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Chambre noire

"On dit que l'enfant sait de la lumière ce que l'insomniaque sait du sommeil introuvable, un rêve négatif."

Blois, 1885. Tableau : un déjeuner à la campagne. Bonne société, cadre impeccable, la mère et ses filles. Jeunes filles bien éduquées, parfaits objets décoratifs.

C'est dans ce premier chapitre que germe la graine de folie chez Constance, un des objets décoratifs sus-cités. Elle ne cessera de croître ensuite, de se répandre et se transmettre sur les générations qui suivront.

Lisbonne. 1986. Jorge, trois générations plus tard, se perd dans Lisbonne à la recherche d'un ami perdu de vue depuis longtemps. Connu de lui seul, spécialiste des rendez-vous manqués ou des apparitions à l'improviste, cet ami ressurgit de l'enfance et disparaît, lui laissant la carte de visite d'un lieu qui n'existe plus. Lui-même existe-t-il vraiment ?

Lisbonne et cette quête flottante rappellent un Antonio Tabbucchi et son  Nocturne indien.

Paris-Blois. 1986. Pendant qu'à Paris Milena, la compagne de Jorge, photographe, se perd dans la chambre noire de son ventre, et des souvenirs effacés de sa petite enfance. A fleur de peau, fascinée par l'obscurité, elle cherche dans les vieilles photos familiales un secret qui n'existe que pour elle... 

Entre eux et sur quatre générations, une histoire familiale d'un siècle marquée par une lente folie. Rien de grandiose mais les obsessions de chacun, les silences, les choix, les bons moments aussi... en vrac, comme une boîte de photographies d'époque, dont il faut refaire l'histoire et retisser les liens : cette femme-ci avec son enfant est la fille de cette jeune fille-là avec ses soeurs ; ce jeune homme est donc le grand-père de cette vieille femme...

L'écriture est belle, et le style un révélateur photographique, faisant surgir des contours ou des contrastes, une image en formation, plutôt qu'un sens pré-établi. Formes, sensations et réminiscences s'amalgament souvent sur un rythme délibérément lent, qui abolit le temps et flirte parfois avec le fantastique.

Aden

Un informaticien de haut niveau réalise à la fois la véritable nature de son travail et les raisons profondes de son reniement de ses origines...

Prix Fémina 1992, le sixième roman d'Anne-Marie Garat, faussement intimiste, explore la mémoire et l'identité familiale comme ressorts de l'être, à travers la figure d'Aden Seliani, informaticien de haut vol confronté à un double choc peut-être salutaire.

Fils unique d'obscurs immigrés moldaves, réalisant par un concours de circonstances la nature exacte de son travail (et notamment de ses commanditaires), replongé après des années d'éloignement dans la triste banlieue de son enfance qu'il avait reniée au fil des années, où, trois jours et trois nuits durant, sa mère inconsciente se débattra dans le coma, avant de mourir, suite à un banal accident, Aden Seliani va tenter de se retrouver, de redevenir enfin, complet et transformé, celui qu'il devrait être.

Maintenant, il se voit comme un idiot, avec les clefs du bunker, l'accès direct à tous les dossiers, à tous les types de programmes de l'Agence, cette forteresse d'intelligence et de rigueur scientifique qu'est le service du Trocadéro, avec son personnel trié sur le volet, un pion servile, privé de raison, qui a renoncé à la raison, à toute exigence de la raison, même pas par idéalisme béat, ou dans l'aveuglement d'une passion pour l'informatique et sa cuisine, même pas par goût de l'argent ou de sécurité professionnelle. Par démission systématique, résignation délibérée, l'abandon de tout contrôle. Renoncement à soi consenti, sans contrepartie. Parce que cette entreprise, d'abrutissement personnel, cette manière de s'oublier dans le travail, lui convenait.

Les falsificateurs / Les éclaireurs

L'apprentissage de la falsification du réel : hallucinant de réalisme, un enchanteur roman pince-sans-rire, et sa suite, plus grave et terriblement frankensteinienne.

Publié en 2007, neuf ans après Éloge de la pièce manquante, ce roman ambitieux marquait le retour d'Antoine Bello à la littérature.

