s’attachant à la période 1950-1990, environ), le décodage monolithique d’un tissu mythique unique, ou même sa réécriture, aussi subtile soit-elle, ne pourraient suffire à la tentative menée ici. Il s’agit bien d’insuffler dans le creuset du mythe d’origine les éléments nécessaires à l’accomplissement complet de sa mission, qu’il faudra aller glaner dans un en-dehors infiniment réel, qu’il soit littéraire et culturel, ou bien, très rapidement, historique, militaire, concentrationnaire et nucléaire.
Grâce au potentiel métaphorique de la tornade, qui secoue et disperse, les personnages essentiels du « Magicien d’Oz », Dorothy, Toto, les Munchkins, l’Épouvantail, le Bûcheron de fer blanc, le Lion, et bien d’autres, vont pouvoir acquérir, directement ou indirectement, projections fantastiques ou émanations à nouveau métaphoriques, leurs doubles physiques, émissaires lâchés dans le réel pour y collecter, à leur corps défendant et à leur âme saignante (sans parler de leurs gencives), les compléments indispensables à la pleine réalisation de ce que L. Frank Baum ne pouvait savoir qu’il devait exprimer.
Après avoir reçu l’assentiment du coude paternel entre les côtes, l’enfant dégage, docile, sa main de l’étau maternel et s’avance vers le Dr Bergfield, lequel, auréolé d’un parfum d’éther et de nicotine (et d’autre chose, aussi), a encore les pensées tout occupées par les seins de son assistante, Miss Glinda – celle-ci se tient en retrait derrière lui, vibratile, tel un orgasme indécis.
Le petit Baum grimace et déglutit, embarrassé par la tumeur nichée dans les alvéoles à vif de sa langue, raison de sa présence en ces lieux. Cela fait onze jours et onze nuits qu’il la sent croître et durcir – s’il boit de l’orgeat il souffre, mastiquer l’élance, quant à parler autant sucer des orties. (La tumeur – le sait-il seulement ? – est ancienne, elle anticipe sa naissance et a dû hanter le suc maternel ou la semence paternelle avant d’investir l’utérus puis de remonter par le gras conduit de l’ombilic jusqu’au fœtus ignare, scrutant et testant la moindre différenciation cellulaire, et ce afin d’élire son domicile nécrosant dans l’appendice lingual, la muqueuse hôte, sa cible.) Il est temps de crever l’abcès, a décrété le père, aussitôt gratifié d’un regard creux de son épouse.
La figure centrale restera bien ainsi celle de Dorothy, fillette trop vite grandie, héroïne malgré elle et comme par inadvertance, gentille, courageuse et résolue parfois, mais ne saisissant guère les tenants et les aboutissants de ce qui se passe autour d’elle, ni dans l’œuvre de L. Frank Baum, ni dans les péripéties que lui impose Claro, pour la compléter, démiurge spinoziste, dans son être véritable, que ce soit en infirmière de la première guerre mondiale, assistant au rafistolage d’Oscar Crow l’épouvantail et de Nick Chopper le bûcheron, en ouvrière d’une fabrique de montres découvrant les joies alors inconnues du radium donnant leur luminescence aux aiguilles, ou en doublure absence de lumière de Judy Garland sous la houlette du machiavélique entrepreneur Léo Singer.
C’est un très long voyage, une migration vers d’autres états de conscience, d’autres conditions de déperdition. D’autres pulsions, aussi. Dorothy reste Dorothy mais elle devient également toutes sortes de femmes possibles, la voilà infirmière au chevet d’invalides de guerre, le visage penché sur des corps décousus, diminués, furieux d’être encore ; puis Dorothy s’envole, elle laisse passer sous elle l’océan susceptible ; elle est désormais ouvrière dans un atelier d’horlogerie, occupée à sucer la pointe de pinceaux nimbés de radium, mais les aiguilles tournent, déjà un orage remodèle le paysage des rues et des champs, elle perd des amis, gagne des soucis, travaille dans la quincaillerie familiale et vend des aspirateurs, du grillage pour poulailler, du barbelé au mètre, elle prolonge son avenir au-delà du raisonnable, fait exploser le monde et puis meurt, renaît et oublie, accomplit des milliers de gestes en un seul mouvement et échafaude cent stratégies d’une seule décision.
Toto l’accompagne partout, il mord son ombre chaque fois qu’elle court un danger pour réveiller en elle cette vigilance qui est comme l’armature de son être. S’est-elle jamais demandé pourquoi les chiens tournaient toujours au moins une fois sur eux-mêmes avant de s’allonger ? Pense-t-elle qu’ils s’assurent ainsi qu’aucun prédateur ne menace leur territoire ? Faux. Les chiens tournent sur eux-mêmes dans le sens contraire de la rotation terrestre, afin de contrebalancer cette entropie qui nous entraîne vers le chaos. Ils reculent d’un tour, par une sorte de prudence horlogère, et de la sorte sont en avance, et non en retard, sur la catastrophe à laquelle nous vouons tous nos espoirs.
