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My America

Derrière les paillettes de Beverly Hills, l’abjection – et comment y survivre.

Publié en janvier 2014 en français, dans une traduction de Fabienne Maître, aux éditions ère, ce récit autobiographique en vers libres de Phyllis Yordan, aujourd’hui comédienne, coach d’artistes, metteur en scène et professeur d’art dramatique, vivant en France, est un de ces textes marquants qui, en quatre-vingts pages, peut changer une partie significative de votre regard sur un certain monde, et sur ce que signifie survivre, en fonction d’un contexte.

Fille de Caprice, danseuse de revue, et de Philip, scénariste oscarisé, la petite Philice grandit dans le Beverly Hills ultra-chic des années 50 et 60, au milieu des somptueuses villas avec piscines olympiques et des voitures de luxe avec chauffeurs et domestiques, abandonnée à elle-même et à une étonnante grande-mère par un couple qui de fait l’ignore, avant de la livrer sans y prêter plus d’attention aux occasionnels appétits lubriques de membres de la famille, qui détient une longue tradition de viol et d’inceste. C’est sa rage de vivre, de survivre et de surmonter que chante, sur un air de punk rock inattendu, cette complainte d’une petite fille riche, écrasée, malmenée, mais jamais résignée, avant comme après la ruine financière de la famille et les flamboyants voyages européens, à être réduite à un objet de luxe, à un objet de sexe ou à une victime éplorée.

Bien vivre est la meilleure des vengeances

Mère ne peut s’empêcher de retourner vers tout ça
Vers le coin le plus pauvre de la ville
Vers les magasins de vin
Dans le centre ville de LA
Elle voulait devenir pianiste
Mais l’habitude dévore toute son énergie
Sa détermination
Sa concentration
Sa jeunesse
Les pianos deviennent plus grands et meilleurs
Uniquement des Steinway désormais dans ses splendides maisons
Mais ses doigts restent agrippés au verre de cristal
Le tintement des glaçons
L’énorme bague en diamant est lourde
Mais elle console
Comme la manucure parfaite
L’odeur de l’intérieur de cuir rouge de la Thunderbird
Et Shalimar sur sa cape de zibeline
Tout ce qu’elle doit faire c’est appuyer sur le champignon
Mais personne ne l’immortalise
Du moins le croit-elle
Il n’y a personne pour immortaliser sa création
Ce qu’elle a fait d’elle-même
Son oeuvre

Il y a une petite fille au bord du trottoir
Qui sourit à la belle dame derrière le pare-brise
C’est comme si elles se connectaient soudain
Et cette petite fille ne sera plus jamais la même
Alors Mère se concentre sur les boîtes en argent fin pleines de cigarettes
Le champagne les actions les obligations les Oscar le Pulitzer
Et les étoiles
Tout ceci est tellement clair
Elle appuie sur le champignon
Et part loin de son passé
Et de la petite fille laissée au bord du trottoir

Sa vie n’est rien
Qu’un cri de saxophone
Sur l’asphalte mouillé d’une rue déserte

Arpentant les dessous pas si chics de cet univers américano-hollywoodien obsédé par un certain type de réussite dans lequel Fabrice Colin situait, trente ans plus tard, son terrifiant thriller « Blue Jay Way », le fusil à l’épaule dans des tonalités qui peuvent évoquer la rage maîtrisée d’une Kathy Acker, la capacité à saisir l’essence glaciale des mythes à paillettes d’un Patrick Bouvet (« Pulsion lumière » tout particulièrement), voire la tendresse inimaginable in fine, pour ses proches, d’une Eleni Sikelianos (dont « Le livre de Jon » résonne intensément sur la fin de ce « My America ») Phyllis Yordan nous offre le texte rare, intense, saisissant d’une ode endiablée à la vie vécue et survécue plutôt que rêvassée et exposée à la galerie clinquante de l’or triomphant.

Le monologue silencieux du père

Les voix dans sa tête
Plus fortes que ce que tu crois
Son silence
Je regarde la rivière mais il pense à la mer
La tête enfouie dans la littérature
Son oeil nu lèche presque la page
Sa cécité
Sa douleur
Sa colère
Sa Mère qui ne l’aimait pas assez
Son judaïsme
La Russie
L’Amérique
Son QI
Son ambition
Sa chute
Ses leitmotiv
Les histoires sur lui
Son déni
Ses choix
Ses enfants
Ses femmes
Ses amours
Son bureau
Une patinoire de verre noir
Un mug planté d’une poignée de stylos Montblanc

Enon

La mort de sa fille comme descente aux enfers, entomologique et magnifique.

