Lorsque la glace polaire fond, sa couleur importe, encore davantage, au monde.
Publié à l’automne 2014 aux éditions du Réalgar, largement spécialisées dans les textes étroitement associés à la peinture et à l’image, le quatrième texte d’Emmanuel Ruben parvient à nouveau à repousser un peu plus loin les frontières de son écriture magique, qui use d’une poésie diffuse comme ciment profond d’une prose affûtée, qu’elle débusque les vérités possibles d’une Algérie familiale enfouie au-delà de l’horizon de Camus (« Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu »), ou qu’elle explore avec une joyeuse férocité historique, géographique, sociale et politique les mythiques et baltiques confins est-européens (« La ligne des glaces »).
Jour après jour nous rongeons, paraît-il, nos propres glaces. On prédit que nous frôlons la catastrophe. On prédit que la banquise n’aura jamais été aussi réduite. On prédit que le passage du Nord-Ouest, que les siècles ont semé d’épaves, sera bientôt libre de glaces onze mois sur douze. Il y a sans doute du vrai dans ces prédictions. Il suffit de consulter les cartes pour s’en aviser : chaque année, c’est un peu plus de blanc qui recule à la surface de notre orange bleuâtre. Un blanc qui n’avouait pas comme autrefois notre ignorance et notre épouvante mais qui garantissait encore qu’un zeste de candeur trônait aux pôles de notre empire. Que la froidure, que la neige vierge, qu’une innocence glacée, délicieusement crevassée, tonsurait le verger de nos désirs. Mais la planète pèle. Se décalotte à vue d’avion. Elle se décalotte, elle se décalotte de ses glaces, et bientôt les icebergs, larguant les amarres de la mère Groenland, vogueront via le Gulf Stream direction l’Islande, les Féroé, les Shetlands, les Orcades, les Cornouailles, le Finistère ou le Cotentin, et viendront, petits glaçons fondus, lécher les orteils d’argile de notre Vieille Europe.
Qui n’a pas entendu, lu, vu prédire la chose est sourd, aveugle, analphabète ou mort, tant on nous rebat depuis bien cinquante ans les oreilles de ce catastrophisme. De ce réchauffement ou, qui sait, de ce dérèglement climatique. De cet effet de serre.
Seulement, nul ne sait, ou ne veut nous dire, car la science n’a pas réponse à tout, quel sera le visage de la catastrophe.
Franchissant allègrement cette fois la ligne réelle ou imaginaire de la glaciation saisonnière, Emmanuel Ruben s’attache aux pas fort étonnants d’un esthète presque surnaturel en notre monde incertain, le peintre danois Per Kirkeby, pour en faire le complice tacite et imagé (l’ouvrage inclut dix somptueuses reproductions de ses œuvres) de son entreprise de déchiffrage géo-poétique d’une autre contemporanéité, réfugiée dans la glace au bord de la débâcle.
Amérique ! Asie ! Afrique ! Route de l’or, route de la soie, route du Nil. Comment ne pas être las de ces chemins éculés ? Qui n’a pas vu combien se sont usés ces vieux mots fléchés ? De la première route on revient blasé, bougon, mâchonnant la chique ou le chewing-gum gaga de son ennui – on en revient misanthrope. De la deuxième, on revient athée, lascif ou la barbe ringarde, un bout de réglisse pendouillant entre les dents ; pire, on en revient illuminé ! Avouons-le, nous n’avons pas pris la troisième route. L’Abyssinie n’est pour nous qu’un nom, elle demeure insondée de nos semelles, grosse encore de nos fantasmes. Reste la quatrième route, à mi-chemin de laquelle nous avons retroussé nos rêves, froussards que nous sommes ! Mais il est un homme pour lequel une année ici-bas ne vaut pas d’être vécue s’il ne prend peu importe le chemin, peu importe la saison – été, printemps, hiver, automne – cette quatrième route. Cette quatrième route qui l’aiguillonne incessamment sur ses rails désolés, c’est la route du Grand Nord. Que va-t-il faire là-bas, malheureux ? Cet homme accomplirait-il par hasard la migration des rennes ? Non, celle des rêves lui suffit, qui a des ramures infinies, qui ne dénombre pas ses bêtes, qui n’est pas marquée au fer rouge, qui ne se matricule pas encore, qui sort sans cesse du troupeau, et s’égare. Cet homme est-il de la confrérie bruyante des voyageurs plumitifs ? Cet homme pense-t-il qu’il suffit d’aller s’empoussiérer la semelle pour se ravauder la cervelle ? Non, la poussière est d’or qui le hante encore ; cet homme, que nous voudrions suivre ici, cet homme s’en va chaque année depuis ses vingt ans vers le Grand Nord, carnet de croquis à la main, quêter de sa baguette divinatoire son Graal fantôme ; après quoi il rentre au pays, dessine, grave, sculpte et peint pour de bon ; sur ce, il paraphe en bas à droite PK. Per Kirkeby.
