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Maîtres et serviteurs

«Qu’est ce qu’un grand peintre, au-delà des hasards du talent personnel ?»

Dans ce récit publié en 1990, Pierre Michon, comme il l’avait fait pour Van Gogh dans Vie de Joseph Roulin (1988), évoque indirectement trois peintres célèbres, Francisco de Goya, Jean-Antoine Watteau et Piero della Francesca, vus par les yeux de ceux, demeurés anonymes, qui les ont côtoyés : Les possibles témoins de l’ambition de Goya ; Lorentino d’Angelo, obscur disciple de Piero della Francesca rendant une ultime visite à son maître vieillissant et devenu aveugle - ou comment passer de serviteur à maître - ; et le curé de Nogent, à la figure immortalisée par Watteau en Pierrot, spectateur du désir insatiable de peinture et de chair du maître.

«Dans sa jeunesse, ne pas avoir toutes les femmes lui avait paru un intolérable scandale. Qu’on m’entende bien – lui, on ne peut plus l’entendre : il ne s’agissait pas de séduire ; il avait plu, comme tout un chacun, à ces deux, sept, trente ou cent femmes qui à chacun sont imparties, selon sa taille et sa figure, son esprit. Non, ce dont il enrageait, dans la rue, dans les coulisses et les échoppes, à la table de tous ceux qui l’accueillirent, chez les princes et dans les jardins, partout enfin où elles passent, c’était de ne pouvoir arbitrairement décider de disposer d’une, épouse du mécène, fillette ou vieille catin, de l’index la désigner, qu’à ce geste elle vint et tout aussitôt s’offrît, et que la jetant là ou l’emportant ailleurs, tout aussitôt il en jouît. Qu’on m’entende encore : il n’était pas question de les y contraindre, qu’une loi ou quelque autre violence les y contraignît ; non, mais qu’elles le voulussent comme il les voulait, indifféremment et absolument, que ce désir leur ôtât tout discours comme à lui-même il l’ôtait, que d’elles-mêmes enfin elles courussent au fond du bois et muettes, allumées, sans le souffle, s’y disposassent pour qu’il les consommât, sans autre forme de procès

Avec ses phrases qui ont l’air d’hésiter et se construisent par couches, des mots agencés par un écrivain coloriste en recherche d’absolu, le texte de Pierre Michon semble reproduire les attentes et les gestes du peintre, qui, touche après touche, cherche à atteindre le plus-haut, comme si l’écrivain devait en passer par la peinture pour approcher au plus près l’énigme de sa propre création.

«Je n’ai pas envie de davantage le dépeindre au travail ; qu’on sache seulement qu’il effleurait la toile à petits coups brusques ; qu’il peignait court ; qu’il n’était pourtant pas un pouce de son corps qui ne participât à ce presque rien ; que ses grands mouvements de tout le bras, de tout le jarret, de loin jetés comme pour fouetter violemment la toile et jouir de cet éclat, se résolvaient dans un attouchement furtif, une caresse exaspérée, empêchée : il fomentait dans l’air un paraphe despotique et signait d’une petite croix tremblée ; il préparait une gigantesque gifle et ne posait qu’une mouche sur la joue d’une Colombine»

Habité des désirs futiles et dérisoires d’une petite vie d’homme, visant à la hauteur extrême d’un art sacralisé, à cet instant où «l’art confine à la métaphysique», mais toujours conscient que son art n’est qu’une falsification, le grand artiste est toujours entre-deux, allant de l’un à l’autre, maître et serviteur.

«Elles se demandaient un instant pourquoi il avait choisi de peindre, si peindre à la fois était un pensum et une plaisanterie, le navrait jusqu’aux larmes et le tordait de rire ; pour avoir pignon sur rue et rouler carrosse, pensaient-elles ; peut-être aussi pour souffrir et se moquer de tout, tant l’homme est curieux

Pierre Michon, je suis votre serviteur.

Après l'orage

Dans le nord de l’Argentine, au milieu de nulle part, la voiture du Révérend Pearson est tombée en panne. Conduit dans le garage isolé tenu par El Gringo Bauer et son fils Tapioca, ce prêcheur aux discours et aux yeux ensorcelants, qui parcourt les routes délaissées du fin fond de l’Argentine pour accomplir son ministère, attend avec sa fille Leni la réparation de la voiture. El Gringo Bauer était une force de la nature mais il décline et manque maintenant de souffle ; «Mes poumons sont pourris» avoue t-il au début du roman.