Publié en 2013, traduit en français en août 2014 par Pierre Demarty (dont j’apprécie aussi beaucoup le travail sur William T. Vollmann, et tout particulièrement la somptueuse « Tunique de glace ») au Lot 49 du Cherche-Midi, le deuxième roman de Paul Harding prouve magistralement que l’auteur, après son magnifique « Les foudroyés » de 2010, est sans doute l’un des rares contemporains capables de renouveler, avec autant de beauté efficace et de sens profond de la narration, l’intimité lyrique de la famille, dans les situations les plus intenses émotionnellement (mort du père, mort de l’enfant), drames que tant d’auteurs gâchent résolument à grands coups de mièvrerie larmoyante et de pathos éhonté.

« Kate est morte un samedi après-midi. Nous étions le 1er septembre ; trois jours plus tard, elle serait entrée au lycée. J’ai passé la journée à me promener dans le sanctuaire, sans itinéraire préconçu. Une vague de canicule s’était abattue sur Enon depuis une semaine, et la veille, j’avais veillé tard pour regarder un match de base-ball de la côte ouest ; j’avançais donc à pas lents et prenais soin de rester à l’ombre. Je songeais à Kate, aux innombrables expéditions qu’elle avait faites à la plage au cours de l’été pour parfaire son bronzage, soudain préoccupée par son apparence physique comme elle ne l’avait jamais été jusqu’alors. Les laiterons du sanctuaire avaient commencé à jaunir, et les solidages à prendre une teinte métallique. L’herbe verte, sur les bas-côtés, s’assécherait bientôt pour se transformer en paille. Des nuages pourpres et argentés, lourds de pluie, roulaient très bas dans le ciel, s’empilant pour former de vertigineux massifs. Une brise légère bousculait l’atmosphère, tourbillonnant au ras de la prairie, soulevant les libellules cachées dans les herbes hautes. Des bourdons s’activaient dans les fleurs sauvages à moitié fanées. J’espérais que la pluie vienne crever la bulle de chaleur. »

Vivant paisiblement de petits boulots dans la champêtre bourgade d’Enon, en Nouvelle-Angleterre, aux côtés de sa femme enseignante, Charlie Crosby, le petit-fils du formidable horloger des « Foudroyés », voit son univers s’effondrer en quelques instants ce matin de septembre où une voiture fauche le vélo et la vie de sa fille collégienne, prunelle de ses yeux.

Le choc insoutenable d’abord, la séparation d’avec sa femme quelque temps après, la dépression profonde ensuite, glissant rapidement et sûrement dans l’alcool, la dépendance aux tranquillisants, la drogue et la dissolution de l’être, seul dans sa maison transformée en sauvage bourbier autour de lui : Paul Harding nous entraîne à la suite de Charlie Crosby dans une spirale dramatique mais néanmoins magique de 280 pages, où l’horreur à vivre, rehaussée à chaque réminiscence du passé, à chaque cognement contre le réel, à chaque résolution toujours plus instable, détruit tous les repères temporels de la narration en même temps que les restes d’étais mentaux du narrateur. Usant d’une attention portée au moindre détail agressant la conscience du narrateur, parfois à la limite de l’insoutenable, d’un étrange humour noir tout en retenue, d’une incroyable empathie refusant pourtant toute commisération fallacieuse, l’auteur nous offre, peut-être plus encore que dans « Les foudroyés », une très rare pièce d’horlogerie psychologique, d’une bizarre et paradoxale beauté. Un grand livre.

« Depuis tout petit, j’adorais les livres et je lisais tout le temps. J’aimais les histoires policières, les histoires d’épouvante, les livres d’histoire, les livres d’art, de science, de musique, tout. Et plus l’ouvrage était volumineux, plus il me plaisait ; je recherchais délibérément les romans les plus épais, pour le plaisir de m’attarder le plus longtemps possible dans d’autres univers et dans la vie d’autres personnages. J’empruntais six livres par semaine – la limite autorisée – à la bibliothèque, et je dévorais les polars, les récits de guerre, les sagas du programme spatial Apollo et les romans russes auxquels je ne comprenais à peu près rien et tout m’exaltait, tout. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était la façon qu’avaient ces histoires de s’entremêler dans mon esprit et d’y faire germer ainsi des idées, des images, des pensées que je n’aurais jamais crues possibles. »

