Connexion

Actualités

L'homme à la carabine

Des graines d'anarchie dans le terreau d'une époque.

L'homme à la carabine, c'est André Soudy, le petit dernier de la bande à Bonnot, le gamin dans un manteau d'homme, trop vite poussé, les poumons en vrac et l'idéal au ventre.

La Commune s'est finie dans le sang, la guerre de 14 approche. Les "anarchisses", eux, y croient encore : vie en communauté, potager collectif, lectures, conférences du soir... et quelques illégalistes qui deviennent des bandits tragiques : la bande à Bonnot lance le premier braquage en automobile, s'attaque à un garçon de recette ou à la demeure d'un vieux couple bourgeois, ouvre des coffres, braque des armureries...

André Soudy les rejoint alors qu'ils sont déjà traqués par la police, leurs têtes mises à prix dans les journaux.  André Soudy, "Bécamelle, l'homme artichaut, l'innocent du monde". 

"J'ai la caille, moi. Jamais eu le pot. Même pas foutu d'aligner un guignol... Ci-gît André Soudy qui réussit à tout rater, ce serait valable en épitaphe sur ma pierre tombale".

Le récit est composé d'une mosaïque d'instants (d'instantanés ?)  : des chapitres très courts, que ce soit de la narration à divers moments de la vie d'André, des extraits de dialogues ou monologues avec un journaliste ou son avocat quand il sera en prison, des photos, des "arrêts sur image", des "feuilles volantes"... 

L'auteur maintient un rythme de va-et-vient permanent entre les instants vécus par la bande à Bonnot et l'image, l'imaginaire, qu'ils ont laissé derrière eux : ce qu'en raconte André Soudy en prison, ce qu'en diront les journaux après, puis encore plus tard Brassens écrivant  "mort aux vaches, mort aux lois, vive l'anarchie" ou un film de Philippe Fourastié, ou un poème d'Aragon...

Dans ses romans, Patrick Pécherot ne cesse d'évoquer le début du siècle, enfin l'autre, le XXème : la guerre de 14-18 dans Tranchecaille, la guerre d'Espagne dans Belleville-Barcelone. Et il le fait bien. Très très bien. La gouaille, les odeurs, les pavés, les zincs, tout y est, tout est juste.

Il s'en dégage une vraie tendresse pour ces personnages, pour une époque, et quelque chose comme un éclat de rire forcé, une grimace entre ironie, désespoir et révolte.

"- Vous aimez les armes ?

- Vous voyez ? Vous me demandez pas si j'aime les légumes... Aimer les armes... Un révolver sert à défendre sa peau. Autant savoir s'en servir. Et puis, chacun ses petites manies. Elles ne prouvent rien. Les journaux font de la réclame pour les fusils de chasse. Ca en fait des pousse au crime ? Remarquez, faudrait demander aux lapins."

Spécial fêtes : quelques beaux livres que nous aimons tout particulièrement !

En cette période de fêtes, nous avons tenu à vous proposer quelques "beaux livres" que l'on apprécie chez Charybde, et qui sont autant d'idées de cadeaux plaisants, pour les autres... ou pour soi !

Évolution, de Jean-Baptiste de Panafieu et Patrick Griès : une incroyable mise en images du concept d'évolution, à travers l'exploitation de dizaines de clichés (noir et blanc ou aux rayons X) du Muséum d'Histoire Naturelle.

Histoire de la laideur et Histoire de la beauté, d'Umberto Eco : dans la même veine que l'inoubliable Vertige de la liste, deux assemblages d'images, de textes, de photographies, de poèmes,... sur les thèmes de la laideur et de la beauté.

James Ensor, de Michel Draguet : pour accompagner vos lectures fantastiques présentes et à venir, d'E.T.A. Hoffmann à Mélanie Fazi, l'univers fantasmagorique du grand peintre belge est un complément fort utile.

Kanaval, de Leah Gordon : une plongée dans de rares images et photographies de carnaval et de vaudou en Haïti, à parcourir en pensant à Madison Smartt Bell.