Ce qui permet à ce projet romanesque d’une folle ambition de tenir, de se développer, et de contraindre le réel de ces cinquante années à entrer dans « Oz », au-delà de l’imagination de Claro, qui force le respect et la joie au long de ces 480 pages, au-delà de sa capacité, exceptionnelle, à traquer les ingrédients à inclure (parmi lesquels il faut citer, un peu en désordre, mais tous d’une nécessité sans faille, les tranchées de la première guerre mondiale, les folies eugénistes américaines et allemandes de l’entre-deux-guerres, les freak shows de l’industrie du divertissement de masse, les camps de concentration nazis, ou encore la révélation partielle du pouvoir de l’atome) pour donner à « Oz » sa réalité idéologique et pratique, c’est bien son écriture : aussi à l’aise dans les récits oniriques inspirés par le pavot de L. Frank Baum que dans des traversées atlantiques, verniennes en diable, en aérostat, dans la recension parodique du « Freaks » de Tod Browning que dans la compilation savante des travaux maladifs d’hygiène sociale et raciale de Charles Davenport, dans la transcription d’un interrogatoire par le F.B.I. que dans la description d’un avant-poste et d’une tranchée, dans le journal intime d’un interné psychiatrique que dans les souvenirs bizarrement presque amusés de survivants de l’Holocauste, Claro extrait de chaque phrase, jouant des ressources de la langue – et notamment des doubles (ou triples) sens – en maître, un mélange détonant d’humour et de tragédie, de noirceur et de légèreté, pour offrir à la lectrice et au lecteur un déconcertant et précieux cocktail vital de ces heures sombres de l’inhumanité affleurant alors sous chaque paillette hollywoodienne et sous chaque ukase pseudo-scientifique.
Baum-ratata-baum ! La tranchée absorbait tout – la pluie, les cris des blessés, le sifflement des obus, le claquement des tirs et jusqu’à l’espoir de revoir le jour. Les flancs de boue, insuffisamment étayés par des planches de bois et même quelques cadavres roides, ruisselaient d’une terre rougie qui charriait de tout, des doigts, des briquets, des boutons, lesquels disparaissaient aussitôt dans les trente centimètres d’eau que la terre suçait régulièrement en crachotant. La dernière offensive allemande avait été repoussée cinq heures plus tôt et les hommes du sergent Drane s’efforçaient de ne pas trop compter les absents, comme s’ils risquaient de s’apercevoir, contre toute raison, qu’ils en faisaient eux-mêmes partie. L’horizon avait été remplacé depuis des semaines par l’ingrate portée des barbelés et, quand le ciel tentait quelques simagrées pyrotechniques, il était vite ridiculisé par les tirs de mortier et les giclées livides des projecteurs de casemate.
Avec « CosmoZ », Claro prouve aisément au lecteur que la littérature française contemporaine compte bien en son sein au moins un auteur jouant nettement dans la cour des plus grands Américains contemporains, qu’ils soient le Pynchon de « L’arc-en-ciel de la gravité », le Gass du « Tunnel » ou du « Musée de l’inhumanité », ou encore le Vollmann de « Central Europe », pour ne citer que quelques géants. Il reste à souhaiter que toujours davantage de lectrices et de lecteurs s’en emparent avec délices, et que les travaux universitaires pointus que mérite indéniablement cette œuvre se déroulent sans tarder.
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Publié en février 2015 chez l’Arbre Vengeur, le douzième roman de Claro réussit à nouveau cette démonstration de véritable platine à double action (voire triple action, si cela existait pour les armes de combat) qui est l’une de ses passionnantes marques de fabrique depuis déjà un moment.
En première et réjouissante lecture, « Dans la queue le venin » nous offre un conte érotique enjoué, audacieux, décapant, riche en scènes de sexe, tendre et physique, assumées le sourire aux lèvres, entre Paris et Istanbul, et dans l’avion qui joint les deux cités le temps d’un transport, alliant la jouissance procurée par un environnement à découvrir – dont il s’agit de profiter pleinement – à celles issues du corps sensible et du cerveau rêveur. Cette écriture-là, parvenant à se tenir à distance tant de la pornographie que de la mièvrerie, n’est déjà pas une mince affaire.
Dans l’avion qui l’emporte, que dis-je, qui la transporte jusqu’aux portes d’Istanbul, la fringante Pomponette Iconodoule – et je te jure, lecteur, que c’est là son véritable alias ! – s’interroge. Et par là même interroge en elle tout locataire d’ici-bas voué aux errances. Elle se demande bien, se demande mal aussi, pourquoi elle a choisi, en guise de destination, pour ne pas dire de destinée, Istanbul plutôt que Culmont-Chalandrey ou Chicago, quand soudain ! cliqueti cliqueta ! un bruit de glaçons qui dansent, de bouteilles riquiquis qui cliquettent (tels de tintinnabulesques clitoris, pense, musicale, Pomponette), le frou-frou celluloïdal de micro sandwiches emballés, les puissants bâillements des journaux internationaux déployant leurs ailes mouchetées de caractères noirs et boursiers, bref, une symphonie qu’aucune baguette ne saurait dompter et qui s’accompagne d’une ola d’affamés humains entassés dans l’habitacle de l’avion : les têtes sortent de la haie des rangées, gîtent comme sous l’effet d’une brise, puis se superposent dans la perspective qui mène au chariot attendu : c’est l’heure de la collation, et le personnel navigant, telle une mère pélican prenant conscience mais comme à regret de ses devoirs, s’en va nourrir, avec une régularité métronomique, l’ensemble de sa couvée ceinturée, se voûtant se relevant avec cette grâce qu’on sait fortuite et nécessaire.