Peu de choses se passent, l’air est lourd et statique, comme si la chaleur étouffante du désert, que seules quelques bières rafraîchissent, ralentissait toute action. Tandis qu’elle El Gringo sonde les entrailles du moteur, les destins en creux des deux adolescents privés de mère se dévoilent, et le révérend profite de ce temps mort pour tenter de convertir Tapioca, en qui il place le souffle d’un nouvel espoir.

«Tapioca, en revanche, était aussi pur qu’un nouveau-né. Ses pores étaient béants, prêts à absorber Jésus avant d’en remplir ses poumons

La tension monte entre Pearson et Bauer, pour convertir le jeune homme ou au contraire le conserver dans une trajectoire et une éducation hors de toute croyance religieuse, tension qui atteint son paroxysme alors que l’orage va éclater au-dessus du désert. Talentueux, mais sans grande découverte, dans la lignée de romans nord-américains du XXème siècle, en particulier Erskine Caldwell, ce premier livre de l’argentine Selva Almada, a un titre original «El viento que arrasa» (le vent qui balaie) qui éclaire son intention de nous montrer ces trajectoires statiques soudain balayées par un souffle.

«L’œil du Révérend se mit à briller. Il se leva et avança jusqu'à Tapioca. Il se pencha légèrement, cherchant à voir son visage.

- Tu as été baptisé ?

Tapioca leva la tête et le Révérend se vit dans ses grands yeux sombres, aussi humides que ceux d’un chevreuil. Les pupilles du jeune homme se rétractèrent avec une pointe de curiosité.

- Tapioca ! cria Bauer. Viens voir ! J’ai besoin de toi.

Le jeune homme tendit le verre au Révérend et il partit en courant pour rejoindre son patron. Pearson leva le verre graisseux et esquissa un sourire. C’était sa mission sur terre : récurer les esprits sales, les rendre à leur pureté originelle et les remplir de la parole de Dieu

Corniche Kennedy

Tolérance zéro. Le maire de la ville de Marseille, le tout-puissant «Jockey», veut prouver son efficacité politique en débarrassant la corniche Kennedy des bandes d’adolescents des cités qui y ont établi leur base. Sur la plate-forme de pierre devenue leur quartier général, la bande d’Eddy, Mario et les autres, vit une aventure quotidienne, grimpant et plongeant du haut des promontoires de la corniche, chutes en forme de défis d’une jeunesse désœuvrée et sans illusions.

Nul ne sait comment cette plate-forme ingrate, nue, une paume, est devenue leur Carrefour, le point magique d’où ils rassemblent et énoncent le monde, ni comment ils l’ont trouvée, élue entre toutes et s’en sont rendus maîtres ; et nul ne sait pourquoi ils y reviennent chaque jour, y dégringolent, haletants, crasseux et assoiffés, l’exubérance de la jeunesse excédant chacun de leurs gestes, y déboulent comme si chassés de partout, refoulés, blessés, la dernière connerie trophée en travers de la gueule ; mais aussi ça ne veut pas de nous tout ca déclament-ils en tournant sur eux-mêmes, bras tendu main ouverte de sorte qu’ils désignent la grosse ville qui turbine, la cité maritime qui brasse et prolifère, ça ne veut pas de nous, ils forcent la scène, hâbleurs et rigolards, enfin se déshabillent, soudain lents et pudiques, dressent leur camp de base, et alors ils s’arrogent l’espace."

Dans une ville de Marseille qui n’est jamais nommée, «un putain de cloaque et belle à frémir», Opéra Sylvestre, commissaire et directeur de la sécurité du littoral, les observe chaque jour. Là, derrière sa lunette, on dirait qu’il canalise sa vitalité dévorante, embarrassée de son corps trop lourd et diabétique, en fixant ces «petits cons de la corniche» qu’il finit par connaître par cœur, décryptant le théâtre quotidien qu’ils jouent sur cette langue de pierre.

Même si elle semble maintenir à distance les émotions profondes, en décrivant les êtres de l’extérieur, l’écriture de Maylis de Kerangal possède une densité très particulière, alliant précision chirurgicale et intensité poétique ; ainsi ce plongeon au cœur de la fureur de vivre de cette bande d’adolescents, et leur face à face avec un commissaire colosse aux pieds d’argile, personnage fascinant, tour à tour rusé, violent ou nostalgique, est une belle réussite.

