My America
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Derrière les paillettes de Beverly Hills, l’abjection – et comment y survivre.
Publié en janvier 2014 en français, dans une traduction de Fabienne Maître, aux éditions ère, ce récit autobiographique en vers libres de Phyllis Yordan, aujourd’hui comédienne, coach d’artistes, metteur en scène et professeur d’art dramatique, vivant en France, est un de ces textes marquants qui, en quatre-vingts pages, peut changer une partie significative de votre regard sur un certain monde, et sur ce que signifie survivre, en fonction d’un contexte.
Fille de Caprice, danseuse de revue, et de Philip, scénariste oscarisé, la petite Philice grandit dans le Beverly Hills ultra-chic des années 50 et 60, au milieu des somptueuses villas avec piscines olympiques et des voitures de luxe avec chauffeurs et domestiques, abandonnée à elle-même et à une étonnante grande-mère par un couple qui de fait l’ignore, avant de la livrer sans y prêter plus d’attention aux occasionnels appétits lubriques de membres de la famille, qui détient une longue tradition de viol et d’inceste. C’est sa rage de vivre, de survivre et de surmonter que chante, sur un air de punk rock inattendu, cette complainte d’une petite fille riche, écrasée, malmenée, mais jamais résignée, avant comme après la ruine financière de la famille et les flamboyants voyages européens, à être réduite à un objet de luxe, à un objet de sexe ou à une victime éplorée.
Bien vivre est la meilleure des vengeances
Mère ne peut s’empêcher de retourner vers tout ça
Vers le coin le plus pauvre de la ville
Vers les magasins de vin
Dans le centre ville de LA
Elle voulait devenir pianiste
Mais l’habitude dévore toute son énergie
Sa détermination
Sa concentration
Sa jeunesse
Les pianos deviennent plus grands et meilleurs
Uniquement des Steinway désormais dans ses splendides maisons
Mais ses doigts restent agrippés au verre de cristal
Le tintement des glaçons
L’énorme bague en diamant est lourde
Mais elle console
Comme la manucure parfaite
L’odeur de l’intérieur de cuir rouge de la Thunderbird
Et Shalimar sur sa cape de zibeline
Tout ce qu’elle doit faire c’est appuyer sur le champignon
Mais personne ne l’immortalise
Du moins le croit-elle
Il n’y a personne pour immortaliser sa création
Ce qu’elle a fait d’elle-même
Son oeuvre
Il y a une petite fille au bord du trottoir
Qui sourit à la belle dame derrière le pare-brise
C’est comme si elles se connectaient soudain
Et cette petite fille ne sera plus jamais la même
Alors Mère se concentre sur les boîtes en argent fin pleines de cigarettes
Le champagne les actions les obligations les Oscar le Pulitzer
Et les étoiles
Tout ceci est tellement clair
Elle appuie sur le champignon
Et part loin de son passé
Et de la petite fille laissée au bord du trottoir
Sa vie n’est rien
Qu’un cri de saxophone
Sur l’asphalte mouillé d’une rue déserte
Arpentant les dessous pas si chics de cet univers américano-hollywoodien obsédé par un certain type de réussite dans lequel Fabrice Colin situait, trente ans plus tard, son terrifiant thriller « Blue Jay Way », le fusil à l’épaule dans des tonalités qui peuvent évoquer la rage maîtrisée d’une Kathy Acker, la capacité à saisir l’essence glaciale des mythes à paillettes d’un Patrick Bouvet (« Pulsion lumière » tout particulièrement), voire la tendresse inimaginable in fine, pour ses proches, d’une Eleni Sikelianos (dont « Le livre de Jon » résonne intensément sur la fin de ce « My America ») Phyllis Yordan nous offre le texte rare, intense, saisissant d’une ode endiablée à la vie vécue et survécue plutôt que rêvassée et exposée à la galerie clinquante de l’or triomphant.
Le monologue silencieux du père
Les voix dans sa tête
Plus fortes que ce que tu crois
Son silence
Je regarde la rivière mais il pense à la mer
La tête enfouie dans la littérature
Son oeil nu lèche presque la page
Sa cécité
Sa douleur
Sa colère
Sa Mère qui ne l’aimait pas assez
Son judaïsme
La Russie
L’Amérique
Son QI
Son ambition
Sa chute
Ses leitmotiv
Les histoires sur lui
Son déni
Ses choix
Ses enfants
Ses femmes
Ses amours
Son bureau
Une patinoire de verre noir
Un mug planté d’une poignée de stylos Montblanc