Sliv Dartunghuver, un étudiant islandais doué, et doté de certaines qualités particulières d'audace et d'inventivité, est recruté, après une approche sophistiquée, par une étonnante entreprise secrète, le Consortium de Falsification du Réel, qui œuvre dans l'ombre, approximativement depuis la Révolution française, à "arranger" le réel en créant de toutes pièces des faits, des histoires, des explications, dont l'impact est parfois majeur et parfois presque invisible, sans que le fil conducteur de l'entreprise ne soit vraiment clair... Cette prémisse engageante permet à l'auteur une description fouillée et crédible des méthodes de travail du CFR, et des motivations de ses jeunes employés... Les "consultants", ici, font avant tout assaut d'intelligence et de méthode : cette absence d'émotion et ce primat quasi-exclusif de l'intellect sont parfaitement reflétés dans le style et dans l'écriture, ce qui vaudra parfois à l'auteur certains reproches de "sécheresse de ton". Les jeunes (ou moins jeunes) falsificateurs de Bello sont en effet bien éloignés des agents "new age" mis en scène, d'un angle tout à fait opposé, par Laurent Kloetzer dans CLEER. Mais eux se posent nettement plus de questions d'éthique et de finalité (le cheminement de Sliv dans cette quête est largement l'objet profond du récit), et ne se résolvent pas au choix entre adhésion cynique et démission dépressive. Au contraire, leur puissance intellectuelle les pousse à chercher des raisons ultimes... au risque de l'épuisement, de la révolte ou de la déception.

"Laissez-moi formuler les choses autrement. En admettant que la station d'épuration de Nuuk ait réellement été inaugurée le 19 février 1982 - je dis bien en admettant - et que vous deviez faire croire à quelqu'un qu'elle la été le 23 mars, comment vous y prendriez-vous ?"

Un premier tome saisissant, qui bénéficie de cette attention aux détails et aux enchaînements logiques qui fait la force des romans d'espionnage d'un Deighton ou d'un Le Carré, ou celle des meilleurs thrillers technologiques avant que beaucoup ne sombrent dans les facilités des clichés. En 2009, la suite Les éclaireurs résout la plupart des énigmes et tient la plupart des promesses contenues dans le premier tome du diptyque, alors que nous suivons l'accession de Sliv Hartungshover à de plus hautes responsabilités au sein du CFR. La sécheresse, toute cérébrale, de cet univers de "maîtres du monde bienveillants" est toujours mieux rendue par l'auteur, et devient par moments pleinement étouffante, magnifiée par la fréquence des "discours" (avec le didactisme caractéristique du véritable - et contemporain - conseil d'entreprise de haut niveau), mais aussi, par un astucieux effet de contraste (même s'il n'est qu'ébauché), par le personnage fugace mais fort de l'activiste "de terrain" Nina Schoeman, et par le sprint échevelé du dossier "Timor oriental", véritable morceau de bravoure et feu d'artifice talentueux, dans lequel Sliv "se lâche" pour notre plus grande jubilation. Au-delà des réponses aux mystères du premier tome, le CFR va surtout être confronté à une angoisse frankensteinienne, lorsque, n'appréciant pas correctement le degré de paranoïa et de mauvaise foi extrémiste engendré de tous bords par le 11 septembre 2001, une de ses "créations" (les armes irakiennes de destruction massive) va lui échapper, et devenir l'authentique prétexte au déclenchement d'une guerre, provoquant ainsi une profonde crise intellectuelle et morale au sein de la multinationale secrète et plusieurs fois séculaire...

Le ton du second volume est ainsi beaucoup plus "sérieux", parfois même grave, ce qui peut dérouter certains lecteurs. Si l'humour reste bien présent, le caractère farceur et parfois potache du CFR a disparu cette fois, et à travers la crispation et la déception de ses membres, on peut sans doute sentir celle de l'auteur face aux évolutions réelles de la politique étrangère américaine... Un exercice difficile dont l'auteur se tire avec brio, au risque par moments de perdre un peu un lecteur inattentif dans l'enchevêtrement de discours et d'analyses de cette "marche à la guerre", qui n'est pas sans rappeler le fantastique concerto qu'est L'été 1914 dans Les Thibault de Roger Martin du Gard.

