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Les insoumises

Celia Levi avait à peu près l’âge de ses héroïnes lorsque fut publié en 2009 son premier roman – roman épistolaire et d’apprentissage inspiré de la littérature du XIXème siècle, la correspondance entre deux amies très proches Renée et Louise, l’une contemplative, l’autre combattante, toutes deux portées par des rêves de justice et de grandeur.

Renée quitte Paris pour s’installer en Italie et y poursuivre ses études. Rêveuse, frivole et velléitaire, elle jette sans cesse des ponts entre les scènes de sa vie et ses lectures des classiques, s’imagine devenir une grande artiste peintre ou une réalisatrice de cinéma reconnue, mais n’aime rien tant que de flâner et rester dans son lit pour lire, découvrir les ruelles ou encore la cuisine italienne, profiter de la douceur de la vie tant qu’on peut la saisir.

Louise, restée à Paris, est une idéaliste combative et enragée de son impuissance, méprisant et puis haïssant la société marchande et l’exploitation, un monde qu’elle veut à tout prix changer en le dynamitant de l’intérieur.

«Ceux qui contestaient profondément la société spectaculaire marchande et qui ont vu leur révolution échouer ne s’en sont pas remis. Ils se sont tués. Ils se sont reclus. Les autres étaient des opportunistes. Ils ont dévoyé Mai 68. Ils se souviennent honteux ou nostalgiques. Mai 68 est devenu une image d’archive. C’est un souvenir confectionné, surgelé et prêt à servir, une madeleine de Proust sous vide.»

D’une forme très classique comme les œuvres qu’admirent Renée et Louise, «Les insoumises» émeut par la palette des émotions, la langueur, la rage et la naïveté brute des deux jeunes femmes, qui empruntent des voies multiples à l’issue incertaine, un récit imprégné de la profonde tristesse de la désillusion.

«Ne plus avoir de travail ne m’inquiète pas. Se rendre compte que rien ne changera est autrement plus pénible. Je reste dans mon trou. Le ciel bleu et l’odeur de l’été me sont insupportables.»

Le théoriste

«Je suis né dans l’exposition permanente d’un muséum comprenant deux chambres, un living-room, un bureau, deux couloirs-bibliothèques, une cuisine, une salle d’eau et un water-closet séparé. J’y ai été hébergé à plusieurs titres : pièce maîtresse de la collection, gardien et visiteur quelconque. C’est mon histoire naturelle.»

Au fil des années et des documents retrouvés dans l’appartement de ses parents, le narrateur du livre (un double fictionnel d’Yves Pagès) comprend - à moins qu’il n’imagine - qu’il a été étudié dans sa jeunesse comme un primate ou une souris de laboratoire, par un père zoologue qui épiait et notait ses gazouillis et ses moindres mimiques, par des parents qui communiquaient entre eux en langues étrangères ou sabirs créés de toutes pièces, pour échanger des informations qu’ils voulaient cacher à leur fils.

Son environnement familial est un monde étrange, un appartement-dédale encombré de paperasses, de tombereaux d’objets amassés par des parents obsédés de stockage, par un père éthologue collectionneur de tout et toujours absorbé dans des discours théoriques, un appartement qui ne compte pas moins de sept bibliothèques inaccessibles dissimulées dans des recoins secrets. Dans cet univers familial chaotique et bizarre qui ressemble davantage au monde de Lewis Caroll qu’à la réalité, le narrateur, qui découvre à dix ans son amnésie précoce, est persuadé d’avoir été manipulé par son père et sa mère complice, figures machiavéliques cherchant à le façonner.

«J’avais tant vécu déjà et pour rien, comme un panier percé, une cruche fêlée, une boite crânienne déversant à mesure sa matière grise par la fontanelle jamais refermée. J’avais grandi cul par-dessus tête en surplomb d’un abîme cérébral, sans souffrir jusque-là de vertige.»

Voulant échapper à cet appartement labyrinthe, à l’oppression de la surveillance et des théories du père, à cette enfance qu’il subit comme une dépossession du moi, il va conquérir sa liberté contre cette surveillance et cette servitude que, pense-t-il, lui imposent ses parents, en fuguant, en manifestant, et en découvrant la résistance par les mots.

«Les bousculades, bris de vitrines, pillages, début d’incendie qui allaient s’en suivre m’ont évidemment marqué, mais c’était peu de choses, confronté à ma première expérience physique d’une insurrection verbale.