Nouvelles d'Afrique  - À la rencontre de l'Afrique par ses grands ports, d'Arnaud de la Grange : en accompagnement de notre série de nouvelles et romans africains contemporains (en discussion le 16 décembre), l'un des plus beaux reportages photographiques réalisés récemment sur l'Afrique réelle.

Personnages, oiseaux et animaux de Keisai : le trait d'un grand précurseur du dessin japonais moderne, dès le XVIIIème siècle.

Esquisses au fil du pinceau, d'Ooka Shunboku et Tachibana Morikuni : une collection de modèles utilisés dans les écoles de dessin japonaises de l'époque Edo, et le livre indispensable pour mieux comprendre les explications sur l'art subtil du pinceau et de l'encre de Victorien Salagnon, le héros de L'art français de la guerre.

L'almanach des maisons vertes, de Kitagawa Utamaro : l'un des plus grands peintres de l'histoire japonaise, lorsqu'il évoque les quartiers des plaisirs au début du XIXème siècle.

Qi Baishi - Le peintre habitant temporaire des mirages, de Feng Chen : l'art du peintre emblématique de la Chine traditionnelle "modernisée", peu avant son décès en 1957.

Les mers perdues, de Jacques Abeille et François Schuiten : la lointaine conclusion, richement illustrée de nombreuses pleines pages, du cycle des Jardins Statuaires.

L'extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, de Reif Larsen : empruntant la forme d'un livre d'art jusque dans ses moindres détails, ce roman incroyable a provoqué l'indécrulité émerveillée d'un Stephen King, qui déclarait : « Voici un roman qui fait l’impossible : réunir Mark Twain, Thomas Pynchon et Little Miss Sunshine. Ce livre est un trésor ».

Kadath - Le guide de la cité inconnue, de David Camus, Mélanie Fazi, Raphaël Granier de Cassagnac et Laurent Poujois, illustré par Nicolas Fructus : à partir de quelques écrits de H.P. Lovecraft, la somptueuse création d'un univers imaginaire, dans toutes ses dimensions et sa richesse.

V pour Vendetta, d'Alan Moore : une version intégrale de sa BD, sans doute la plus corrosive et la plus subversive, à l'heure où la révolte contre un ordre injuste n'a jamais été aussi souvent évoquée...

La guerre dans la BD - Personnages de fiction ou véritables héros ?, de Mike Conroy : parcourant avec minutie la manière dont la guerre est traitée dans la BD, depuis ses origines, une somme prodigieuse, riche de centaines d'illustrations.

Le désir d'être inutile, d'Hugo Pratt : l'autobiographie du père de Corto Maltese parcourt à la fois sa vie et ses inspirations et créations littéraires et graphiques. Un voyage passionnant.

Libraires du mois - Culturopoing (décembre 2011)

Louis-Ferdinand CÉLINE, Guignol's Band I & II

Jim THOMPSON, Rage noire

Adolfo BIOY CASARES, L'invention de Morel

Daniel GALOUYE, Simulacron 3

Richard BRAUTIGAN, La pêche à la truite en Amérique

André PIEYRE DE MANDIARGUES, Récits érotiques et fantastiques

Marcel BÉALU, L'expérience de la nuit

Marcel SCHWOB, Œuvres

Bastien VIVÈS, Poilna

Kim DEITCH, Une tragédie américaine

Cinq mois d'existence, et un nouveau site pour Charybde

Notre librairie fête en ce moment ses cinq mois d'existence. Temps extrêmement court qui est passé à toute allure, dans la frénésie de l'installation, de la mise en place de nos choix, de l'organisation des événements, des rencontres avec les lecteurs... et d'un peu d'administration aussi, il faut bien le dire.

Entre juin et décembre, nous avons d'emblée voulu vous proposer un riche programme de rencontres et d'événements, car nous sommes convaincus que ces moments conviviaux et intenses représentent un moyen privilégié d'accès aux livres que nous souhaitons défendre : privilégié par la rencontre directe des créateurs, auteurs, éditeurs ou éclaireurs, bien sûr, et privilégié par l'échange entre lecteurs, curieux et habitués, tout aussi certainement.