Imaginez un poète oulipien, un auteur anglais qui écrit en français, et pour qui la langue est un instrument avec lequel il fait des gammes virtuoses, comme si les contraintes qu'il se donne étaient une fenêtre vers la liberté.

Imaginez que cet homme nous parle de la sous-France et de l’autre France, celle qui la regarde de haut. Imaginez encore que dans son récit se télescopent, le sport à la télé et les «Feux de l’Amour», les têtes vidées par le petit écran, les désirs insatiables de consommation et de sexe, la collision entre tous ses fantasmes et une vie glauque, les adultes qui boivent, les enfants qui trinquent, le manque de sens et le manque d’argent, les pauvres valeurs qui ne veulent plus rien dire, et des vies vidées devenues tromperies. Imaginez que quand il évoque une vieille femme en maison de retraite, ça soit aussi fort que B.S. Johnson et son inoubliable R.A.S. Infirmière-chef.

Imaginez que ce soit de la poésie jubilatoire, que ca se lise d’une traite, et surtout à voix haute.

C’est inimaginable, donc il faut le lire.

 

« je veux des étreintes à la prison des femmes je

veux un dos de saumon au beurre rhum-coco je

veux les références musicales de la publicité de Nescafé Nespresso

dans un monde de tasses à café vivantes je veux

de la justice à Monaco à tolérance zéro je veux

en finir avec la terrible monotonie des mercredis je veux

dévaler la moindre surface capable de faire glisser mes roues

dans un terrain de jeu immense je veux qu’on

range la vaisselle putain je veux du boulot je veux

une blague comme dans une imprimerie un ouvrier a les

dix doigts sectionnés par un massicot à l’hôpital le

chirurgien lui dit on va pouvoir recoudre donnez moi vos

doigts mais ils sont restés par terre dans l’imprimerie

ah là vous auriez du les ramasser immédiatement oui mais

avec quoi je veux que les tricolores triomphent du pays

de Galles 21 à 16 mais alors pendant

ce temps-là Victoria accuse Diego de monter Sharon contre

Nick et Phyllis met tout en œuvre pour que Diane

obtienne la garde de Kyle je veux enchaîner les sauts

et les figures les plus improbables pour remporter des défis

contre des adversaires coriaces je veux des minettes vicieuses

je veux aller à la médiathèque je m’emmerde je…»

Mexico Noir

L’introduction de Paco Ignacio Taibo II à cette anthologie est précieuse car elle fait entrer le lecteur de plein pied dans la noirceur de ce monstre urbain qu’est Mexico : désespoir engendré par la misère économique, criminalité, trafic de drogue et violences en tous genres, et une corruption de la police qui est sans égal, bienvenue dans les ténèbres de Mexico DF.

«J’ai souvent dit que les statistiques révélaient une ville surprenante, une capitale dans laquelle on compte plus de ciné-clubs qu’à Paris, plus d’avortements qu’à Londres et plus d’universités qu’à New-York. Une ville où la nuit est devenue dangereuse, sauvage. Le royaume de quelques rares élus. Où la violence qui règne vous accule, vous enferme dans l’autisme. Une sauvagerie qui vous retient chez vous, planté devant la télé, qui crée un cercle vicieux où règne la solitude et où on ne peut s’en remettre qu’à soi-même. Voilà la situation, pour la majorité des cas.» (Paco Ignacio Taibo II).

La première nouvelle du recueil, «J’suis personne» d’Eduardo Antonio Parra, justifierait à elle seule l’achat de l’anthologie, la marche dans les rues derrière son caddie et le monologue intérieur en boucle d’un clochard psychotique, qui a assisté à une scène, au mauvais endroit au mauvais moment, et qui pressent dans le brouillard de ses pensées abîmées par la rue et l’alcool, que les conséquences vont être terribles pour lui.

Un autre de mes coups de cœur est la nouvelle de F.G. Hagenbeck, «Le comique qui ne souriait jamais», dans la lignée de Marlowe, une histoire de privé embauché à la fin des années soixante par une star de cinéma pour faire cesser un chantage, un classique transposé dans la noirceur tortueuse de Mexico DF : Un très beau condensé en quelques pages de violence, d’humour corrosif et de mélancolie sur fond de la grande histoire mexicaine, qui donne envie de lire davantage cet auteur.