« Le silence emplissait la maison vide comme une masse compacte et solide. Il pesait. Les animateurs radio me faisaient l’effet d’une nuisance sonore, insipide et dérisoire. La musique des radios classiques ressemblait à de la musique d’ambiance dans un cabinet de dentiste. Les chansons rock étaient pénibles de vulgarité et de fausseté. J’ai essayé de lire le journal, mais les mauvaises nouvelles me déprimaient encore plus, et les bonnes me semblaient inventées de toutes pièces. J’avais envie d’appeler chez les parents de Sue pour lui demander si elle était bien arrivée et si elle était contente d’être là-bas, mais je savais que c’était une mauvaise idée. Sue avait appelé, la veille. Je me rappelais l’avoir entendue laisser un message sur le répondeur, et j’avais cru comprendre au ton de sa voix qu’elle était arrivée sans encombres. J’avais déjà mauvaise conscience de ne pas avoir décroché, de ne pas l’avoir déjà rappelée, comme si j’avais gâché le dernier petit espoir qui me restait. Je n’avais pas le courage d’écouter le message, alors j’ai débranché le téléphone. J’ai regardé mon portable et j’ai vu qu’elle m’avait laissé un autre message. J’ai ouvert le boîtier et retiré la carte sim. »

Grotte

La plus célèbre grotte d’art pariétal du monde et son (très) étonnant gardien.

Publié en septembre 2014 chez Christophe Lucquin, le premier roman d’Amélie Lucas-Gary aurait peut-être pu se titrer « Gardien » plutôt que « Grotte », tant le site périgourdin évidemment inspiré de Lascaux, de ses 17 ou 18 000 ans d’histoire et de ses 1 900 représentations pariétales, découvert (ou plutôt « inventé », comme il doit être dit en toute rigueur, et comme c’est le cas dans le roman) en 1940, interdit à la visite depuis 1963, et de sa copie conforme, ouverte au public en 1983, Lascaux II, bien qu’irriguant de sa fraîcheur caverneuse, primordiale, mythique et secrète l’ensemble du roman, s’efface régulièrement, tout au long des 170 pages, au profit du maître des lieux, anodin de prime abord et au commencement, mais révélant sa formidable, déroutante et inquiétante stature à mesure que le temps s’écoule.

Une fille que j’aimais me conduisit ici ; elle voulait que je visite sa région natale, imaginant que nous y vivrions ensemble un jour. Finalement, à peine arrivée, elle tomba dans les bras d’un garçon du pays. Je pris alors une petite chambre dans le coin ; je pouvais m’installer là, puisque rien ne m’attendait ailleurs.
Le village que je choisis était remarquable et le moment propice : en haut d’une colline se nichait la grotte préhistorique ornée la plus célèbre au monde, dont le gardien mourut peu de temps après mon installation. Une foule de prétendants s’étaient immédiatement manifestés pour assurer sa succession ; quelle qu’eût été la décision, il n’y aurait eu qu’une minorité de satisfaits et des centaines de mécontents. Dans ce contexte, les autorités firent un choix audacieux, qui ne pouvait faire de jaloux tant il était incongru : ils me désignèrent, moi. Aucun villageois ne fut vraiment content, mais tous préférèrent cela, plutôt que de voir l’un d’eux triompher.
Mon destin prit alors un tour singulier. Sur cette colline, je connus une éternité tour à tour trépidante et assommante, jusqu’au jour où une force inconnue fournit encore une fois à mon destin l’impulsion implacable du renouveau.

Lascaux II

Création de Lascaux II, supervisée par l’artiste Monique Peytral.

Énumérant les anecdotes de nature d’abord imprécise, qui ne sont qu’initialement d’apparence décousue, se contredisant occasionnellement, revenant sur une donnée jadis établie pour la corriger, l’amender ou y ajouter subrepticement un complément « oublié », se découvrant au fil des pages d’un cynisme indéniable et d’une violence rentrée non négligeable, le gardien de la grotte, surtout lorsque de petits glissements de terrain fantastique commenceront à se manifester, et lorsque le temps, bizarrement, semblera s’allonger, devient lui-même mythe incarné : du protecteur efficace et dévoué de l’art des origines humaines, se dégage progressivement le Misanthrope Suprême, prompt à la colère sous ses anciens airs rampants, doucereux et prudents, incarnant toujours davantage une divinité rugueuse et vengeresse, tellurique en diable, soucieuse d’une nature immémoriale beaucoup plus que des fragiles et bien passagers occupants humains des lieux.