- Je comprends. Et ce sens alors ? - Je le cherche. Il existe forcément. Si la vie est un jeu, il doit en exister une règle quelque part, tu ne crois pas ? - Tu veux dire un barème qui permettrait de mesurer la réussite ou l'échec ? Dix points par enfant et un bonus en cas de prix Nobel avant cinquante ans ? ironisa Nina. Je souris à nouveau. - Quelque chose comme ça. Un jeu se gagne ou se perd et je veux désespérément gagner. Ma vie en dépend, même si je ne saurais t'expliquer pourquoi. Peut-être parce que je pressens que le chemin de la victoire est semé d'embûches et qu'on doit éprouver quelque fierté à en sortir indemne. Rien ne m'exalte comme la difficulté. - Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite... avança Nina qui possédait ses classiques. Je considérai son image quelques instants et la toruvais à mon goût. - Voilà, je cherche la porte étroite. Sûrement pas l'argent. La possession aliène.

 

Actualités 15 janvier - 15 février

Que l'année 2012 vous soit riche de lectures passionnantes, en notre compagnie !

Janvier est d'ores et déjà un mois dense à la librairie, avec DEUX libraires du mois, les 6 et 20 janvier (Catherine DUFOUR, pour le mois de janvier - et Antoine BELLO, pour le mois de février), et la visite d'Anne NIVAT, le 27 janvier.

Février démarrera aussi sur les chapeaux de roue, avec Anne-Marie GARAT le 4 février, et déjà une deuxième édition de nos DYSTOPIALES, les 10 et 11 février, avec Paolo BACIGALUPI, Lisa TUTTLE, Mélanie FAZI, Stéphane PERGER, Léo HENRY, Jean-Marc AGRATI, Jérôme NOIREZ et Aurélien POLICE. Encore une belle occasion de découvertes, et de compléter vos collections !

Après le démarrage en décembre, nous continuons à compléter régulièrement nos "coups de cœur" : pensez à jeter un œil à cette rubrique, qui nous l'espérons, vous aide à partager nos envies et nos passions lorsque vous n'êtes pas physiquement présent(e)s au 129 rue de Charenton.

Et désormais, n'oubliez pas de vous IDENTIFIER lors de votre passage en caisse (si vous le souhaitez bien entendu) : les quatre libraires ont décidé d'alléger (élégamment !) leurs stocks personnels de doublons (de qualité), en tirant au sort un gagnant chaque mois qui pourra choisir un livre dans ces collections privées !

Au plaisir de vous voir prochainement !

Atlas des continents brumeux

Une tapisserie foisonnante, où les éléments du rêve côtoient ceux de la fable,  entre Le Baron de Münchausen et Les mille et une nuits.

Constantinople à la fin du XVIIe siècle : la ville grouille de marins, cafetiers, mendiants, savants, janissaires, maîtres d'écoles, espions et alchimistes... on s'y recherche, on s'y cache ; on y règle des comptes ou on y étudie ; on y coupe des têtes ou mutile ses ennemis.

Une galerie de personnages hauts en couleurs et leur minuscules histoires qui digressent en permanence, pour finir par retomber dans le lit du récit principal : il y a le maître d'école persuadé d'être le fils du Sultan, il y a le secrétaire reconverti en chirurgien-dentiste, le mendiant qui attire la foudre, le voleur déguisé en femme enlevé par un sultan amoureux...

Et tous tissent une trame autour d'Ihsan Efendi le Long - le cartographe qui rêve le monde - et son fil Bunyamin, tunnelier dans l'armée ottomane, à qui il remet son Atlas et qu'il charge de lire le monde tel qu'il est.

L'Atlas des continents brumeux n'est pas un conte gentil. On y meurt, on y est mutilé ou maudit. Dans la bonne humeur, certes, mais quand même. Fable philosophique, épopée légendaire, cet Atlas flirte néanmoins avec l'aventure, l'humour, l'absurde, et même la physique quantique...

J'ai appris à ne pas rire du démon

Exceptionnelle fiction biographique sur Johnny Cash : trois moments en 1954, 1965 et 1995 dans le regard et dans les mots de trois personnes différentes. Un tour de force d'écriture, à la fois poignant et sans concessions, à lire en compagnie des titres de l'Homme en Noir, évidemment. Avec "Redemption Song" en boucle à la fin.

