Libraires du mois : Zoé Balthus et Romain Verger
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Tout le monde est sous la coupe des antennes de Phonemark dans «Côté cour», société omnipotente dans les télécommunications, les media, le divertissement et la sécurité. Ça ne vous rappelle rien ?
Producteur de séries télé, (sans doute pour «rendre le cerveau du téléspectateur disponible, le détendre entre deux messages publicitaires»), installateur de cellules de prisons chez des particuliers qui ont besoin d’arrondir leurs fins de mois pour pouvoir survivre et aussi continuer à envoyer le nombre minimum de SMS requis pour ne pas être radié du registre, Phonemark est partout, et ses antennes dominant la ville émettent des radiations aux pouvoirs surnaturels.
Dans ce roman-nouvelles en cinq chapitres, on suit par exemple Magda, une femme dotée d’un sens féroce des affaires, qui, avec son mari prétendument décédé et reclus dans la cave, entraîne en sous-sol des chiens d’attaque et quelques autres bêtes, en faisant montre d’un sadisme tout à fait méthodique, pour organiser des combats de gladiateurs et des paris, opposant ses animaux aux prisonniers du quartier.
«Magda n’avait jamais vu son mari heureux de toute son existence conventionnelle d’employé au service comptable de Phonemark. Du jour où un ami lui avait vendu un certificat de décès, Elmer avait connu une véritable renaissance. Quelle que soit l’heure à laquelle Magda se rendait au sous-sol, elle le trouvait en train de faire des bonds comme un animal parmi les autres. Il était devenu un homme actif, entreprenant et sportif. C’est à peine s’il dormait. Il ne regrettait rien de son ancienne vie : personne ne le dérangeait plus, il n’était plus forcé d’assister à d’interminables réunions de travail et, de son studio bien insonorisé, nul écho ne lui parvenait des conversations de Magda avec le voisinage.»
Plus loin le docteur Braille, avec Dinastía, son employée fidèle, récupère des femmes ou des fillettes atteintes de la rage, les enchaîne dans sa cave et exerce sur leurs cadavres ses talents de réducteur de tête. Jusqu\'à ce qu’il ne modifie sa routine pour éduquer l’une d’entre elles, la petite Clara…
Sans nous assommer de pourquoi ni de comment, Leandro Avalos Blacha nous immerge avec talent dans ce monde fantastique et terriblement familier. Ces cinq nouvelles aux chutes souvent brutales sont reliées entre elles, comme peuvent l’être ces pavillons de banlieue tous ressemblants et soumis aux mêmes déviances. Là, les vieilles femmes qui s’entraident, sont les seules capables de réelle empathie envers les prisonniers et souvent celles qui donnent de l’affection aux enfants, tandis que les adultes dévorés par le système ne distinguent absolument plus ce qu’est la barbarie.
Dans une veine de série Z déjà jubilatoire dans «Berazachussetts» et qui rappelle les «Dernières nouvelles de l’enfer» de Jérôme Leroy, on sourit beaucoup, mais le plus souvent jaune, à la lecture de ces récits qui nous montrent une humanité glaçante tant elle nous est proche, focalisée par l’argent et le divertissement poussé dans ses retranchements monstrueux et ultimes.
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«Ce serait un conte.
On retrouverait le corps sans vie de Lili Riviera. Son visage et ses reliefs improbables, œuvre folle des bistouris, luisant comme une cire tiède dans la pénombre. Ses seins énormes flottant bêtement ; non plus des masses chaudes qu'on aurait voulu caresser, masser, soupeser, mais deux ballons perdus sur l'océan satin des draps.»
Inspirée par la vie de Lolo Ferrari, Carole Zalberg raconte, dans ce roman de 2005, le destin au départ terriblement banal d’une enfant mal aimée, la trajectoire tragique d’une femme transformée en objet sexuel à coups de bistouri, créature «charcutée» pour provoquer le désir – devenue monstre de foire suscitant à la fin surtout écœurement et rejet.
Ce roman qui démarre aux deux bornes de la vie de Lili Riviera, sa mort et son enfance, est au départ pesant : les traits outrés de l'histoire sont posés d'entrée de jeu. Et puis, touche par touche, à la façon d’un peintre, Carole Zalberg donne de la profondeur, de la subtilité à ses personnages, évoquant les démons intérieurs de Lili, l’absence du père, cet homme presque invisible, ses amours destructrices, et aussi l’amitié qui la lie à Cédric, son ami depuis le collège, au destin parallèle moins voyant mais tout aussi fatal.