Je suis le gardien d’une grotte, je vis juste au-dessus. Dessous, c’est creux, étroit, frais, humide et silencieux. Je me répète souvent ces mots ; ils résonnent et réconfortent ma solitude.

Un surprenant et fort réjouissant conte grinçant, maniant allègrement des registres narratifs bien différents, déconcertant la lectrice ou le lecteur comme à plaisir, jamais gratuitement, pour un final en forme d’éternel retour sans compromis.

Avec les moines-soldats

Dans un lieu étrange et indéfini, comme la pâte dont sont faits les rêves, Schwahn, Brown et Monge sont les moines-soldats, ultimes soldats dévoués, quoique désabusés, de «l’Organisation», chargés d’effectuer des missions dont le sens leur échappe : exorciser une maison hantée en bord de mer, ou aller en pleine nuit, à une heure précise, au Tong Fong hôtel, sans comprendre pourquoi.
«L’Organisation» combattait autrefois pour faire advenir une société plus égalitaire mais le sens de sa mission s’est perdu dans une humanité dévastée, en train de faire naufrage.

«Bien que toujours désireuse de modifier le cours de l’histoire, l’Organisation avait renoncé à ses références anciennes. Elle savait que l’humanité était fichue et elle ne nourrissait plus l’espoir de voir naître sur terre une société prolétarienne juste et fraternelle. Elle souhaitait sauver en urgence le peu qui restait encore à sauver, et, comme les outils utopiques du passé se révélaient inopérants et même absurdes, elle fondait à présent sa stratégie sur des forces obscures qu’autrefois elle avait dénoncées comme surgies d’esprits arriérés ou typiques de régressions féodales : les rêves, les imprécations schizophrènes, les transes chamaniques, le fakirisme. Outre les bureaucrates maniaques de toujours, en haut de la hiérarchie on trouvait désormais des spécialistes de la métempsychose et des moines. Brown avait le sens de la discipline et il leur obéissait, mais il regrettait les temps mythiques, quand l’Organisation prônait la révolution mondiale ou, à défaut, les assassinats de responsables et de criminels, et que les agents se rendaient dans des lieux exotiques pour cribler de balles tel ou tel ignoble individu ou détruire telle ou telle insupportable cible. Comme il regrettait fortement ces temps-là. Atteint par un noir scepticisme, il ne voyait pas dans sa propre activité une manière efficace de repousser l’extinction du genre humain, ou du moins de préparer ce qu’il y aurait après l’avenir. Il s’adaptait, il avait été entraîné pour s’adapter à n’importe quelle situation, mais son enthousiasme militant était maintenant gangrené, pour ne pas dire proche de zéro. Il ne comprenait plus ce qu’il faisait sur terre. Il sentait la fin rôder, la sienne comme celle des autres. A maintes reprises, il avait envisagé le suicide, mais, par fatalisme, il ne retournait pas contre lui son arme de service et il continuait à accepter des missions, à voyager, à écouter les élucubrations de ses chefs. Et, pour finir, sans excitation et sans joie, il allait trouver les agents locaux qu’on lui désignait et il suivait à la lettre leurs instructions délirantes

Les histoires se rejouent, la mission de Brown au Tong Fong hôtel, avec des variantes mais toujours baignées dans l’incertitude, avec les mêmes acteurs, derniers représentants d‘une humanité au-delà du désastre, personnages de cauchemars récurrents et poignants.

«Durant la nuit, l’avertisseur de la locomotive avait beuglé à tout moment, avec une sorte d’obstination maniaque, comme si sans cesse le conducteur avait à effrayer des animaux ou des refugiés étendus sur la voie. Brown dormait par brèves périodes d’un demi-quart d’heure. Quand le train entamait une courbe, entre deux obscurités, il apercevait des dunes de gravier que les phares éclairaient obliquement pendant une seconde, des montagnes de granules noirs où la vie semblait impossible. Jamais ne surgissait la moindre silhouette de bétail noctambule ni la forme hagarde d’un vagabond d’apparence loqueteuse ou semi-loqueteuse ou même humaine. Avant que l’obscurité réenvahisse tout, Brown fermait les yeux. La voiture n’était pas éclairée et il ne distinguait même pas son propre reflet sur la vitre. Il somnolait, ses pensées erraient vers des paysages d’autres planètes, il imaginait d’autres mondes morts, encore plus morts que celui-ci, encore plus éteints, puis de nouveau il sombrait dans l’inconscience

Abrutis d’hébétude, les moines-soldats ne renoncent pas, toujours fidèles à une cause dont ils savent pourtant qu’elle est devenue sans objet, consumés par l’idéal dissous dans les défaites de l’homme.