Vous aurez ainsi pu rencontrer, en six mois : Jacques Abeille, Thierry Acot-Mirande, Jean-Marc Agrati, Stéphane Beauverger, Jean-Daniel Brèque, Julien Campredon, Claro, Régis Clinquart, Sylvain Coher, Florent Couao-Zotti, Laurent Courau, Culturopoing, Mélanie Fazi, Dominique Forma, Nicolas Fructus, Jean Habrigian, Léo Henry, Laurent et Laure Kloetzer, Jérôme Leroy, Ian McDonald, Jacques Mucchielli, Patrick Pécherot, Tommaso Pincio, Serge Quadruppani, Laurent Rivelaygue, Lucius Shepard, Madison Smartt Bell et Lisa Tuttle, soit pas moins de 28 auteurs, traducteurs, illustrateurs ou webzineurs de choc, sans compter les musiciens Helluvah, Budam, Julien Jacob et Madison Smartt Bell (en blues rocker !).

Nous n'avons aucune intention d'en rester là, et les mois qui viennent seront tout aussi riches. Ce site tout neuf vous informera en continu de nos événements à venir, de nos nombreux coups de cœur littéraires, de nos enthousiasmes, et - qui sait ? - de nos états d'âme à l'occasion.

Et c'est avec grand plaisir comme toujours que nous vous accueillerons prochainement à la librairie, située en ce 129 rue de Charenton (75012) que nous souhaitons au maximum être comme un second "chez soi" pour vous !

Bien amicalement.

Charybde

L'attaque des dauphins tueurs

Paru en 2011, ce nouveau recueil de Julien Campredon, toujours chez l'éditeur captivant Monsieur Toussaint Louverture, poursuit le travail de sape à l'humour déjanté bien entamé avec Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes en 2006.

Cinq nouvelles pour évoquer, entre autres, les risques inhérents à la conclusion de pactes, consuméristes et carriéristes, avec un Diable, fût-il catalan (Diablerie diabolique au clubhouse), les détours ironiques des bibliothèques ou librairies magiques borgésiennes lorsque la crise immobilière s'en mêle (La Vengeance du livre uruguayen), les explications enfin compréhensibles sur la frénésie de bétonnage qui saisit tant de nos régions (La Coulée de béton infernale), les vicissitudes de l'invasion des terres ensoleillées par de nordiques retraités, lorsqu'un mysticisme malvenu peut s'en mêler (M., M. M., D. & M.), ou encore la métaphorique révolte de dauphins hédonistes mais néanmoins très déterminés lorsque l'État policier / protecteur finit par aller trop loin (L'Attaque des dauphins tueurs).

Un régal, à lire d'urgence et ranger ensuite précieusement sur son étagère, à portée de main, à côté des autres recueils de Julien Campredon et de ceux de Jean-Marc Agrati.

[... et Charybde 4 approuve.]

Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes !

Publié en 2006 chez le toujours étonnant éditeur Monsieur Toussaint Louverture, ce recueil de 9 nouvelles (plus une "note de l'éditeur" et une "note de l'auteur" qui valent bien des nouvelles !) s'approche désormais, dans mon panthéon personnel, des trésors d'un Jean-Marc Agrati.

Languedocien militant, Julien Campredon nous fait rencontrer non pas des sous-préfets aux champs, mais des maires écartelés en place publique par leurs électeurs pour avoir trop cédé aux sirènes de représentants de commerce en rond-points ou en bretelles de sortie (Le lièvre, l'olivier et le représentant en ronds-points), des hommes politiques spécialistes en discours assommants, statufiés de leur vivant (Jean-François Cérious ne répond plus), d'énigmatiques fantômes revenus s'installer frugalement "au pays" au cœur des Cévennes (Tornar a l'ostal ou Les mémoires d'un revenant), de sentencieux employés de Pôle Emploi endormant de jeunes chômeurs désabusés de leur litanie administrative, jeunes chômeurs qui du coup se laissent aller à des rêves aussi bizarres que séditieux (Avant Cuba !), de bien curieuses manières de découvrir le sexe des femmes (Heureux comme un Samoyède), ou encore de jeunes auteurs de fiction tentant de démontrer en vain à de redoutables bibliothécaires borgésiens que l'écrit ne se limite pas à l'autobiographie (Note de l'éditeur).