«Je me trouvais face à l’acteur le plus célèbre du Mexique. Il n’était pas plus grand que moi. Ce n’est pas peu dire car à Los Angeles on me prenait pour le huitième nain de Blanche Neige. Il portait une veste en daim couleur lie de vin qui crissait, une chemise blanche à manches courtes col Mao et des lunettes de soleil de la taille d’un pare-brise. Il avançait lentement. Délicatement. À mesure qu’il s’approchait de moi, j’ai estimé qu’il devait avoir la cinquantaine mais qu’une récente opération de chirurgie esthétique lui faisait paraître dix ans de moins. Il portait encore quelques bandages. Sur son visage tiré, il y avait comme une légère patine qui rappelait la couleur de l’argent : celle des dollars gringos.» (F.G. Haghenbeck, Le Comique qui ne souriait jamais)

On retiendra aussi tout particulièrement «Le brasier des judas» d’Eugenio Aguirre, un récit qui s’ouvre sur des crimes atroces, annonciateurs d’une chute brutale, et «Derrière la porte» d’Oscar de Borbolla qui illustre de façon simple et brillante le propos de Paco Ignacio Taibo II en introduction, l’impuissance des citoyens face aux crimes et l’impunité.

Merci aux éditions Asphalte de nous plonger au cœur du noir des mégalopoles. On en redemande.

Noir Equateur

Neuf très beaux textes réalistes, sociaux et poétiques de l’Équateur des années 1930.

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Publié en 2008 à l’Arbre Vengeur, ce recueil supervisé par Robert Amutio (qui a traduit certaines des nouvelles encore inédites en français, pour les ajouter à celles déjà traduites par Eudes Labrusse, et à celles travaillées pour l’occasion par Denis Amutio et Catherine Echezarreta) présente en neuf textes la quintessence de l’œuvre en forme courte de l’écrivain équatorien José de la Cuadra, produite entre 1931 et 1938.

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Membre du "groupe de Guayaquil", José de la Cuadra est en général considéré comme l’un des pères de la littérature équatorienne moderne, et comme l’un des inspirateurs décisifs du renouveau de la littérature sud-américaine des années 1950 et 1960, parfois abusivement résumé sous le terme de "réalisme magique".

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Pas de magie ou de fantastique chez de la Cuadra : chasseurs de caïmans, endurcis et obsessionnels, latifundiaires indécents et madrés, simples d’esprit adultérins et néanmoins rusés, voleurs de bétail forts en gueule, en plaisir et en générosité, femmes de fer gérant leur vie d’un poing d’acier sous l’ombre portée de la pire superstition, les protagonistes de ces nouvelles portent sur chaque centimètre de leur chair la marque d’une condition sociale assignée, dans une nation particulièrement imperméable aux mouvements, où la pauvreté menace alors sans cesse, où l’oppression permanente, si elle provoque de temps à autre quelque soulèvement, est le plus souvent noyée dans l’acceptation d’une certaine fatalité, le rire, le chant, la danse, le sexe et l’alcool.

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Un réalisme cru, certainement, qui se nimbe toutefois au détour de bien des phrases d’un étrange halo poétique, surgi du quotidien, du décor, de la joie de vivre dans l’adversité, et qui explique encore magnifiquement, soixante-dix ans plus tard, à partir de ces campagnes reculées environnant pourtant la gigantesque ville portuaire de Guayaquil, une bonne partie de l’Équateur contemporain.

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" "Si nous n’avions pas de légendes, il faudrait les inventer", dit José de la Cuadra, qui ajoute que cette dimension poétique et mythique est la base nécessaire de la revendication politique d’une identité montuvia jusqu’alors caricaturée et trahie. De cette revendication, qui fait appel à l’anthropologie, à la sociologie, et parcourt l’ensemble des textes, témoignent, par exemple, les récits qui se présentent comme des vies de hors-la-loi et font l’éloge du "crime social" que l’injustice pousse à commettre. C’est ce panthéisme à la fois brutal et poétique sur lequel passe un souffle politique que j’ai voulu donner à lire" (Préface de Robert Amutio)

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"Pita et Vizuete étaient des chasseurs professionnels de caïmans. Ils vouaient à leur métier un amour pareil à celui que l’on pourrait vouer à une religion cruelle et sauvage, mais bienveillante avec ses fidèles. Pour ces hommes, le prédateur vert sombre des fleuves, le caïman des chaudes eaux tropicales, n’était pas un vulgaire gibier. C’était un ennemi certes rusé, en dépit de sa réputation de brute impulsive, mais également courageux. La chasse au caïman était pour eux comme une course de taureaux pour un torero : tout un art qu’ils jugeaient digne et noble, et qui, de plus, leur permettait de vivre." ("Guásinton, le seigneur du fleuve")