Noirceur insurmontable, humour du désastre, beauté paradoxale des visions de ce monde crépusculaire, «Avec les moines-soldats» est un incontournable (paru aux éditions Verdier en 2008).

L'année de l'hippocampe

«Un futur qui s’avance comme un mur d’effroi et, en vérité, nous savons tous que tout va changer, mais nous ne savons ni quoi ni quand.» (Vassili Golovanov, Eloge des voyages insensés – cité en épigraphe)

Déprimé, fatigué et en proie à de profonds doutes, Félix Arramon est venu s’isoler avec sa 2CV dans la petite maison en bord de mer ayant appartenu à sa grand-mère, où il a retrouvé sa planche de surf. Là, il se donne trois-cent soixante cinq jours pour décider de la direction à donner à sa vie, une décision dont les ressorts et enjeux sont au départ obscurs, apparemment liés à des souvenirs traumatisants matérialisés par la présence dans la maison d’un carton mystérieux plein de «trucs»…

«Nous sommes de plus en plus nombreux dans mon état, des âmes errantes et inutiles, si conscientes de leur état que cela en constitue une torture supplémentaire.  Je n’abandonne pas la partie par idéologie ou dégoût ou colère. Je laisse tomber parce que l’esprit ne suit plus et que le corps est fatigué

Pour sortir de son malaise, la seule discipline que Félix s’impose, une discipline confinant à la pénitence pour ce mélomane,  est d’écouter un seul disque chaque jour, et d’écrire quelques notes tous les soirs. C’est ce journal qui nous est donné à lire - une page par jour ponctuée par la mention du disque quotidien – un ensemble en forme de montagnes russes émotionnelles.
 
Caméléon en forme ou déprimé, en fonction de ses rencontres, de la musique et du temps qu’il fait, Félix se lie d’amitié avec de rares voisins, pense très souvent et rend visite à Tim, son ami si proche, un garçon singulier érudit et subtil, eternel révolté contre la société refusant toute forme de stéréotype. Enfin Félix tombe amoureux, un amour partagé qui semble lui ouvrir une porte vers un futur plus radieux malgré ses fêlures et ses obsessions.

Les thèmes de l’illusion, du double et de la falsification au cœur de ce troisième roman de Jérôme Lafargue (Quidam éditeur, 2011) sont chers à l’auteur, et tout le charme du livre, outre cette description bien sentie du malaise d’un homme emblématique d’une époque, réside donc dans sa personnalité problématique subtilement dévoilée, et dans les ruptures de la narration que Jérôme Lafargue nous inflige, au moment où nous pensions émerger du brouillard.

Debout-Payé

Un savoureux et brillant récit : l’autre côté du miroir impassible du vigile africain à Paris.

À paraître fin août 2014 au Nouvel Attila, cet étonnant et bref roman de l’Ivoirien Gauz, jadis biochimiste et sans-papiers, aujourd’hui entre autres réalisateur de films documentaires (son court-métrage « Quand Sankara… » de 2006, par exemple) et rédacteur en chef d’un magazine, nous offre une denrée rare : un passage caustique, drôle, tendre et éminemment politique (mais oui !), de l’autre côté du miroir impassible que nous tendent, l’air de rien, les vigiles à l’entrée des magasins ou des bureaux parisiens.