Immédiatement sous cette première lecture, l’accompagnant peut-être à chaque pas et à chaque halètement, un éclat émancipateur vibre déjà, joliment dévastateur, parvenant à inscrire, paradoxalement en un lieu largement décoré de minarets et où chantent puissamment les muezzins – les religions du Livre n’étant le plus souvent guère portées à la joyeuse gaudriole qui détourne de tâches adoratrices jugées plus nécessaires et plus conformes -, les libertés de penser, d’agir et de jouir (beaucoup), parmi les alertes pérégrinations de l’héroïne, légère et court-vêtue, ardente instigatrice de l’action à coup sûr, mais ne se souciant visiblement ni de probité candide ni de lin blanc. Être une femme libérée serait ainsi plus facile – il s’agit d’un conte, le ton enjoué et les contingences tenues à distance ne nous le laissent pas oublier.
Les trous d’air sont là pour nous rappeler que l’atmosphère terrestre est un vide mal entretenu, truffé d’invisibles nids-de-poule et sujet à d’inconfortables dérapages aériens. Aucun amortissage moelleux à espérer du côté des couettes pâlottes qu’ils survolent actuellement. La couverture nuageuse est comme la tendresse humaine : de loin elle rassure, mais à peine éprouve-t-on sa résistance qu’elle se disperse en lâches lambeaux. leur avion doit survoler l’Italie, ou la Bulgarie, peu importe, Paris n’est déjà plus qu’un pois chiche à l’ouest de l’Occident, une bourgade livrée aux touristes et aux désœuvrés, une cité étanche à l’amour et rétive aux minarets. Et sweet Pomponette de soupirer comme on souffle une bougie d’anniversaire en trop : elle ne connaît en effet de la Turquie que l’ombre virtuelle de la Corne d’Or, entrevue sous des draps tendus, à même le cuir enivrant d’un amant provisoire, le peu loquace Soliman Rastaquouère. C’est dire si son ignorance est torride.
La troisième balle tirée par ce roman pourtant ramassé, avec ses 150 pages, est pourtant sans doute la plus décisive : Claro donne toute sa puissance d’écriture lorsque percent, dans sa trame minutieusement agencée sous ses airs cavaliers, les défis intellectuels et les contraintes langagières domptées au fil des pages.
Déterminer le nombre d’anecdotes apparentes et le degré de torsion à exercer sur elles pour faire émerger un sens neuf et complet du XIXème siècle (« Livre XIX »), inventer le langage propre de la fée électricité confrontée à sa plus atroce mission (« Chair électrique »), confronter, loin des parapluies, des machines à coudre et des tables de dissection, les innombrables grains de sable – solidifié en béton ou non – du bunker du sniper aux innombrables serpents de la chevelure de Méduse (« Bunker anatomie »), extraire d’un magique coup de sonde spatiale l’architecture intime d’une culture musicale (« Black Box Beatles »), imaginer le roman flaubertien se mettant à vivre et parler de lui-même, sans le secours direct de ses personnages (« Madman Bovary »), insérer l’exact tissu de mythes supplémentaires à l’intérieur d’un mythe américain moderne, fondateur, pour parvenir à décrire l’intégralité du premier XXème siècle (« CosmoZ »), tester à ses limites la capacité d’une même phrase à absorber, en superposition, le nombre le plus élevé possible de registres lexicaux, pour lui donner son abyssale résonance interne et toute la substance du deuxième XXème siècle (« Tous les diamants du ciel ») : ce sont ces défis proposés – avoués ou non – et relevés qui permettent à Claro d’atteindre cette écriture d’une justesse poétique si rarissime.
L’auteur se garde de tout manifeste littéraire, ne revendique ni école ni chapelle, mais la vigueur et la clarté avec lesquelles il expose ses goûts et ses dégoûts dans l’indispensable « Cannibale lecteur » l’en dispense aisément, lui, vis-à-vis du lecteur curieux. Dans cette perspective, « Dans la queue le venin » se livre à chaque page à une impitoyable et salutaire démonstration : derrière chaque cliché (langagier ou touristique), derrière chaque métaphore apparemment usée jusqu’à la corde, derrière chaque comparaison potentiellement abusive, présentées ici par joueurs et drôles wagons entiers, l’écrivain maîtrisant son art et digne de sa quête peut détecter, extraire, puis faire discrètement et subtilement briller, un sens véritable, un jeu différent avec les mots, une idée neuve, un écho qui désarçonne l’habitude et le réflexe conditionné.
Loin de la bouillie stomacale, digérée avant même d’avoir pu effleurer le palais, à laquelle se réduit une toujours trop grande part de la littérature dite « à succès », loin d’un ésotérisme gratuit et obscur qu’une autre littérature revendique trop aisément pour masquer son absence d’ambition et de pensée, la contrainte dissimulée et l’obstacle apparent créent une fois de plus ici l’authentique poésie, indépendamment du sujet mais néanmoins en étroite résonance avec lui. Une fois soigneusement tordus et redressés, les moindres clichés de l’amour, du sexe et du voyage prennent ici l’éclat neuf de la vraie écriture en action, et justifient pleinement notre enthousiasme de lectrice ou de lecteur.
Les villes, les vraies villes, celles qui n’ont pas encore succombé aux purifications techniques, sont pareilles aux corps livrés aux visitations du stupre, elles sentent, et sentent fort, elles sont senteurs et même âcretés, elles marient le paprika et le moisi, l’urine et l’essence, la pierre froide et le fer rouillé, la merde et le lilas, comme nous elles se laissent aller et en font trop, vieillissent en résistant, s’épanouissent au milieu des effluves de cocaïne et de menstrues, de paille roussie et de laine imbibée, ivres de couleurs et d’éjaculations sonores, et tant pis si parfois ça pue, tant si tout n’est ni hommage aux roses de Saadi ni souvenirs d’encens, car les villes ne se lavent guère et nous trimballent du lupanar des espoirs à l’abattoir des regrets sans prendre la peine de nous essuyer la mémoire.