Au cœur du voyeurisme sans en avoir aucun, «Mort et vie de Lili Riviera» renoue les fils de cette trajectoire entre sa fin et son enfance, et les failles de l’enfant rejoignent le gouffre ultime quand Lili Riviera, entraînée par sa volonté d’être absorbée dans le désir des autres, se laisse disparaître dans son corps méconnaissable.
«Lili, elle, n’a plus d’idée précise de ce que lui renvoie son reflet. Ce qui la prend à la gorge, elle, quand, pour se préparer, elle est obligée de se regarder, c’est seulement cette impression, non, cette certitude de n’être personne, de ne ressembler à rien de vivant. Dès sa deuxième opération du visage elle a eu ce sentiment. Elle n’en a rien dit parce qu’il était trop tard et qu’il fallait maintenir l’illusion. Mais surtout, elle aimait cela : la destruction de ses traits, leur transformation, ce masque greffé sur sa chair, la dissimulaient.»
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Une nouvelle rencontre est en ligne !
En octobre dernier, Jean-Yves Jouannais venait évoquer à Charybde son Encyclopédie des guerres et son roman L'usage des ruines (Verticales). Une très belle soirée animée par Charybde 7.
La prise de son de la rencontre sur la page de l'événement.
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Comme la semaine du Salon du Livre est LA semaine de l’année (hors "grandes" vacances) durant laquelle Charybde n’organise pas de rencontre, nous avons préparé une petite promotion, à saisir en magasin ou en ligne.
http://www.charybde.fr/pages/promo
Et Charybde 2 vous propose 24 premiers conseils sur son blog.
Et 17 nouveaux choix sur le blog de Charybde 2.
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«L’exotisme, c’est le centre de l’empire qui regarde ses marges, du point de vue des gagnants et des vainqueurs.
Mes personnages eux décrivent le monde depuis l’extérieur, loin des capitales et de ceux qui ont la parole et qui décrivent le monde de façon impériale et impérialiste ; ils prennent la parole à partir de leur défaite qui est celle du vingtième siècle, obsédés par cette idée de défaite et de perte, des personnages écrasés qui racontent leur rêve de vaincre pour l’humanité et de construire quelque chose de beau pour cette planète.» (Antoine Volodine, dont Lutz Bassmann est un des hétéronymes, à propos du post-exotisme)
Djennifer Goranitzé, «une des reines du dortoir ouest», entreprend chaque année à la lune d’automne, un long et périlleux pèlerinage sur la tombe de celui qui fut son mari pendant vingt ans, Nathan Golshem, «un camarade qui leur avait appris à ne pas plier, à ne rien accepter et à continuer à se battre alors qu’aucune victoire n’était en vue.» Cette tombe n’est en réalité qu’un monticule de pierres au milieu d’une décharge, sous lequel ne reposent que quelques restes, os de chien et de chèvre, ailes de mouettes.
Pour faire revenir Nathan Golshem de parmi les morts, Djennifer Goranitzé se livre à une cérémonie codée et étrange, rites chamaniques, danses et récits, et quand il est revenu, leurs récits s’entremêlent, construisant une toile d’histoires et d’images, portraits de combattants autodidactes, de vieilles femmes délabrées, de guerrières transformées en vieillardes monstrueuses.
«Ils se réunissaient à tout moment, au début de façon fugitive mais ensuite plus durablement. Ils échangeaient leurs corps, leurs noms et leurs voix. Et peu à peu renaissaient leurs ombres comme à l’intérieur de souvenirs indissociables, et s’affirmait leur volonté de survivre et de plaisanter tendrement ensemble jusqu'à la fin, de se moquer d’eux-mêmes et de leurs camarades, de rire de l’inconcevable naufrage du monde et du destin catastrophique qui leur était échu, un destin de révoltes matées et d’écrasement des rêves, un sous-destin.»