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"C’était arrivé justement le jour où le patron Jiménez leur avait augmenté le salaire mensuel. Ah ! le patron Jiménez, si charitable, qui leur donnait argent et logement rien que pour qu’ils soient là, dans ce coin de la jungle ! (La vérité, c’est que les gens affirmaient que le propriétaire de l’hacienda, rien que parce qu’ils habitaient sur ces terres en son nom, allait devenir, au bout de quelques années, propriétaire d’une énorme partie de la montagne environnante. La vérité, c’est qu’on assurait aussi que Jiménez avait été l’homme de ña Nicolasa et que maintenant il engraissait pour son lit la fille, Refugio. Mais ça, c’était sûrement les mauvaises langues…)" ("Terres chaudes")

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"Au milieu de l’après-midi, Juan Quishpe arriva avec son convoi de bêtes de somme, des mules. Le jeune garçon était fatigué, plus que les bêtes. Il avait chaud. L’air épais et brûlant l’étouffait. À ce moment précis, il aurait aimé se trouver sur les hauts plateaux désertiques et froids, où les vents violents coupaient sa peau comme de minuscules morceaux de verre. Il regrettait les montagnes difficiles, aux chemins pentus, où chaque pas se transforme en un prodige d’équilibre. Ici le sentier était plat, large, sûr… mais il ne pouvait pas respirer… Chaque bouffée qui pénétrait dans sa poitrine était comme une gorgée d’eau bouillante. Il transpirait énormément. Son corps baignait dans un liquide tiède, abondant, qui ne le rafraîchissait même pas. Les mules aussi… Leurs robes mouillées par la sueur brillaient, luisantes et trempées… Juan Quishpe les regardait avancer… Elles semblaient avoir perdu leur rythme de marche. Elles allaient légères, faisaient résonner leurs sabots. Elles s’arrêtaient brusquement. Puis reprenaient un trot saccadé. Faisaient des faux-pas. Tombaient. Se relevaient. Paraissaient désorientées en terrain plat." ("Sang expiatoire")

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"Ils mangeaient, tandis que les ombres s’étendaient sur la campagne, et que le soleil se noyait – rouge et vert au loin – entre les profonds marécages où des sauriens affamés le dévoreront. La nuit, il y avait un tour de garde. Un homme armé faisait la ronde. En plus, on lâchait trois dogues furieux comme des panthères, que Máximo Gómez avait rapportés de chez son beau-frère Doile. Il y avait des dangers dans les collines rouges de Cabuyal. Les ocelots particulièrement, qui s’y étaient réfugiés en grand nombre, fuyant l’inondation. Ils étaient affamés et poussaient des hurlements de panique à tout bout de champ. Les hommes de Palo’e Balsa essayaient d’en finir avec eux. Comme il ne fallait pas gaspiller de cartouches, les ocelots étaient piégés puis achevés à la hache po ur que leur chair serve d’aliment aux chiens ; mais ceux-ci, repus, délaissaient l’abondante viande (on tuait, en effet, plusieurs ocelots par jour) et c’était les fauves qui dévoraient les restes de leurs congénères. Les hommes ne consommaient pas cette viande, non en raison de sa saveur médiocre, mais parce qu’on disait que sa consommation provoquait des flatulences." ("Palo’e Balsa – Vie et miracles de Máximo Gómez, voleur de bétail")

La brebis galeuse

«début

Je suis mort cette année.

Tout le monde voulait mourir cette année.

Quand on a vécu jusqu'à aujourd’hui, on a vu tout ce qu’on pouvait voir.

On a vu les chiens dans l’espace, les hommes sur la Lune et un robot à roulettes sur Mars. On a vu exploser New York, Londres et Madrid et pas seulement Kaboul et Bagdad. On a vu l’œuf Kinder transformer chaque jour de l’année en des Pâques infinies. On a vu le lait en poudre, le vin en tetrapak et les fraises au vinaigre.»

Ascanio Celestini auteur et dramaturge italien nous fait entendre le monologue d’un homme simple, né dans les «fabuleuses» années soixante, et enfermé depuis son enfance, c’est à dire depuis trente-cinq ans, dans un asile psychiatrique des Abruzzes.