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Publié en 2013, traduit en français en 2015 par Claro dans la collection Lot 49 du Cherche-Midi, « Le musée de l’inhumanité » est le troisième roman de William H. Gass, dix-huit ans après « Le tunnel » et quarante-sept ans après « La chance d’Omensetter ».
Si « Le tunnel » déployait sa formidable fleur vénéneuse en passant en revue approfondie, orientée et subreptice – quand cela semblait pouvoir arranger son narrateur si délétère -, « la culpabilité et l’innocence dans l’Allemagne d’Hitler », « Le musée de l’inhumanité » se sert de la deuxième guerre mondiale et de l’horreur nazie comme d’un simple mais puissant marchepied pour nous projeter dans une narration beaucoup plus organisée en apparence que le soliloque piégeux et ô combien retors de William Frederick Kohler, mais s’attaquant cette fois à une culpabilité humaine d’un ordre de magnitude encore supérieur (prouvant ainsi que cela était possible), proposant un cadre familier, presque toujours volontairement banal, effacé ou anodin, pour mieux nous saisir par l’irruption de certains personnages décapants dans leur redoutable variété (même lorsque leur acidité est d’abord imperceptible), et mieux nous imposer un vertige presque insoutenable, que seuls l’humour et l’incongru qui hantent ces 570 pages nous permettent d’assimiler pleinement.
Les nouvelles conféraient un poids moral à Ray : les progrès victorieux de la guerre – ou son issue catastrophique, selon Nita, qui ne reniait rien de ses attaches autrichiennes -, des nouvelles qui justifiaient ses pressentiments, qui étayaient de plus en plus ses sévères jugements et rendaient l’étrange exode de sa famille aussi extralucide que les dires d’une sibylle. Tu as peut-être l’air pure parce que tu sens le savon, disait-il, mais je suis pur des deux côtés de ma conscience ; tes mains sont peut-être ridées à force de lessives, mais les miennes sont plus lisses et plus blanches que du papier. Il exposa ses paumes. On peut voir à travers. Le travail accompli par ces mains n’a rien de honteux ; par conséquent, je ne puis être autrichien ; les mains d’un Autrichien devraient être avalées par ses manches. Et toi aussi tu peux jouir d’un cœur serein. Nita opina sans acquiescer. Son mari pensa si fort « grâce à moi » qu’elle crut l’entendre. Mon cœur a été kidnappé, dit-elle, emporté avec mes bébés dans un monde de désastres. J’aurais pu vivre dans mon village une vie paisible et inoffensive… et tendre ma main au premier venu. Ray grimaça sans démentir. Tu aurais serré des mains qui s’enrichissent, insista-t-il, qui fabriquent des engins de guerre ; qui rapportent à la police ; qui aident les rafles ; qui commettent des meurtres ; les mains d’un oncle qui ravitaille des troupes, les mains d’un cousin qui conduit un camion, d’un neveu qui vend des habits. Tu n’en saurais rien : rien du fils du voisin qui a abattu des gitans, des homos, des Juifs, et du dentiste qui a arraché l’or de leurs dents. Les nazis cultivaient tant d’alliés sournois. Tu aurais rencontré dans une rue de Graz où tu serais allée acheter un chapeau – untel, celui-ci. Tu te serais assise sur une banquette dans le même train. Tu n’aurais pas regardé par la fenêtre mais feint de lire alors que le train passait devant des barbelés, des arbres abattus, un camp. Tu aurais souri à un homme qui a fabriqué ce barbelé, qui a parlé dans un mégaphone, qui a abusé de femmes emprisonnées. Ça souillerait même des mains bien propres et réduirait à néant le penchant qu’a la nature pour les mains pâles, puisque même les paumes d’un Nègre sont roses. Tes doigts gracieux ne seraient pas noueux du fait d’un labeur honnête ; ils prendraient lentement l’aspect de serres. Désirer la nationalité autrichienne, c’est accepter les actes des assassins, adhérer tacitement – mon Dieu – au meurtre et au massacre. Maintenant que tu n’es plus Nita, te voilà affranchie de ces répugnantes contaminations. Ne les laisse pas devenir comme le lichen sur ces pierres en pleine forêt, qu’on ne voit ni ne remarque, ou qui ne choque plus comme l’humidité persistante sur les pierres de Vienne, ses kiosques recouverts d’affiches, ses rues grises. Pour le pur, pour l’apatride, ma Nita, tout est possible.
Joseph Skizzen a émigré aux États-Unis, enfant, après la deuxième guerre mondiale, en compagnie de sa mère Miriam et de sa sœur Deborah. Leur père Rudi a fait fuir toute la famille d’Autriche avant-guerre, sous l’impulsion d’une extraordinaire et paradoxale intuition, anticipant avec force la culpabilité qui s’étendrait sur les acteurs et les spectateurs passivement complices des atrocités nazies. Ils se sont ainsi fait passer pour Juifs afin d’obtenir un statut modeste mais réel de réfugiés en Angleterre, où ils vivent le Blitz de 1940 comme celui des V1 puis des V2. Démasqués par leur communauté juste après la fin du conflit, ils sont contraints de se reconvertir d’urgence en « Anglais moyens », quoique se retrouvant apatrides de fait, avant que Rudi ne disparaisse dans la nature après un gain miraculeux aux paris hippiques. Joseph, Miriam et Deborah, abandonnés, finissent par être acceptés par les États-Unis, et échouent au fin fond de l’Ohio. C’est là que le récit de William H. Gass commence véritablement, les faits exposés servant de prologue et de multi-traumatisme fondateur.