De ces combattants aux noms fabuleux émane, malgré les haillons et malgré la défaite, une force supérieure ; cette chose qui les dénonce à leurs ennemis est sans doute les braises de leur rêve d’une société égalitaire. Survivant au-delà des guerres perdues aux marges de l’Empire, par la force de l’amour et la rage de durer, ces récits, racontant les batailles et défaites qui se sont succédées sur un temps infiniment long, ont la profondeur des mythes, la beauté d’une lumière qui ne s’éteint jamais.
Et dans ces récits il y a aussi l’humour, arme de résistance contre le désespoir, comme cette longue liste de chefs d’inculpation absurdes inventée pour faire enrager l’ennemi - «Dépose de cadavres devant une sortie de secours», «Lavage de cerveaux avec produits interdits», «récolte d’ananas en zone de combat», «confection d’amulettes en zone pénitentiaire»…
Sur une terre irrémédiablement abîmée, Djennifer Goranitzé et Nathan Golshem ont une volonté radicale et le sens de l’humour d’hommes qui, en dépit de leur défaite ne sont pas abattus. Dans l’étrange beauté de ce monde en ruines, Danse avec Nathan Golshem avec Lutz Bassmann est une voix poignante dans l’œuvre de Volodine, une image bouleversante de grandeur malgré une défaite qui n’a rien enlevé à la capacité de résister, de rire et d’aimer.
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«Nous avions perdu sur toute la ligne depuis plusieurs générations. Aucune lutte n’avait abouti. De temps en temps, pour respecter à la fois la tradition et notre instinct, nous lancions des offensives politico-militaires depuis nos camps, nos centres psychiatriques ou nos ghettos. Elles se terminaient systématiquement en déroute.
La défaite était notre seconde nature. Nous l’avions intégrée à nos comportements, et, lorsque par hasard nous échappions à la captivité, nous préférions habiter les maisons vides, les ruines et les souterrains.»
Lorsque Gordon Koum revient aux portes du ghetto où il (sur)vit avec sa famille, la ville a été transformée en montagne de débris suite à une attaque d’une horreur inconcevable, une attaque de plus dans une guerre aussi interminable qu’incompréhensible des "barbares officiels" contre cette collectivité de "sous-hommes", de ceux qui vivent aux marges. De la ville il ne reste qu’une plaine charbonneuse d’une laideur infinie, que des ruines noirâtres sous un ciel gris plomb, entièrement recouvertes d’un glacis goudronneux, paysage de désastre d’une noirceur absolue. Dans cette attaque, Maryana, la femme de Gordon Koum, Sariyia, Ivo et Gurbal, ses enfants, ont brûlé.
Tandis qu’il agonise, irradié à son tour par les armes effrayantes de ceux qui ont vaincu, Gordon Koum, ventriloque, prête ses voix à un rouge-gorge mazouté et à une poupée grotesque trouvés dans les débris. Pour distraire les morts, il raconte des histoires sur les disparus, des récits pour sortir ces petits de l’anonymat, pour conserver des traces de la mémoire collective et mettre à distance l’horreur du réel. Dans une atmosphère crépusculaire, ces histoires cruelles prennent parfois une tournure absurde ou risible mais elles sont toujours profondément émouvantes, par ce qui s’en dégage : une immense empathie et une très grande solitude face à la puissance, à la propagande et à une inhumanité désespérément écrasante.
Le temps semble s’étirer dans les narrats de Gordon Koum, récits d’après la défaite, posthistoires qui ont l’air de rejoindre la préhistoire, récits d’hommes terrés, de gueux qui survivent dans les cavernes à l’oppression de la barbarie dominante, écrasés par une guerre permanente qu’ils subissent sans comprendre.
Un choc noir.
«J’avais rêvé que sur le champ de foire, déguisée en femme malpropre, une magicienne anarchiste s’adressait à moi, me prenait la main et m’attirait dans des broussailles pour m’embrasser. Une fois les embrassades terminées, elle me confiait une peau de belette qu’il fallait agiter sept fois quarante-neuf minutes sous la lune si l’on voulait rejoindre la révolution mondiale et assister enfin à l’avènement d’une civilisation égalitariste. Ce rêve m’avait fait forte impression. De ma vie je n’avais étreint ni même rencontré de chamane anarchiste, du moins en songe.»
Volodine, porte-parole de ses écrivains hétéronymes dont Lutz Bassmann, est vraiment lui aussi un ventriloque de génie.
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