Publiée en 2006, après trois premiers romans, cette "fiction biographique" d'Arno Bertina constitue un formidable hommage à Johnny Cash, tout en humour et en profondeur rageuse. Trois chapitres, trois époques, trois regards.

En 1954, à l'aube de sa carrière, l'œil sceptique d'un vendeur de bibles croisant dans un séminaire de techniques de vente au porte-à-porte le vendeur d'électroménager et musicien amateur pour cérémonies religieuses, à la réputation de fougue et d'"obscénité" déjà localement bien établie, qu'est Johnny Cash à l'époque.

- Ce spectacle obscène, cette manière que vous avez de vous donner en spectacle, de vous agiter, vous les méthodistes. De vous agiter et de brailler comme font les Nègres ou ces jeunes qui saccagent la ville, sous prétexte de musique.

En 1965, le récit d'une terrible nuit d'incarcération pour possession de substances, à El Paso, par un policier compatissant qui est aussi un fan de la star country déjantée, croulant sous le poids des tournées insensées, totalement accro aux barbituriques et aux amphétamines, qu'est devenue Johnny Cash.

La nuit sera longue, je me suis dit, en pensant "lourde". J'étais ému car j'aimais ce type et ses chansons, et j'étais gêné de le rencontrer comme ça. Qu'il y ait un témoin de son grelottage. J'avais honte de me présenter à lui en ayant autorité sur lui, un pouvoir, j'avais honte de ce pouvoir tout en sachant que je ne m'en servirais pas. Comme le Romain des Évangiles, j'aurais voulu le lui remettre, ce pouvoir, le déposer à ses pieds. Mais les agents qui l'ont interpellé ont déjà fait leurs rapports, la procédure est enclenchée.

En 1995, le monologue intérieur électrique de Rick Rubin, producteur majeur de rap et de heavy metal, durant les sessions d'enregistrement d'American Recordings, la série de reprises hallucinées qui, sous son impulsion, ressuscite en apothéose planétaire, le temps d'une course à la mort, la star vieillissante, gravement malade et déchue après que deux majors successives lui aient rendu ses contrats.
 

Et j'emporterai le morceau parce que je suis sûr de moi : "Ce sera le plus grand duo de tous les temps." On en parlera à peine, ça sera long, ils ne formeront pas le plus grand groupe de tous les temps parce que Cash est lancé dans une course contre la montre et Strummer, lui, sa vie est terminée. Il pourrait arrêter de vivre juste après cette chanson, sa légende est fixée. C'est un attelage de pieds nickelés, sur le papier, mais "Redemption Song" sera le plus grand duo de tous les temps. Et Marley, mort en 81, se retournera dans sa tombe en regrettant de ne pas en être autrement que nom sur le papier, crédit pour la répartition aux ayants droit via leurs avocats - juste pour la jouer ensemble, sous un arbre à papayes ou un cacaotier, exactement comme Cash pleure après ces années d'avant les succès, quand il jouait sur le devant des maisons des uns ou des autres, au crépuscule, après sa journée de représentant de commerce, guitare et contrebasse jouant, elles, après leur journée de mécanos.

Un tour de force d'écriture, à la fois poignant et sans concessions, à lire en compagnie des titres de l'Homme en Noir, évidemment.

Libraires du mois - Catherine Dufour (janvier 2012)

Tim POWERS, Le poids de son regard

Alain DAMASIO, La horde du contrevent

Mélanie FAZI, Serpentine

Philip K. DICK, Substance mort

Serge LEHMAN, Retour sur l'horizon

Fabrice COLIN, Sayonara Baby

Xavier MAUMÉJEAN, La Vénus anatomique

Thomas DAY, La voie du sabre

Dan SIMMONS, Hypérion

Outrage et rébellion

Racontée, éclatée, par ses acteurs, la saga d'une musique punk du futur, née chez des ados doublement sans avenir, dans l'univers économique impitoyable du Goût de l'immortalité.

Quatre ans après le célébré Le goût de l'immortalité, Catherine Dufour lui donnait en 2009 cette suite quelque peu lointaine, comme un écho d'un futur incertain, en utilisant une trame narrative beaucoup plus audacieuse pour un propos sensiblement plus radical.