Épousant chaque pensée de son narrateur, sous ses deux incarnations Joey (jeune) et Joseph (adulte), dont les combinaisons et substitutions peuvent être plus complexes qu’il n’y paraît d’abord, William H. Gass nous propose la fusion et l’entrelacement de trois œuvres : le roman d’apprentissage du jeune Joey apprenant à devenir un Américain le plus discret possible et à trouver une place dans cet univers, tandis que sa mère Miriam broie de noirs regrets et que sa sœur Deborah, a contrario, devient très vite la pom pom girl idéale ; le quotidien du professeur universitaire de musique qu’il est « miraculeusement » devenu, la manière dont il vit à l’intérieur de ce système à la fois spécifique et emblématique (qui constituait déjà une partie essentielle de la trame embrumée du « Tunnel »), et ce que sa spécialisation autodidacte en musique classico-contemporaine lui transmet en termes de vision du monde ; et enfin, l’infinie ratiocination d’une métaphysique du crime qui est sa véritable occupation, et sa motivation profonde, sous la double forme de la constitution, par collages d’articles et superpositions d’images dans son grenier (décor évoquant d’ailleurs, par la bouche même de Joseph, celui de l’antre de quelque serial killer hollywoodien), du « musée de l’inhumanité » qui donne son titre français à l’œuvre, et de la réécriture sans fin, du perfectionnement permanent, de la phrase « La crainte que la race humaine ne survive pas a été remplacée par la crainte qu’elle perdure », chaque nouvelle tentative amenant son nouveau lot d’éléments et de réflexions pour justifier le choix retenu.
La pensée que l’humanité puisse ne pas perdurer a été remplacée par la peur qu’elle s’en sorte.
Traversant le terrain d’un bout à l’autre, le Jugement dernier faillit presque remporter le match autrefois. Ce fut un demi-cataclysme – un clysme, donc. Un essai non transformé. Un tiers du monde tomba malade au cours des trois années où sévit la peste noire : 1348, 1349, 1350. Et la peste abattit quatre fois sa faux, réduisant au final l’Europe à la moitié de ce qu’elle avait été au siècle précédent : en 1388, 1389, 1390. On pensait alors que la maladie était le Malin devenu armée. On disait que c’était le siècle de Satan. Diabolus in musica. C’était avant la troisième bataille d’Ypres. La population de la planète diminua d’un cinquième.
Ceux qui contractèrent la peste et survécurent : ils indiquaient à Joseph Skizzen la fâcheuse éventualité que l’homme pût se défiler à l’heure de l’Apocalypse, un mort par seconde ne suffisant pas, et réchapper au carnage, esquiver les meutes de météores, croupir dans des bunkers pendant tout le temps d’une guerre totale tandis que les canons râlaient pour saluer notre dernier souffle comme si l’horreur était une cérémonie, puis en sortir pour chanter les bombes qui explosent, supporter les rafales de millions d’armes aux détentes amoureusement pressées jusqu’à complet épuisement des munitions de toutes les nations, quand toutes les balles domestiques auront détruit jusqu’au dernier voisin en vie, et dans le silence qui suivrait la saignée on entendrait seulement s’écrouler, pierre après pierre, les palais de la finance, d’innombrables aspirateurs, obéissant à leurs propres commandements, avalant les mensonges officiels, les contrats hurlant telles des salades qu’on cisèle, les hauts cris des crucifixions bienveillantes portés par le vent comme une ode, le grincement de toutes les roues qu’on désinvente, les brèves protestations des néons qui s’éteignent, des fils dénervés ; le ralentissement de toutes les fonctions se ferait pourtant en silence, la merde récoltée dans les rues afin d’être réchauffée dans d’aberrants fours à micro-ondes, les maladies proliférant et se disputant les victimes, les machines s’épuisant puis calant sans même soupirer, jusqu’à ce que le calme pesant de la guerre achevée soit brisé par… par quoi ? Pouvons-nous imaginer des furoncles fermenter et fuser de chaque œil survivant… le pus accumulé de la perception ? Une pétarade, mais laquelle ? Celle de trompettes recrachant vingt siècles de bruit inepte à la face d’un monde déjà assourdi… Quel serait ce son, exactement ? Une vocifération faisant frémir les clous déjà fichés dans la fente du bois, puis… puis, alors que ce son leur parvient par la fenêtre, les maisons qui se soulèvent et s’affaissent sur elles-mêmes, libérées de leur socle telle la chair d’un corset ; mais de chaque tas de gravats, des ruines fumantes, des fossés remplis de cadavres consanguins, pourrait ramper alors un survivant – il était ce survivant, Joseph Skizzen, diafoirus et musicien – quelqu’un né des ruines comme les mouches de l’ordure ; et d’une grotte ou d’un bosquet d’arbres châtrés émergerait une créature capable de survivre à un régime de soupe visqueuse, voire de ses propres entrailles, et malgré toutes les catastrophes imaginables de sauver au moins un vestige de sa race avec la force, l’intérêt, le cran, de continuer à niquer, à niquer comme un croisé chrétien, la bite encore bien roide, et assez de sperme pour engendrer, niquer encore, même amputé d’une jambe, même boiteux, niquer toujours, la langue tranchée, niquer, un œil en moins, niquer, afin de se multiplier, d’abord pour se répandre puis pour se rassembler, conférer, s’interroger, inventer, philosopher, accumuler, comploter – et s’interroger, pourquoi ce châtiment ? Se demander : pourquoi cette douleur ? Pourquoi avons-nous – parmi les nous qui furent – survécu ? Qu’a-t-il été accompli qui n’aurait pu l’être autrement ? À quoi bon des bébés si c’est pour les emballer brutalement dans la terre ? Qui d’entre nous a trahi notre foi ? Comment expliquer notre déveine ? Quel plan divin fut accompli par ce désastre ? Pourquoi les anciens ont-ils été torturés par les morts qu’ils étaient sur le point de pleurer ? Pourquoi ?… Mais n’étions-nous pas spéciaux ? Nous autres, les rescapés, sans un arbre où grimper, nous qui avons été épargnés, sauvés en vue d’un instant de splendeur ! Se voir remettre le trophée, accorder un prix ; parce que le Livre des Livres, en lequel nous avions foi, nous autres pauvres fous, affirmait que quelques-uns seraient sauvés ; parce que les bons, les grands, les bien nés et les mieux introduits, les riches et les gloires de ce monde, s’en sortiraient, et… et… nous y croyions, nous le savions, Dieu veille à notre heureux dénouement, il y veille, y veillera, s’il n’est pas déjà repu, s’il ne décide pas de nous plumer le dos, la tête et le bec, à nous autres pathétiques alouettes.