Rencontre née de l’échec d’un voyage, d’un avion manqué à Londres qui se transforme en visite d’exposition : la découverte (et le choc) de Per Kirkeby par Emmanuel Ruben a quelque chose d’un prélude à un autre « Éloge des voyages insensés », aux motivations bien différentes de celui de Vassili Golovanov, mais dans un esprit qui finit par converger, tandis que le contenu scandinave tellurique qui s’affirme dans la peinture du Danois comme dans la quête s’affinant progressivement du Français semble nourrie de l’énergie presque magique qui hante aussi « Cru », le recueil de nouvelles de luvan.
D’une intense densité, le parcours proposé doit néanmoins commencer par questionner certains clichés de la peinture, de la couleur, mais aussi du Grand Nord lui-même, y faire comme place nette pour développer la quête dans toute sa puissante beauté, évoquer déjà le paradoxe de Van Gogh, réalisant trop tard que la lumière qu’il cherchait toujours plus au sud se trouvait sans doute au nord, et préparer le terrain aux intuitions que la toile fera apparaître.
Rien ici de l’image galvaudée des régions polaires où règneraient soi-disant les grands silences blancs. Rien ici de la peinture et de l’aquarelle entendues comme profession des choses muettes. N’entendez-vous pas les petits cris des icebergs qui s’accouchent et se culbutent ? Ne les entendez-vous pas qui susurrent en inuktitut : Idgloulouarssouit, Siorapalouk, Narssourssouk, Savigssivik ? N’entendez-vous pas ces monuments marmoréens murmurer les complaintes des marins morts ? Ne sentez-vous pas la tonsure de globe qui craquèle sous vos paupières ? La croûte qui gémit ? Le râle du grand cormoran qui vous guette ? On rirait ici de ceux qui n’ont vu que des marines victoriennes et qui croient que l’aquarelle est plus fugitive qu’une passe, ou qu’elle a la mièvrerie d’une amourette adolescente ; à vrai dire, on n’a jamais vu d’aquarelle aussi dense, aussi compacte, aussi solide, aussi tumultueuse, on n’a jamais vu autant de volumes se mouvoir sur du papier ; c’est qu’ici on est allé graver, sculpter, modeler, racler, piocher la roche à l’aquarelle – à l’aquarelle, pure, cristalline, à l’aquarelle née des glaces.
Le levier Kirkeby, destructeur alerte des illusions encombrantes, s’affirme bien ici comme moyen d’accès privilégié, arme de quête et de conquête, construisant son dessein sur certaines avancées de prédécesseurs, y apportant une étrange lumière de vérité non pas révélée mais patiemment dégagée de sa gangue.