Le sommet du recueil est atteint avec la nouvelle qui lui donne son titre, Brûlons tous ces punks pour l'amour des elfes, toute en jubilation tressautante, qui constitue peut-être, dans sa brutalité gouailleuse aussi, l'une des plus efficaces analyses de la réalité du salariat et du mercenariat qui va avec que j'aie rencontrées.

« Putain, Benji ! À la porte et tu arroses tout ça à la grenade. Toi le bourgeois, tu me saques cette merde à la sulfateuse. Moi con, j'appelle le Vieux au talkie et en fonction je fais une sortie. Bourge, quoi qu'il arrive con, tu ne les laisses pas mettre de la lessive dans la fontaine devant le musée, après c'est chiant à enlever. Déjà qu'ils nous ont arraché les fleurs du parterre l'autre jour. Et ces flics qui ne font rien ! »

 

[ ... Charybde 1 & 3 approuvent.]

Requins d'eau douce - Une enquête de l'inspecteur Lukastik

Publication de 2004 d'un auteur autrichien jusqu'ici fort peu connu en France, alors qu'il compte une bonne douzaine de romans à son actif, ces Requins d'eau douce (auxquels on préférait toutefois le titre allemand, Nervöse Fische, beaucoup plus en phase avec le final du livre) frapperont d'abord par la sauvage incongruité de leurs prémisses : dans une piscine au sommet d'un immeuble viennois, un cadavre est retrouvé déchiqueté... par un requin, évidemment absent !

Au-delà d'une enquête étonnante, c'est la force du personnage de l'inspecteur Lukastik qui réjouira le lecteur, et tout particulièrement l'amateur de commissaires rêveurs et déroutants à l'image de l'Adamsberg de Vargas, dont Lukastik pourrait constituer une sorte de double désenchanté et wittgensteinien. Bourré de secrets inavouables, de lubies surprenantes et irrespectueuses de la hiérarchie, d'intuitions parfois justes, de marottes plus ou moins mystiques, d'accès intempestifs de contemplation, ce policier sort de l'ordinaire pour nous emmener dans de bizarres marges, où l'irrationnel s'immisce - non sans que l'enquêteur autrichien, haïssant pourtant aimablement la littérature policière, n'y fasse régulièrement référence.

Le final de l'enquête mérite certes le détour, mais là n'est pas vraiment le propos : une riche galerie de personnages que l'on hésite à qualifier de secondaires, et un inspecteur totalement hors normes, voilà qui fait ici notre bonheur car, comme le répète souvent Wittgenstein à l'oreille du héros : "Il n'y a pas d'énigme".

La disparition soudaine des ouvrières

Parue début octobre 2011, cette deuxième enquête de la commissaire anti-mafia Simona Tavianello confirme s'il en était besoin que Serge Quadruppani, traducteur émérite et fin connaisseur des arcanes politico-policières italiennes, a su créer un personnage du calibre de ceux des meilleurs auteurs italiens de noir, précisément - et laisse par ailleurs supposer que l'auteur a entendu les supplications des lecteurs réclamant une suite à la parution de Saturne l'an dernier.

Enquête pour ainsi dire "incidente", puisqu'intervenant au cours de vacances bien méritées, La disparition soudaine des ouvrières nous emmène dans une vallée piémontaise où une lutte larvée entre apiculteurs écologistes, frappés par d'étranges disparitions massives de leurs essaims, et multinationale agro-alimentaire, menant des expérimentations réputées inoffensives, semble dégénérer en violent éco-terrorisme... Mais comme dans Saturne, la lourde patte des services spéciaux, totalement inféodés au capitalisme berlusconien, pour qui chaque pseudo-ambition sociétale se résume in fine à un moyen de gagner davantage d'argent, est bien présente, et ne sera déjouée que partiellement et de justesse par la commissaire et ses alliés de circonstance, obligée qu'elle est, comme précédemment, de "marcher sur des œufs" pour pouvoir simplement poursuivre son travail...