De cette matière d’une densité historique, culturelle et philosophique éblouissante, William H. Gass parvient à extraire, miracle de l’écriture, un roman à la fois vertigineux et confondant de légèreté comme d’humour. Autour de ce « do central », ce « Middle C » du titre anglais dont même la superbe traduction, d’une invraisemblable habileté, construite par Claro, ne pouvait rendre toute la subtile ambiguïté, touche du milieu du clavier du piano, pierre de touche de la gamme diatonique, évoquant pourtant nettement la classe moyenne, fantomatique « middle class » et humanité moyenne qui est bien l’un des enjeux essentiels du roman, aussi bien que, sous son autre nom de « C4?, l’un des plus puissants explosifs non nucléaires existants, autour de cette note résonnant tout au long des 573 pages (et fournissant plus que le prétexte à deux extraordinaires leçons de musique, glissées savamment au moment opportun), l’auteur convoque une galerie restreinte de personnages qui sont loin de n’être que les faire-valoir comiques de Joseph Skizzen : propriétaire obèse de trois casses automobiles léguées par son mari et par ailleurs aussi brillante que caustique soprano de la paroisse, bibliothécaire en chef aux allures ambiguës d’adjudant-chef et de harceleuse sexuelle, disquaire paternaliste se laissant rouler dans la farine par un bien mauvais sujet, doyen d’université confit dans sa rigueur religieuse et son auto-justification permanente, bibliothécaire adjointe capable aussi bien de ressusciter des livres que l’on croyait abîmés au point d’être morts que de laisser subodorer des sortilèges dignes de sorcières ancestrales, et enfin mère du héros, devenue sur le tard jardinière émérite, sur qui reposera le mot de la fin malicieusement adressé par William H. Gass à une humanité qui vit depuis bien longtemps au cœur des ténèbres d’un cataclysme dépassant de loin n’importe quel tremblement de terre de Lisbonne.
La lectrice ou le lecteur pouvait à bon droit se demander s’il serait possible à l’auteur de nous offrir un roman à la fois encore plus puissant et vital que « Le tunnel », tout en étant, d’une certaine manière, un peu plus aisé à aborder : c’est chose faite avec ce « Musée de l’inhumanité », indiscutable chef d’œuvre.
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Sous-titré «Le voyage perdu», cet essai de l’Américain Jamie James, remarquablement traduit par Anne-Sylvie Homassel pour les Éditions du Sonneur, explore l’épisode le plus obscur de l’existence de Rimbaud : son voyage à Java en 1876, une année de basculement du cours de sa vie, proche du moment où il renonça à son incroyable talent poétique, après le décès de sa sœur Vitalie et sa rupture violente avec Verlaine.
«Toutefois, il est fort probable qu’à l’époque de son voyage à Java – un peu avant, sans doute -, il perdit simplement foi en la puissance des mots et préférai s’engager dans une vie nouvelle, une vie d’action qui culmina avec son séjour africain. La fascination qu’exerce encore Rimbaud ne tient pas seulement aux faits et gestes déjà fort intéressants par eux-mêmes que rapporte la chronique, mais bel et bien – et avant tout – à cet anti-événement. Est-il concevable – et particulièrement du point de vue de l’écrivain – qu’un être aussi splendidement doué ait pu rester sourd à ses besoins d’expression et renoncer aux privilèges de son talent ? Comme tous les actes de Rimbaud, ce renoncement est une merveille et une menace.»
Rimbaud qui ne tenait jamais en place, s’était engagé pour cinq ans dans l’armée coloniale hollandaise, «cuisante ironie» pour un ancien communard ; il embarqua en juin 1876 sur le Prins van Oranje pour aller combattre à Java. Peu de temps après son arrivée sur place, il déserta et s’évanouit dans la nature, jusqu'à son retour à Charleville à la fin de cette même année. De ce voyage et de sa désertion, quasiment pas de traces car Rimbaud dissimula son passé de poète à ses compagnons de troupe, et n’en a rien écrit.