Fourmillant d’observations tous azimuts venues de derrière les lunettes noires et les oreillettes de la sécurité, le récit d’Ossiri, étudiant ivoirien devenu sans-papiers puis vigile à Paris, est aussi – et peut-être même avant tout, au-delà des savoureuses plongées dans le quotidien de frénésie consommatrice de Camaïeu ou de Sephora – un roman sérieux et drôle de la « communauté » africaine à Paris (les guillemets sont du narrateur), de ses solidarités, de ses méfiances, de ses heurs et de ses malheurs, où, plus encore que le Sami Tchak de « Place des Fêtes », le narrateur nous conduit par la main, dissimulant souvent un sourire plus triste qu’il ne l’avoue, entre promesses non tenues de l’Union post-indépendances, clivages politiques ayant résisté à la fin proclamée de l’histoire, jalousies occasionnelles entre peuples frères, quête d’un panafricanisme toujours plus repoussé ou impossible (toutes celles et tous ceux ayant eu l’occasion de fréquenter, par exemple, un maquis clandestin et multinational de Château Rouge, la nuit, savent bien que le nationalisme effréné peut surgir aux moments les plus inattendus – avec une dédicace personnelle et spéciale ici aux amis Moshe et Jean-Marc), et chocs incongrus de la mondialisation consuméro-sécuritaire (l’analyse de l’impact du 11 septembre 2001 sur les « petits métiers de la sécurité », jusqu’alors très largement sous-traités, en bout de chaîne alimentaire, aux « robustes, impressionnants et disciplinés » Africains – comme diraient les patrons -, vaut à elle seule le déplacement).

« Nouvelles recrues. La longue file d’hommes noirs qui montent dans ces escaliers étroits ressemble à une cordée inédite à l’assaut du K2, le redoutable sommet de la chaîne himalayenne. L’ascension est rythmée par le seul bruit des pas sur les marches. Les escaliers sont raides, les genoux montent haut. Neuf marches, un palier, plus neuf marches supplémentaires, font un étage. Les pas sont feutrés par un épais tapis rouge déplié exactement au milieu d’une cage trop étroite pour laisser passer deux hommes côte à côte. La cordée s’étire avec les étages et la fatigue. On entend souffler de temps en temps. Au sixième étage, le premier de cordée appuie sur le gros bouton d’un interphone cyclope surmonté de l’objectif noir d’une caméra de surveillance. Le grand bureau où tout le monde se retrouve en sueur, est un open space. Aucune cloison n’arrête le regard jusqu’à une cage de verre sur laquelle deux lettres marquent le territoire du mâle dominant des lieux : DG. Une baie vitrée offre gracieusement la vue sur les toits de Paris. Distribution de formulaires. À tour de bras. Ici, on recrute. On recrute des vigiles. Protect-75 vient d’obtenir de gros contrats de sécurité pour diverses enseignes commerciales de la région parisienne. Son besoin en main-d’œuvre est immense et urgent. Le bruit s’est très vite répandu dans la « communauté » africaine. Congolais, ivoiriens, maliens, guinéens, béninois, sénégalais, etc., l’œil exercé identifie facilement les nationalités par le seul style vestimentaire. La combinaison polo-Jean’s Levi’s 501 des Ivoiriens ; le blouson cuir noir trop grand des Maliens ; la chemise rayée fourrée près du ventre des Béninois et des Togolais ; les superbes mocassins toujours bien cirés des Camerounais ; les couleurs improbables des Congolais de Brazza et le style outrancier des Congolais de Stanley… Dans le doute, c’est l’oreille qui prend le relais car dans la bouche d’un Africain, les accents sont des marqueurs d’origine aussi fiable qu’un chromosome 21 en trop pour identifier le mongolisme ou une tumeur maligne pour diagnostiquer un cancer. Les Congolais modulent, les Camerounais chantonnent, les Sénégalais psalmodient, les Ivoiriens saccadent, les Béninois et les Togolais oscillent, les Maliens petit-négrisent… »

« D’UN CENTRE COMMERCIAL À L’AUTRE. Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées, l’avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l’horizon. »

Ne nous y trompons pas : sous sa brièveté et sa légèreté apparentes, aux réjouissantes saveurs, Gauz nous a offert un grand roman, à ranger avec les meilleurs de ceux qui se penchent sur le lien contemporain, depuis trente ans, entre l’Occident / la France et l’Afrique, au cœur de la fuite en avant de la consommation mondialisée.

Viva

Le Mexique refuge de Léon Trotsky et de Malcolm Lowry comme épicentre d’une flamboyante histoire mondiale des vaincus.

Publié en 2014, à nouveau dans la collection Fiction & Cie du Seuil, le onzième ouvrage de Patrick Deville renoue avec (et même, dépasse) l’enchantement qui parcourait les excellents « Kampuchéa » (2011) et « Équatoria » (2008), et permet donc d’oublier aisément la déception relative de « Peste et choléra » (2012).