Tous ces mots majuscules, se moquant d’eux-mêmes pour mieux prendre au sérieux une colère à laquelle, sans en comprendre toutes les subtilités, j’adhérais épidermiquement, comme on dit du motif d’un Malabar qui, humecté d’un peu de salive, vous colle à la peau quelques heures durant.»

Par un narrateur non fiable dans un environnement qui ne l’est pas davantage, "Le théoriste" oscille entre farce et drame, avec un humour qui est toujours là même au cœur du sinistre, témoignant du sort d’une humanité devenue cobaye – cette humanité qu’on retrouvera dans "Portraits crachés" ou "Petites natures mortes au travail".

Dans ce roman logiquement imparfait et très intéressant, on assiste à la découverte d’une mémoire faillible, angoissée et drôle, qui va sans cesse à la recherche de ses propres souvenirs, avec une inventivité langagière jamais démentie, et dans laquelle on replongera avec jubilation, grâce à "Souviens-moi", un récit d'Yves Pagès paru en mars 2014.

Portraits crachés

«Ce sont des portraits crachés, comme ça, en l’air, et qui devaient un jour me retomber dessus.»

Les portraits crachés d’Yves Pagès sont comme des pièces détachées, silhouettes esquissées en seulement quelques lignes, des micro-fictions aux chutes souvent brillantes, des portraits qu’on pourrait insérer dans des histoires plus vastes. Dans cet effeuillage, avec Elisa, Ulrich, Alexis, Charlotte et tant d’autres, on parcourt les failles et les déraillements de trajectoires individuelles biscornues, obsessionnelles, tristes ou drôles mais très souvent fragiles.

Dans la continuité de "Petites natures mortes au travail", on y croise les habitués des boulots précaires, des individus pris dans des routines absurdes, des gênes ou des psychoses familiales, les prisonniers mentaux de la marchandise à l’image Elisa, ancienne caissière dans un magasin hard discount et dont l’espace mental est resté encombré des codes des 800 produits du supermarché, les individus vivant aux marges dont le portrait prend sous la plume d’Yves Pagès la coloration d’un humour désespéré, comme avec Lucien, désargenté structurel, clochard qui, en cas d’aumône humiliante, «ne manque jamais de sortir sa propre carte bleue. Arrivée à expiration il y a vingt-deux ans, jamais avalée depuis.»

«Rentrée de septembre oblige, le collégien Michel remplissait sa énième fiche de renseignement, une par matière enseignée. Profession de la mère ? rien de plus simple : "néant". Quant au père, ça dépendait des fois : "Docteur des facultés", "Haut factionnaire", "PéDéGé", "Cadre extérieur", "Marchand de Bien", "Général contrôleur"… et même, en dernier choix, l’imagination venant à lui manquer, mettons, euh : "Chef de famille". Il eut été facile d’acculer l’élève à dire la vérité, mais conciliabule dans la salle des professeurs, on pressentit dans son cas spécial quelque événement traumatique – un divorce en cours, un licenciement sec, sinon un deuil récent -, bref un lourd secret qui poussait cet élève à mentir par élucubration.

Difficile pour Michel d’avouer que son père n’était que "palefrenier aux écuries de la Garde Républicaine" et qu’après chaque sortie équestre, sous les fenêtres du collège où excellait son fils, il trainait en queue de cortège pour ramasser à la pelle les kilos d’excréments de ses protégés. »

Yves Pagès ressemble à Judith, qui jouit d’un odorat surdéveloppé, et qui est dégoûtée par ceux qui «ne sentent rien». Grâce à sa plume, il décrypte ces trajectoires curieuses, avec des bifurcations en coude, des abimés de la vie dans un monde en décomposition, mais leur redonne souvent un charme distancié, comme dans cet autoportrait où il se dédouble en deux versions de lui-même, tous les deux exemptés du service militaire, l’un l’ayant voulu, et l’autre absolument pas.

August

À l’été 2011, quelques mois seulement avant sa disparition, Christa Wolf écrivit ce texte court d’une simplicité lumineuse. Unique texte de l’auteur centré autour d’un homme, August, il est dédié à son mari Gerhard qui partageât la vie de Christa Wolf pendant six décennies.