« Les abeilles étaient en train de mourir d'avoir trop bien essayé de s'adapter à l'évolution du monde, au lieu de lui résister, "offrant ainsi l'image parfaite de la trajectoire d'une certaine gauche". »

L'homme dit fou et la mauvaise foi des hommes

Jeune écrivain béninois, Florent Couao-Zotti publie ce recueil de nouvelles en 2000. Le Serpent à Plumes écrivant souvent de pertinentes quatrièmes de couverture, la voici : "Florent Couao-Zotti est un visionnaire, et ses yeux innombrables fouillent avec méticulosité la ville africaine et sa folie dantesque. L'amour y est infini et commande aux hommes les plus grandes déraisons, à l'image de leurs immenses peines. Dans ses nouvelles, voler, tuer, souffrir est le quotidien de cette humanité, un quotidien dont parlent entre eux les égouts et les fleuves, les rues et les décharges, ainsi que les poètes. Mais au pays du vaudou et de la magie, des hommes se lèvent, invincibles, et le rire demeure, en dépit de tout, la première des forces."

"Malgré les pétarades des moteurs de la rue proche, malgré la vague de murmures assourdissants du marché, les voix s'étaient ordonnées, crues, coupantes, brûlantes, puis avaient tout crevé, avant de retomber à saute-mouton, sur la foule. La foule des marchands et des clients qui, aussitôt, reprirent le même refrain ; mais, cette fois-ci, avec une dose multiple d'inquiétude, de surexcitation. L'alerte maximum : "Olé ! Olé ! Au voleur ! Au voleur !" Des doigts, de partout, convergèrent vers un point, vers une petite boule faite de membres menus, des jambes grêles comme coupées dans du bambou, un enfant, un enfant ! "Olé ! Olé ! Arrêtez-le !" Il tapait au sol comme une balle de tennis, il courait, sautait par-dessus les obstacles, bousculait les marchandes et les clients, piétinait tout ce que ses petites tiges de jambes ne pouvaient éviter. Il courait. Il vitessait. Ah, la flèche intrépide !" (in "Petits enfers de coins de rues").

Plongée dans une terrible dureté en effet, celle d'un Cotonou souvent invisible au voyageur occasionnel, mais avec une hilarité permanente, qui crée un recueil éblouissant, rappelant parfois les minutieuses envolées d'un Jean-Marc Agrati (surtout dans ses nouvelles "africaines"), la verve cynique d'un Alain Mabanckou, ou encore le sens complexe de l'invective imagée d'un Ahmadou Kourouma. Un auteur à découvrir d'urgence pour les amateurs d'Afrique authentique, et pour les autres !

L'œil de Carafa

Une révolution dans le roman historique : 40 ans de luttes à l'apparition du protestantisme.

Publié en 1999 (et traduit en français en 2001 par Nathalie Bauer), L’œil de Carafa (Q en italien d’origine et en anglais) est le premier roman du collectif d’écrivains de Bologne, Wu Ming, paru en fait sous le nom de Luther Blissett, le vaste collectif européen d’action artistique et de canular politique, auto-dissous en 1998, dont ils furent des membres actifs dès l’origine.

Sept cent trente pages et deux voix pour, de fait, contribuer puissamment à révolutionner le roman historique, et fonder l’école informelle (et néanmoins controversée) du « Nouvel Épique Italien », avec la complicité bienveillante de Valerio Evangelisti, de Carlo Lucarelli, de Massimo Carlotto, voire de Giancarlo de Cataldo et de Roberto Saviano.