Ancien critique d’art et écrivain installé à Bali depuis une quinzaine d’années, Jamie James, porté par l’attrait magnétique que suscitent Rimbaud et son œuvre, écrit un essai limpide, un récit de voyage sur les traces invisibles de «L’homme aux semelles de vent», une enquête qui ne résout rien mais fascine, convoquant les ouvrages des rimbaldiens sérieux ou fantaisistes, comme son beau-frère posthume Paterne Berrichon qui imagine Rimbaud se cachant dans la jungle avec les orangs-outans, convoquant également ses grands contemporains, ceux qui écrivirent sur les Indes néerlandaises ou qui photographièrent Java à la même époque, avec pour liant les écrits de Rimbaud, cités et commentés «aussi souvent et aussi exhaustivement que les convenances le permettent».
«On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l’art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c’est le paradoxe.»
Une très belle découverte que je dois en particulier à Zoé Balthus qui présenta ce livre chez Charybde en avril 2014, et à Jérôme Lafargue qui l’évoque au cœur de l’intrigue de son dernier roman («En territoire Auriaba», Quidam Éditeur, Mars 2015).
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Le quatrième roman de Jérôme Lafargue, publié début mars 2015 par Quidam éditeur, évoque l’histoire singulière d’une famille, l’histoire d’une lignée d’hommes solitaires qui trouve ses racines dans un drame survenu le 20 octobre 1854, évoquée cent soixante ans plus tard lors d’une traque en forêt.
Apres le brutal décès de son père, le petit Aupwean, graine de surfer légendaire âgé de seulement dix ans, s’est enfui de chez lui et le passé de sa famille a resurgi par la porte de la mémoire, des récits et des rêves.
«Plusieurs rêves ainsi qu’un acte de désobéissance et de renoncement d’un garçonnet de dix ans, mon neveu Aupwean, commis la semaine passée, nous ont conduit ici, dans cet univers immense et flamboyant, aux trousses du fugitif le plus recherché depuis des lustres. Mais les raisons qui justifient ce que nous faisons sont bien plus ancestrales, elles puisent dans un temps qui se dérobe à nous.»
Cette traque mystérieuse dans la forêt landaise est menée par l’oncle d’Aupwean, surfeur et solitaire comme tous les hommes de sa lignée, et par son vieil ami La Serpe, un franco-colombien à l’allure d’un indien taiseux et infatigable, qui veulent à tout prix atteindre le fugitif avant la police et les autres poursuivants.
«Nous savons pourtant au fond de nous que nous ne dormirons pas, nous marcherons et courrons jusqu'à être sur ses talons, jusqu'à sentir sa peur. Je n’éprouve nul plaisir à cette traque. Le temps presse, il nous faut arriver avant les gendarmes, faire ce que nous avons à faire et disparaître.»
Au cœur de la nature, non loin du littoral sauvage et fragile, dans cet univers inquiétant de la forêt, les origines énigmatiques d’une famille, de leur attachement à ce territoire, et les haines locales recuites depuis des décennies se dévoilent peu à peu, dans un récit dont les ramifications se déploient comme les branches d’un arbre au feuillage trop fourni - peut-être ce liquidambar fétiche qu’on croise souvent dans les romans de Jérôme Lafargue.
«Quelque chose nous rattache à ce lieu, quelque chose de plus grand que les mesquineries de ces petites gens, quelque chose de plus grand que nous. Et j’ai le sentiment que, là, sur les talons du fugitif, nous en apprendrons bientôt beaucoup plus.»
L’auteur brouille les pistes avec l’habileté d’un illusionniste, rendant troubles les frontières entre visions, fiction et expérience vécue, entre fable merveilleuse et poids de l'héritage de combats sanglants, à la lisière d’un monde fantastique. Beaucoup de pistes resteront ouvertes en refermant ce livre, appelant une ou même plusieurs suites...
«J’ai toujours pensé que ce monde-ci est trop petit, ou plutôt que ce que l’on nous donne pour réalité ne constitue qu’une infime partie de l’infinité du monde. Nos rêves, la force et l’inventivité de notre imaginaire le déploient déjà dans des directions inattendues mais il y a davantage.»
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Ce sixième roman de Dominique Manotti (Rivages, 2006) est précédé d’un avertissement significatif : «Ceci est un roman. Tout est vérité, tout est mensonge».
Et de fait l’auteur, avec son expérience d’historienne et de militante syndicale, construit un roman noir d’une efficacité redoutable, à partir de faits réels, la décision par le gouvernement d’Alain Juppé en 1996 de privatiser (brader serait sans doute plus juste) Thomson, un groupe alors encore présent dans l’électronique grand public et de défense, et l’attribution initiale du dossier à Matra allié au coréen Daewoo, mettant ici en scène les manœuvres du rival Alcatel déterminé par tous les moyens à ne pas se laisser faire.
«Ne vous découragez pas, mon cher Pierre. Entrez dans le monde enchanté des marchands de canons. Comme disait la marquise du Deffand : il n’y a que le premier pas qui coûte.»
Le roman démarre au cœur de l’usine Daewoo dans une petite ville de Lorraine appelée Pondange, où l’emploi industriel est déjà quasiment mort. Daewoo y produit des tubes cathodiques pour téléviseurs, et rien ne semble tourner rond sur ce site : problèmes de sécurité dramatiques et multiplication des accidents du travail, abus de biens sociaux des cadres coréens, chasse sans scrupules aux subventions européennes et opérations financières suspectes, trésorerie tellement serrée que l’assurance incendie a été résiliée. Les tensions s’accumulent, jusqu'au déclenchement d’une grève à l’issue dramatique, l’incendie de l’usine et le décès suspect d’un ouvrier.