À plus de soixante cinq ans, August, conducteur d’un grand car de tourisme qui ramène un groupe de Prague jusqu'à Berlin, revisite sa vie en empruntant l’escalier de sa mémoire. Il évoque sa rencontre avec Lilo lorsque, orphelin de huit ans suite à un bombardement, il fut hébergé dans un château transformé en sanatorium à la fin de la guerre. Indifférent aux bavardages des passagers de son car, des souvenirs très vifs lui reviennent en mémoire, souvenirs de ceux qu’il côtoyât alors, et surtout le visage et les comtes de Lilo, son amour pour elle et sa jalousie, plus nets et vivaces que tout ce qu’il vécut ensuite, dans le fleuve tranquille d’une vie apaisée, aux côtés de sa femme Trude, parcourant le pays au volant de son car.

Inspiré à Christa Wolf par sa rencontre avec un petit garçon qui s’appelait August à la fin de la guerre, déjà évoqué dans «Trames d’enfance», ce récit pudique et dépouillé de seulement quarante pages ne dit que l’essentiel, sur la force des émotions de l’enfance et leur mémoire intacte malgré l’écume des années.

«August se souvient : comme à tous ces enfants qui, à la fin de la guerre, arrivaient sans parents dans cette gare du Mecklenbourg, on lui avait demandé où et quand il avait perdu sa mère. Mais bien sûr il ne le savait pas. Si le raid aérien sur le convoi de fugitifs avait eu lieu avant ou après la traversée de l’Oder. Cela non plus il ne le savait pas. Il avait dormi. Quand cet horrible fracas a commencé et que les gens ont crié, une femme inconnue, pas sa mère, l’a empoigné par le bras pour le faire descendre du train. Derrière le remblai, il s’est jeté dans la neige, où il est reste allongé jusqu'à ce que le vacarme cesse et que le chef de train crie que tous ceux qui étaient encore en vie devaient immédiatement remonter dans les wagons. August n’a plus jamais revu sa mère, ni cette femme inconnue

Théorie de la carte postale

«Il ne s’agissait pas de célébrer les lueurs d’un mourant paysage en rédigeant un livre plein d’images nocturnes, mais d’en proposer une théorie générale à l’usage de tous. Et non pas tant sous forme de spéculations abstraites que de consignes universelles. Il songeait aux anciennes instructions pour les prises d’armes, à ces vieux livres qui enseignaient les principes de la manœuvre dans le domaine militaire.»

Finalement loin du projet ambitieux visé initialement, le petit livre de Sébastien Lapaque est une flânerie, un égarement poétique qui n’échappe pas à la nostalgie, un lâcher de mots aux éclats multicolores, un livre à la légèreté d’une bulle qui s’envole et qui bientôt éclate parce qu’ «on n’est pas sérieux quand on écrit des cartes postales».

Sous cette apparence de fantaisie légère, c’est l’amour d’un langage si souvent foulé aux pieds aujourd’hui, que célèbre Sébastien Lapaque, la saveur de l’écriture, la profondeur, l’émotion ou l’imperfection des mots tracés par des anonymes oubliés, au recto d’une carte postale de Quiberon, de Bruxelles ou des îles Kerguelen.

Pas de théorie, pas de documentation, mais des cartes postales chinées et les vers d’Aragon ou de Paul-Jean Toulet, pour avancer avec élégance dans une vie dont les cartes postales seraient les cailloux blancs.

«Il faisait ainsi des rêves pleins d’étranges pays et de grammaire légère. Ecartelé entre le sommeil et la veille, il ne savait plus s’il devait vivre pour continuer à songer ou songer pour continuer à vivre. Il écrivait sa "Théorie" en dormant ; et des cartes postales en rêve ; et des cartes postales avec ses rêves.»

A des années-lumière

Au début de la première guerre mondiale, en 1915, Eugenio Montale, alors officier de l’armée italienne, invite un officier autrichien, fait prisonnier et féru comme lui de poésie, de musique et d’opéra, à passer une soirée en sa compagnie à la Scala de Milan, avant de le raccompagner à sa prison.

Partant de cette anecdote bouleversante, «parce qu’elle se situe à des années-lumière de nous», Marcel Cohen se livre à un exercice de lucidité salutaire, pour souligner la disparition d’un monde, cet abîme qui s’est ouvert entre 1914 et 1918, puis avec les meurtres de la Shoah et des bombes atomiques, la révélation que l’homme dans ce siècle de l’industrie de masse en est arrivé aussi maintenant «à produire industriellement des cadavres par millions.» (Günther Anders).

Sur les traces de Günther Anders dans «L’obsolescence de l’homme», Marcel Cohen souligne le décalage entre ce que l’homme est devenu capable de produire et ce qu’il est capable d’imaginer, après Auschwitz et Hiroshima, ces meurtres de masse dont il souligne, reprenant les mots de Benjamin Fondane à propos du national-socialisme, qu’ils sont comme « une glace déformante qui nous renvoie, grossis, les traits même de notre culture».