Tous deux, enfin, témoignent de l’effacement séculaire de la figure. A la femme vue de dos, qui chez Hammershøi se fond sous ses cheveux impeccablement lissés, sous son tablier, dans son intérieur carcéral, répond, chez Kirkeby, le cheval disloqué, la fugitive oie des neiges, le visage s’étiolant dans le paysage, voire, suprême clin d’œil au grand peintre danois, le crâne – ou graal ? – immense, échoué tel un dirigeable et tourné vers la mer de glaces, aveugle vanité. Autre point commun : toute une série de toiles, chez l’un comme chez l’autre, s’attachent à décliner ton sur ton les différentes nuances de gris, d’ocre, de brun, d’orange ou de violet. Couleurs injustement dénommées secondaires puisqu’elles sont notre lot commun, notre premier parage. Bref, découvrir Hammershøi, c’était s’aviser que l’Extrême-Nord est d’abord intérieur, qu’il commence par vous couler dans les veines avant de vous ensorceler, l’Extrême-Nord. Découvrir Kirkeby, c’était quitter la durée pour l’étendue, l’histoire pour la géographie, la culture morte pour la nature vivante, l’intérieur hanté d’un mal inquiet pour le bout du monde ravagé, percer le cadre étroit de nos trapèzes de grisaille, courir vers la lumière nature, et comprendre pourquoi cet insatiable besoin d’écrire, de dessiner, de peindre, de s’attacher aux couleurs du monde, d’en déplorer l’évanouissement l’hiver.
Un détour par Strindberg et son influence sur les artistes scandinaves, écrivains et plasticiens comme cinéastes, permet à Emmanuel Ruben, en quelques fulgurances volodiniennes, d’affirmer l’intuition qu’ici, il n’y a pas de frontière entre le rêve et le réel, pas de frontière infranchissable entre vivant et non-vivant, et de préparer ainsi, acceptant l’importance du hasard, la notion proprement fantastique d’un regard aiguisé, changé, muté par la pratique de l’art, invitant les objets et paysages à assumer leur inquiétante étrangeté, comme si chaque végétal pouvait devenir le hêtre du « Roi sans divertissement » de Giono. Après l’expérience artistique du Grand Nord, rien ne peut plus être pareil, et il suffira de brefs séjours, pèlerinages, ressources dans le petit Nord de Dieppe pour régénérer désormais perpétuellement cette perception, même si elle doit dès lors conjurer régulièrement la tentation de la crevasse, comme en écho à celle de Pierre Terzian.
Mais qu’est-ce que cela ? Tous ces cratères qui vous dévisagent comme des bouches voraces ? qui veulent vous avaler comme des yeux d’aveugle ? Ces fibrilles, ces ridules, ces sillons, ces strigiles, ces boursouflures, ces ruissellements, ces vallonnements, ces zigzags ? Est-ce que c’est du solide ? Du liquide ? Quelque chose entre les deux, quelque chose de visqueux, de gélatineux, une coulée de lave, un magma matriciel ? Est-ce au contraire la peau sèche d’un patriarche autour du genou, du coude, là où l’on vieillit à toute vitesse, où la chair se fait écorce ? Est-ce une langue de glacier ? Un cyclone ? Un maelström ? Un vortex ? Un épanchement de glaire cervicale ? Une tumeur cancéreuse ? Un volcan d’Islande vu d’avion ? Non, ce n’est que la souche fraîchement sciée du gros chêne de Gouvoux. (…) Oui, ce n’est que le chêne de Gouvoux, l’Yggdrasil local, qui l’été festonnait de vert le bleu du ciel, qui effleurait les chromes au passage des voitures, qui vous soufflait dans l’oreille un air de pastorale, qui faisait tant d’ombre sur la route, à percuter le père Poirier de retour du bistrot dans sa Peugeot lie-de-vin et zigzagante, le père Poirier mort l’an dernier comme est mort ce chêne, mort car il gênait la visibilité, comme on dit, des automobilistes.
Oui c’est cela : c’était un volcan d’écorce et de verdure, ce n’est plus qu’une stèle de bois mort. Une pierre plante, oui, rien qu’une pierre plante, a dit la mère Michoud en rajustant son fichu, sa canne plantée vers le chemin creux, là-bas, me laissant au pied du vieux lavoir avec mon vélo.
Récusant soigneusement toute nostalgie primale et surtout tout romantisme tentateur, traquant la lucidité que procure la peinture, de préférence à tout autre moyen, dans cette identification d’une disparition annoncée, qui va bien au-delà de quelques kilomètres cubes d’eau gelée, le géographe de formation Emmanuel Ruben nous offre un texte décisif, puissant et beau, une lecture indispensable à mon avis pour qui aime l’esthétique politique servie par une écriture exceptionnelle.