Admiratrice de James Ellroy, Dominique Manotti assemble un puzzle saisissant et nerveux, une fiction qui souligne les liens entre crime et argent, l’impuissance ou la corruption des services de police, l’opacité des décisions publiques, et les prises de décisions d’hommes de pouvoir uniquement guidés par leur propre ambition. Il faut aussi souligner la présence – et ce n’est pas si fréquent – d’un très beau personnage féminin, celui de Rolande l’ouvrière courageuse et respectée de tous et prête ici à saisir aussi sa chance.
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Humilié par les positivistes dans une salle de spectacles parisienne, Bianco, télépathe aux pouvoirs divinatoires, qui se prétendait capable de soumettre la matière à la volonté de son esprit, a émigré depuis quelques années en Argentine afin de changer d’air, de reconstruire sa vie, et de prouver leurs torts à ses détracteurs.
Personnage central de ce roman publié en 1988, et qui se déroule un siècle auparavant, vers 1870, cet apatride aux origines brumeuses, qui s’est fait autrefois appeler aussi Burton, apparaît comme un condensé de l’émigré blanc européen dans l’immensité du Nouveau Monde, ce que symbolisent son nom, ses origines européennes multiples et sa nouvelle richesse.
«Lorsque, six ans plus tôt, il avait vu la pampa pour la première fois, aux alentours de Buenos Aires, dans la semaine qui avait suivi son arrivée, il lui était aussitôt apparu qu’à cause de sa monotonie silencieuse et déserte, elle était un lieu propice à la réflexion, non pas pour les pensées rougeâtres et rugueuses, de la couleur de ses cheveux, comme celles qu’il a maintenant, mais pour les lisses et les incolores surtout, lesquelles s’encastrant les unes dans les autres en des constructions inaltérables et translucides, devraient lui servir à libérer l’espèce humaine de la servitude de la matière.»
Après plusieurs années, Bianco se retrouve riche et marié avec Gina, une femme superbe, mais néanmoins seul avec sa colère, son humiliation toujours vive, et les mirages obsédants de sa perception, dans ce pays et en particulier dans la cabane qu’il s’est fait construire pour réfléchir au cœur de ce paysage ascétique de la pampa, étendue plate qui «représente mieux qu’aucun autre endroit le vide uniforme».
«La première maison qu’il possède est cette cabane précaire et flambant neuve, délibérément pauvre et vide pour en faire surgir, et de ses alentours déserts et silencieux, comme des coups feutrés et glacés, la pensée, dans sa double expression de pensée pure et pragmatique. A vrai dire, il se juge lui-même avec trop de bienveillance, depuis le soir de Paris et presque sans qu’il en soit conscient, se mêlent au fond de lui, et peut-être jusqu'à sa mort, l’aveuglement sur soi-même, l’humiliation enfouie qui le trouble encore de ses secousses mortelles et le ressentiment. A force de vouloir brouiller les pistes à propos de ses origines, il finit par embrouiller lui-même ses origines, et ce qui est brumeux pour le monde l’est aussi pour lui, de sorte que les masques successifs qu’il a porté depuis les commencements incertains dans un lieu incertain – il ne sait déjà plus bien lequel -, les masques de La Valette, de l’Orient, de Londres, de la Prusse, de Paris, de Buenos Aires se pressent, visqueux, contre son visage et le déforment, l’effacent, le rendent simple matière périssable et résiduelle, le transforment en la preuve vivante de ceux qu’il hait, de ceux qui, en lui arrachant le masque à Paris, croyant découvrir son visage véritable, ont laissé à la place un trou noir qu’il comble peu à peu avec des titres de propriété, du bétail, avec cette cabane au seuil de laquelle il observe à présent comment Garay Lopez, au rythme de son cheval, devient de plus en plus petit sur l’horizon et finit par disparaître tout à fait.»
Son premier ami Garay Lopez, issu d’une riche famille de possédants, lui a ouvert les portes de la société argentine et ainsi facilité la nouvelle réussite matérielle de Bianco. Mais, du fait de la complicité sensuelle que ce dernier croit déceler entre Garay et son épouse Gina, ils vont devenir les objets de sa jalousie obsessionnelle, de ses soupçons d’infidélité impossibles à vérifier et qui pèsent sur l’identité de l’enfant que porte Gina.
Précédé d'une très belle préface de Jean-Didier Wagneur, "L'occasion" est une roman étourdissant à multiples facettes, où Juan José Saer mêle avec un talent immense la question des origines et de l’identité d’un individu et d’un pays, un roman qui sans cesse tourne autour du vide, de cette impossible vérité qui se dérobe dans les plis insondables de l‘autre et les tromperies de l’interprétation, et dans une mémoire historique faillible.
«Depuis qu’il a connu Gina, quelque chose murmure en Bianco de façon constante, accompagnant ses actes jour et nuit, que c’est une alliance contre nature et que chaque pas qu’il fait l’expose un peu plus à la bourrasque aveugle d’une force inconnue, un danger oublié en quarante ans de machinations étranges et complexes destinées à manipuler, en toute autonomie et dédain, la matière adverse du monde. Cette intuition secrète l’a poussé à considérer l’union avec Gina comme un défi, une lutte avec cette force qu’il se représente comme un piège que lui tend la matière, piège dont ses propres sentiments pour Gina sont les prolongements ou les réseaux les plus subtils.»