«C’est la qualité d’homme qui est visée et atteinte». (Jean-Luc Nancy)

Que peuvent l’art et la littérature, quand la réalité est devenue inexprimable, comment représenter un monde en décomposition sans renoncer, même si ce que l’on peut exprimer se réduit à la conscience de tout ce qui a été perdu, ou à donner forme «au vide immense à quoi peut se résumer une vie» ? 

Lecture indispensable pour sa clairvoyance et comme appel pour que les écrivains et les artistes conservent la volonté d’aborder les sujets les plus profonds et les plus graves.

Haïkus de prison

Laissons parler Antoine Volodine sur son hétéronyme Lutz Bassmann, écrivain emprisonné, un des porte-voix du post-exotisme (dans son essai "Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze") : "Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans la cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fut à l’article de et se négligeât, mais du dehors […] Bassmann, lui n’attendait rien. Il s’asseyait en face de nos visages abîmés et il les regardait. Il contemplait les photographies mal lisibles, spongieuses, les portraits obsolètes de ses amis hommes et femmes, tous défunts, et il se remémorait on ne sait de quoi de trouble et, en même temps, de merveilleusement scintillant, qu’il avait vécu en leur compagnie."

Poème en trois chapitres, les«Haïkus de prison» de Lutz Bassmann, racontent la prison, la déportation et l’enfer des camps, dans ce chant lancinant de 489 haïkus qui tend vers l’hiver et la noirceur absolue.

Voix des dominés, des minoritaires, de ceux qui sont aux marges, ce sont les récits des Tadjiks, du Mandchou, du boucher moldave, du boxeur fou ou du bonze, de tous ceux qui tentent de survivre dans le chaos de l'enfermement, de raccommoder ensemble des morceaux de vie au milieu des suicides et des meurtres, de tous ceux qui succombent.

Quelle est cette prison ? Où sont-ils et pourquoi ? Après quelles défaites ? Cela restera obscur. Certains tentent en prison de reconstituer une organisation pour résister mais elle est vouée à la défaite dès le premier haïku.

 

"L’organisation s’est constituée

on attend que les chefs surgissent

pour les haïr"

 

Malgré la puanteur de la cellule, la barbarie de l’enfermement, de la déportation et du camp, une poésie visionnaire et un humour étonnamment juste se dégagent de ces vers hallucinés, de ces lambeaux de vie qui se désagrègent, de cette voix qui tend vers l’évanouissement.

 

"Personne ne s’est inscrit pour la chorale

l’animateur

est anthropophage"

 

"Pour instaurer la discipline

le commandant

tue quelqu’un au hasard dans le fossé"

 

"Le vétéran parle de l’été

j’ai du mal à me rappeler

de quoi il s’agit"

L'impasse-temps

Serge Grivat est un homme petit : créatif frustré, amant jeté, conjoint materné... Le jour où il trouve dans sa poche un briquet qui lui permet de geler le temps, il y voit l'occasion de fuir sa vie étriquée et se saisir de ce qui lui manquait. 

La première incursion de Serge dans le temps figé rappelle au lecteur d'aujourd'hui ces flash mob Freeze Paris. Sauf que la création n'est pas du côté des innombrables figurants immobilisés sur un instant, mais dans l'oeil de Serge, dont l'esprit rationnel devant l'incompréhensible peut rappeler celui du Budaï d'Epépé.

Dans le temps figé, tout lui devient possible. Les mises en scène grotesques, les revanches puériles. L'argent à portée de main, le sexe à sens unique. Le pouvoir, l'impunité, la déshinibition. Seul être mouvant dans un monde arrêté, il peut prendre ou faire ce qu'il veut, sans aucune conséquence à assumer.

Et Serge Grivat se révèle être un homme hideux. A chacune de ses escapades, il perd un peu du lien qui le relie aux autres, et fait un pas vers la monstruosité tant mentale que physique, sans qu'on sache s'il doit ce glissement à sa propre nature ou à ses passages répétés dans le temps figé.

C'est un vrai plaisir de se replonger dans la science fiction française des années 80, sans clinquant mais à l'ambiance très particulière. L'impasse-temps ne parle pas de décalages temporels, de mutations ou même de superpouvoirs.  C'est un roman qui parle avant tout du pouvoir et de la corruption qui l'accompagne, dans un décor de plus en plus dystopique.

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