Le narrateur, anonyme – ou plutôt changeant allègrement de pseudonyme chaque fois que nécessaire -, arpente l’Europe de 1515 à 1555, spectateur et acteur des immenses soubresauts apportés par l’installation de la Réforme protestante, et par la lutte acharnée entre l’Empire de Charles Quint, le royaume français de François 1er, les princes allemands et la Turquie de Soliman le Magnifique, sous le regard acéré de la Curie romaine. Jeune passionné et radical, il prend rapidement acte, avec de nombreux camarades, de la tiédeur complaisante d’un Martin Luther qui, passée la ferveur de l’affichage de ses thèses sur la porte de l’église de Wittemberg, a bien tôt fait de se ranger, avec armes et bagages, au côté des princes allemands et de leur féodalité maintenue, alors même qu’un instant, un immense espoir s’était levé pour les pauvres et les réprouvés. Le narrateur sera donc, avec constance, de toutes les batailles radicales perdues du demi-siècle, de toutes les folies expérimentales, de toutes les quêtes généreuses de l’époque : combattant avec Thomas Müntzer, l’instigateur de la grande révolte paysanne (celle qu’analysera Friedrich Engels en 1850), à la bataille de Frankenhausen (1525), participant, rapidement dégoûté et incrédule dès les premières dérives, à l’éphémère royaume théocratique anabaptiste de Münster et aux folies de Jean Matthijs et Jean de Leyde (1535), combattant au sein de la violente colonne de Jan de Batenburg jusqu’à la capture et l’exécution de celui-ci en 1538, sympathisant du phalanstère (avant la lettre) d’Eloy Pruystinck et de ses amis, à Anvers, jusqu’en 1544, avant de faire fortune en participant à une arnaque sophistiquée aux dépens des banquiers Fugger, principaux financeurs des guerres et des oppressions à l’époque, et de s’établir à Venise pour un « final » hallucinant, allié à une riche famille de marchands et activistes Juifs portugais…

C’est qu’entre temps, avec toujours plus de force au fil des pages, la deuxième voix du roman a pris son essor : figurant uniquement sous forme de lettres et de rapports adressés à son commanditaire, l’espion et infiltrateur catholique « Q » (pour Qohélet, pseudonyme renvoyant au livre de l’Ecclésiaste) décrit patiemment au cardinal Carafa, animateur de la frange plus dure de l’église catholique (il sera l’instigateur de la création de l’Inquisition romaine en 1542 avant de devenir le pape Paul IV, l’un des plus féroces de l’histoire, en 1555), les signaux d’alerte sur les activistes protestants et anabaptistes les plus menaçants, œuvrant surtout, en véritable agent provocateur, à trahir et faire échouer de l’intérieur les mouvements les plus dangereux pour la papauté et pour les puissants de ce monde, jusqu’aux confrontations finales quand le narrateur aura enfin réalisé le rôle de cette ombre secrète qui traqua ses actions et celles de ses compagnons pendant plus de trente ans…

Roman d’une rare puissance et d’une extrême ambition, donc, recourant à la fois à une recherche minutieuse et à un jeu subtil d’anachronismes « étudiés » et de langages virtuoses, pour donner un sens inhabituel à une période historique d’une part, et pour indiquer par analogie de possibles mécanismes de lutte contemporaine, d’autre part.

Roman dont on ne peut qu’attendre avec impatience la réédition, et pourquoi pas dans une nouvelle traduction française qui, à l’instar de la magnifique traduction anglaise de Shaun Whiteside, serait davantage fidèle aux recherches langagières et à la langue bien particulière du collectif bolognais.

Il est écrit sur la première page : dans la fresque, je suis l’une des figures à l’arrière-plan.
Une écriture soignée, minuscule, sans la moindre bavure, formant des lieux, des dates, des réflexions. C’est le carnet des derniers jours convulsifs.
Les lettres sont vieillies et jaunies, poussières de décennies passées.
La pièce de monnaie du royaume des fous se balance sur ma poitrine, symbole de l’éternelle oscillation des fortunes humaines.
Le livre, le dernier exemplaire rescapé peut-être, n’a plus été ouvert.
Les noms sont des noms de morts. Les miens, et ceux des hommes qui ont parcouru ces sentiers tortueux.
Les années que nous avons vécues ont enseveli à jamais l’innocence du monde.
Je vous ai promis de ne pas oublier.
Je vous ai mis à l’abri dans ma mémoire.
Je veux tout maîtriser depuis le début, les détails, le hasard, le flux des événements. Avant que le recul ne brouille mon regard, émoussant le vacarme des voix, des armes, des bataillons, atténuant les rires et les cris. Et pourtant, seul le recul autorise à remonter à un début probable.