Après l’Afrique des Grands Lacs centrée sur le Congo ex-belge et l’Indochine centrée sur l’ex-Cambodge, c’est le Mexique qu’a choisi Patrick Deville pour orchestrer sa formidable danse géographique, historique et culturelle, dans laquelle des fantômes soigneusement choisis rôdent inlassablement, rejoignant et quittant tour à tour le pays au-dessous du volcan, havre révolutionnaire auréolé par les figures tutélaires de Pancho Villa et d’Emiliano Zapata, vigoureusement défendu par Lázaro Cárdenas lors de la montée des périls européens entre 1934 et 1940.

C’est autour des deux pôles magnétiques opposés de la retraite et de l’errance absolue que s’organise le récit en rebonds fervents : Léon Trotsky, réfugié pourchassé par les nazis et par les staliniens, avec pour fenêtre le monde, d’une part, et Malcolm Lowry, génie solitaire et reclus à la poursuite toute intérieure, désespérée, de son art et de son ambition littéraire qui semblent le fuir, toujours. Autour d’eux, venant tour à tour se cogner au réel, à son relief si particulier ici, on apercevra de ci de là, en volutes coïncidentes toujours beaucoup plus organisées qu’il n’y paraît (l’un des secrets de Patrick Deville réside certainement dans cette faculté peu commune de questionner le hasard), André Breton, Benjamin Péret, Victor Serge, John Reed, Graham Greene, Diego Rivera et Frida Kahlo, bien sûr, mais aussi Traven et Cravan, Nordahl Grieg, Blaise Cendrars, Antonin Artaud, et même Beatrix Potter.

« Tout commence et tout finit par le bruit que font ici les piqueurs de rouille. Capitaines et armateurs redoutent de laisser désoeuvrés les marins à quai. Alors le pic et le pot de minium et le pinceau. Le paysage portuaire est celui d’un film de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, grues et barges, mâts de charge et derricks, palmiers et crocodiles. Odeurs de pétrole et de cambouis, de coaltar et de goudron. Un crachin chaud qui mouille tout ça et ce soir la silhouette furtive d’un homme qui n’est pas Bogart mais Sandino. A bientôt trente ans il en paraît vingt, frêle et de petite taille. Sandino porte une combinaison de mécanicien, clef à molette dans la poche, vérifie qu’il n’est pas suivi, s’éloigne des docks vers le quartier des cantinas où se tient une réunion clandestine. Après avoir quitté son Nicaragua et longtemps bourlingué, le mécanicien de marine Sandino pose son sac et découvre l’anarcho-syndicalisme. Il est ouvrier à la Huasteca Petroleum de Tampico. »

C’est peut-être l’intime résonance avec les « Archanges » de Paco Ignacio Taibo II (et peut-être plus encore, finalement, avec les sombres héros de « Ombre de l’ombre » et de « Nous revenons comme des ombres ») et avec le somptueux « La coulée de feu » de Valerio Evangelisti qui participe le plus, souterrainement, à faire ce de récit le plus achevé, le plus plein et le plus passionnant de ceux de Patrick Deville.

« Je marchais dans l’île [de Kazan] comme j’ai arpenté les plaines de Wagram et de Waterloo, et marché sur la rivière Bérézina gelée en Biélorussie, des lieux où il n’y a rien à voir ni à faire, sinon se concentrer sur l’Histoire et se dire qu’on est ici, visitai le monastère de la Dormition qui fut une prison, puis un hôpital psychiatrique, avant d’être renvoyé à sa vocation première. Dans un petit bistrot en planches au bord du fleuve scintillant, deux popes joyeux, vêtus de noir et portant barbes rousses, s’enfilaient des grillades et des verres de bière. J’écoutais d’une oreille distraite la traduction des propos aberrants d’un historien local ou malade mental, lequel affirmait que Trotsky se livrait ici à des messes noires, et rendait un culte à Judas, auquel il avait d’ailleurs fait élever une haute statue, heureusement détruite aussitôt son départ par la population de l’île. Et, voyant que je bronchais à ces propos, il n’en poursuivait pas moins ses âneries, où se mêlaient la haine immémoriale du Juif et le souvenir des affiches de la propagande stalinienne, sur lesquelles Trotsky apparaissait en diable enflammé à sabots fendus et queue fourchue, armé d’un trident, et menant le pauvre peuple russe vers les fourneaux de l’enfer. »