Dans cet énorme pensionnat chinois, dont la mission véritable constitue l'aboutissement d'une logique économique sans faille de l'accès à l'immortalité, des adolescents sans futur vont ré-inventer un genre musical sans concessions, revisitant punk et rock le plus extrême, avant que l'un des personnages ne puisse enfin, libéré si l'on veut, basculer dans les sous-cultures qui éclosent et survivent désormais dans l'ombre de la domination des puissants.

Reconstruction et relecture incroyablement aboutie du Please Kill Me de Legs McNeil et Gilian McCain, qui racontait l'histoire de la musique punk à travers les souvenirs et témoignages sans filtre des survivants du mouvement originel, Outrage et rébellion parvient du début à la fin, à travers les sordides rebondissements comme lors des manifestations de timides lueurs d'espoir, à maintenir vivant le souffle à mille voix de cette révolte insensée, vouée à l'échec, mais horriblement nécessaire.

ANANA : J'étais horrifié. Mais horrifié ! Je voyais ce pauvre marquis se décomposer encore un peu plus sur sa natte tandis que drime lui expliquait le sens de l'expression "se faire vider".
Mais qu'est-ce que marquis avait bien pu imaginer, bon sang ? Que les sortants grassement médaillés allaient rejoindre leur famille au sommet des tours ? Dans une grande scène de liesse familiale ? Et que les mauvais élèves, une fois vidés - hm, virés de la pension, étaient balancés dans la suburb par des parents déçus ? Pork, un truc stupide comme ça, plus ou moins. Je ne sais pas, vraiment !
Tout le monde savait ce qui nous attendait. Mais je ne sais pas comment, c'est vrai. Est-ce qu'on en parlait entre nous ? Disons : c'était implicite. Quand est-ce que tu as appris qu'il y a une lune dans le ciel, toi ? Moi, je ne me rappelle pas.

Solo d'un revenant

Sur la réconciliation après une guerre civile en Afrique, une écriture précise, hilarante et riche de symbolisme.

Le dernier roman de Kossi Efoui, publié en 2008 et couronné par les prestigieux prix Tropiques et Ahmadou Kourouma, est une réussite d'écriture précise, hilarante et riche de symbolisme à la fois.

Un pays fictif sort tout juste d’une terrible guerre civile de dix ans, durant laquelle de terribles massacres ont eu lieu. Un exilé, parti juste avant le déclenchement de l'horreur, rentre au pays, en pleine « cure de réconciliation », et veut absolument retrouver les deux camarades avec qui il animait une troupe de théâtre amateur avant la guerre, sans que le lecteur ne puisse cerner ses motivations avec précision, tandis qu'il parcourt le pays tentant de se remettre des bouleversements…

« L’agent a rangé le document. La main libérée lisse frénétiquement le col de l’uniforme. Un costume généreusement offert à des hommes revenus de basses besognes dans le maquis : hier encore coupeurs de routes et de gorges avec des besaces de chasseurs de têtes accrochées au cou, jusqu’à ce que la paix et la faim les ramènent des broussailles pour qu’ils acceptent d’échanger leurs quincailleries et leurs accoutrements d’épouvantail contre la promesse d’être amnistiés, repêchés, intégrés dans le même uniforme local, dans le même creuset au Nouveau Camp unifié qui porte le nom de Mandela, pour leur apprendre, avec le soutien des instructeurs belges, à devenir « soldats de bonne volonté », « gardiens de la politesse », aptes à tendre le sauf-conduit avec le sourire, « soldats de proximité » sachant patrouiller avec le Bonjour, le Bonsoir, Comment ça va le quartier.
Il faut imaginer leur fierté quand ils arrivent le matin pour recevoir les instructions : la colonne impeccable en uniforme local, l’instructeur belge prodiguant des soins pédagogiques, rectifiant la tenue des fusils, et le garde-à-vous, mettant en scène la situation simulée de patrouille de proximité :
- J’ai dit au repos, le fusil, au repos. Je n’ai pas dit aux aguets dans les bananiers. Et on apprend vite le Bonjour, le sourire. Comment ça va le quartier. Nous sommes là pour vous aider à demeurer libres.
Le chœur d’anciens coupeurs de routes et de gorges à l’unisson :
- Bonjour, comment ça va le quartier ? Nous sommes là pour vous aider à demeurer...
- Affable, affable, j’ai dit quoi ?
Le chœur d’anciens coupeurs de routes et de gorges à l’unisson :
- Affable, chef !
- J’ai dit quoi ?
- Affable, chef !
- L’autre, il va croire que tu vas lui crever sa poule avec ta baïonnette, là. J’ai dit quoi ?
Le chœur d’anciens coupeurs de routes et de gorges à l’unisson :
- Affable, chef !
La bande d’anciens chasseurs de têtes et coupeurs d’organes imitant bravement le sourire du coach belge, imitant le sourire comme il faut pour demander les papiers et les rendre, comme le veut la coutume dans les sociétés libres qu’on appelait autrefois civilisées.
Désormais, quand la glace est dure à briser, éviter le coup de crosse et préférer l’efficacité du proverbe autochtone qui fait dépannage pour dérider l’ambiance. L’instructeur belge sortant la sagesse africaine de son Guide des sagesses du monde, éditions Marabout : « On peut critiquer la morsure du chien, mais on ne peut rien contre la blancheur de ses crocs. » On répète. Encore une fois. Encore une fois. »