Cet asile, qu’il appelle l’institut, est géré par des sœurs, et les malades y sont traités aux électrochocs, un «asile électrique» où le courant sert à «remettre de la lumière dans le cerveau des résidents».

«"Ta mère aussi ils ont essayé de la soigner avec le courant électrique. L’électricité est une espèce de claque, comme celle qu’on donne à la radio quand elle ne marche pas bien. C’est comme un coup dans le mange-disque quand le disque est rayé". Ma mère, elle est rayée à l’intérieur.»

La voix du narrateur est celle d’un adulte demeuré un enfant, qui mêle dans ses fantasmes Nesquik et pornographie, et qui entre les murs de l’asile, dont il ne sort que pour accompagner une religieuse pétomane et sourde au supermarché, a perdu jusqu’au sens de son identité.

Par les yeux de cet homme à l’innocence d’un enfant, l’aliénation de l’enfermement est dénoncée en même temps que celle de la société de consommation, lorsque le narrateur évoque son enfance et ces «fabuleuses» années soixante, celles où il était dehors, et qui ont vu la transformation d’un monde rural et agricole devenant boulimique de consommation et de divertissement.

"Puis le 31 décembre est arrivé et dans le monde entier les gens attendaient le début des fabuleuses années soixante. Dès que minuit a sonné, les miracles sont arrivés en chaîne. Un chauve s'est vu pousser des cheveux de hippy. Les vieilles avec le chignon et les sandales de paysan ont commencé à avoir des boucles blondes comme Marilyn Monroe et sous leurs pieds calleux sont apparues des chaussures à talon comme des plantes rampantes."

Drôle et profondément tragique, «La brebis galeuse» (la pecora negra) a été adapté pour le théâtre et porté à l’écran par son auteur en 2011.

Ailleurs

Fuyant l’Australie et ce que l’on devine être un mari violent, une femme revient après de nombreuses années avec ses deux enfants à la grille de l’immense château de sa mère, quelque part dans la campagne française.

«Ils se tenaient devant le grand portail. Autour d’eux, à perte de vue, une campagne sans relief, laide, la platitude de champs boueux labourés. Ce matin-là, le ciel était doux, d’un bleu pâle et laiteux. Le femme portait une jupe de tweed droite, un chemisier de soie grise et ses cheveux noirs étaient retenus dans un chignon non serré, comme celui que sa mère lui faisait autrefois

Dans ce château immense où les relations humaines semblent empreintes de règles et d’une froideur venues d’un âge ancien, Marcus, le frère de cette femme franchit aussi la grille avec sa femme Sophie, arrivée dramatique car ils annoncent alors qu’elle vient de mettre au monde une petite fille mort-née. Attendue comme une fête, la réunion de famille avec le retour du frère devient un drame morbide étrangement statique, qui se cristallise autour du refus de Sophie d’enterrer son enfant.

Le malaise et l’étrangeté du récit naissent de la juxtaposition d’une nature luxuriante, du raffinement désuet de ce château immense aux dizaines de portes, semblant comme un décor où se jouent les drames humains, celui de Sophie qui sombre dans la folie, miroir des violences et abandons subies par la femme et ses enfants, qui comme la grand-mère restent des personnages sans nom, comme si les drames passés ne pouvaient être dits.

«Sa chambre … n’avait jamais été sa chambre. Il s’agissait d’une autre chambre d’amis meublée de la même façon. Elle ouvrit les rideaux, détacha ses cheveux et libéra son bras de l’écharpe. Elle se déshabilla en laissant tomber ses vêtements en tas sur le plancher. Elle rampa sur le lit. Elle s’allongea sur le ventre, le visage sur l’oreiller. Le temps tourna en circuit fermé ; elle était déjà morte. Puis elle dut sentir les enfants debout à la porte car – avec un très grand effort, en tournant la tête et en ouvrant un œil – elle vit, dans le miroir, que, oui, les enfants l’avaient espionnée, elle ne savait pas depuis combien de temps, mais ils avaient sans doute vu leur mère allongée sur le lit, l’étendue blanche de son dos couverte de bleus et de marques jaunâtres

«Ailleurs» («Disquiet» pour le titre original) est le deuxième roman de la romancière australienne Julia Leigh, qui est également scénariste et réalisatrice ; et de fait l’atmosphère prenante et morbide du récit rappelle « La leçon de piano » de Jane Campion mais aussi le fascinant «Providence» d’Alain Resnais, autour de cette question centrale : Peut-on enterrer la douleur ?

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