En attendant le vote des bêtes sauvages

La vie d'un dictateur africain en brillant feu d'artifice polyphonique et extrême.

Ce troisième roman de l'Ivoirien Ahmadou Kourouma, en 1994, fut celui de la consécration. Véritable feu d'artifice et synthèse de trente ans d'évolution des littératures africaines francophones, le récit de la vie du dictateur de la république du Golfe, librement inspiré de celle du dictateur togolais Gnassingbé Eyadema, y est chanté lors d’une cérémonie expiatoire traditionnelle, en sa présence…

« Votre nom : Koyaga ! Votre totem : faucon ! Vous êtes soldat et président. Vous resterez le président et le plus grand général de la République du Golfe tant qu’Allah ne reprendra pas (que des années et des années encore il vous en préserve !) le souffle qui vous anime. Vous êtes chasseur ! Vous resterez avec Ramsès II et Soundiata l’un des trois plus grands chasseurs de l’humanité. Retenez le nom de Koyaga, le chasseur et président-dictateur de la République du Golfe.
Voilà que le soleil à présent commence à disparaître derrière les montagnes. C’est bientôt la nuit. Vous avez convoqué les sept plus prestigieux maîtres parmi la foule des chasseurs accourus. Ils sont là assis en rond et en tailleur, autour de vous. Ils ont tous leur tenue de chasse : les bonnets phrygiens, les cottes auxquelles sont accrochés de multiples grigris, petits miroirs et amulettes. Ils portent tous en bandoulière le long fusil de traite et arborent tous dans la main droite le chasse-mouches de maître. Vous, Koyaga, trônez dans le fauteuil au centre du cercle. Maclédio, votre ministre de l’Orientation, est installé à votre droite. Moi, Bingo, je suis le sora : je louange, chante et joue de la cora (…). L’homme à ma droite, le saltimbanque accoutré dans ce costume effarant, avec la flûte, s’appelle Tiécoura. Tiécoura est mon répondeur. (…) Il se permet tout et il n’y a rien qu’on ne lui pardonne pas. (…) Le répondeur joue de la flûte, gigote, danse. Brusquement s’arrête et interpelle le président Koyaga.
- Président, général et dictateur Koyaga, nous chanterons et danserons votre donsomana en cinq veillées. Nous dirons la vérité. La vérité sur votre dictature. La vérité sur vos parents, vos collaborateurs. Toute la vérité sur vos saloperies, vos conneries ; nous dénoncerons vos mensonges, vos nombreux crimes et assassinats…
- Arrête d’injurier un grand homme d’honneur et de bien comme notre père de la nation Koyaga. Sinon la malédiction et le malheur te pour-suivront et te détruiront. Arrête donc ! Arrête ! »


Sérieux historique, comique burlesque, analyse anthropologique, chant traditionnel, discours officiels policés, invectives ordurières, discours caché dans le discours,… tout y passe avec bonheur, dans une polyphonie totale qui fait honneur à un projet que Bakhtine décrivait comme le plus ambitieux de la littérature. Et l'auteur peut ainsi décrire avec férocité l’ensemble de la confrérie des dictateurs africains sur trente ans…