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Le soleil

Quatrième roman de Jean-Hubert Gailliot, paru fin août 2014 aux éditions de L’Olivier, «Le Soleil» est un livre éblouissant, un bonheur de lecture que je n’évoquerai que partiellement ici, pour ne rien dévoiler, ce qui serait dommageable, des méandres de l’intrigue et des manipulations dont nous sommes l’objet.

Varlop, un homme visiblement abîmé par la vie, à la mémoire et au corps en morceaux, à tel point qu’il semble avoir perdu jusqu'à son ombre, bizarrerie qui l’inquiète, recherche à Mykonos, mandaté par une amie éditrice qui souhaite le publier, les traces d’un hypothétique manuscrit, un cahier à couverture jaune dénommé «Le Soleil» qui a la réputation d’être un livre «absolu». Document vieux d’un siècle, le manuscrit aurait été offert à Man Ray par sa première femme, qui écrivait sous le nom de Donna Lecoeur, au moment de leur rencontre en 1913, puis serait passé dans les mains d’Ezra Pound et de Cy Twombly, avant d’être volé au peintre américain dans son atelier de Mykonos en 1961.

«Qu’il veuille bien se représenter la chose : ce manuscrit vieux de cent ans, s’il se révélait conforme à la légende, éclairerait le siècle passé et l’histoire de ses avant-gardes artistiques, l’avait-il vu s’enflammer, d’un jour absolument neuf.»

Alors que Varlop doute lui-même de sa propre existence, que son ombre et son corps-même semblent l’avoir abandonné, il cherche en dilettante les traces du manuscrit, et se laisse porter par dans une contemplation du paysage radieux qui l’entoure, sous cette lumière qui possède un peu de «l’or méditerranéen». Il aperçoit l'île de Délos depuis la terrasse de sa petite maison, où Léto aurait mis au monde Artémis, la déesse de la chasse, et son jumeau Apollon, dieu de la lumière, de la poésie et de la musique, traces de la mythologie qui lui apparaissent comme des encouragements dans sa quête. Déambulant souvent dans l’île jusqu’au port de Chora, il tombe sous le charme et se laisse porter par une aventure avec une photographe rayonnante, Suzanne de Miremont.

Sa recherche est plus méditative que réellement active, et, tout en se recomposant lui-même, il cherche les empreintes qu’ont laissées la lecture du Soleil dans les œuvres de Man Ray, d’Ezra Pound et de Cy Twombly, le lien avec leur création, leurs points de basculements, pour entrevoir quelle influence ce mythe littéraire aurait pu jouer dans l’œuvre d’artistes qui refusaient le déjà-vu, et quelle place les femmes ont tenu dans l’histoire du «Soleil», dans son écriture, sa transmission ou son occultation.

«Man avait qualifié l’influence de sa lecture du Soleil : «La possibilité d’un érotisme nouveau, lié au rêve, au détournement des objets.» Il l’avait également quantifiée : «Plus décisive que celle de Lautréamont ou de Sade».»

Le Soleil, mythe littéraire ou mystification ? Cette enquête dont l’objet semble parfois se dissoudre dans l’absence de méthode, rêverie fantastique où la frontière ténue entre la fiction et le réel semble s’effacer, va finalement conduire Varlop à Palerme, où le roman va prendre un autre essor, une coloration fantastique et policière, autour des quatre-vingt pages roses, choc physique et émotionnel au cœur du livre.

Ce récit au ressac hypnotique qui glisse en permanence entre passé et présent, entre jour et rêve, diffusant une impression de flottement pour dire une mémoire incertaine, rapproche Gailliot de Bolaño ou de Vila-Matas, et forme un chant d’amour à la littérature autour de laquelle se fait la révolution de nos vies, à sa nécessité profonde quand elle devient, tout comme les rêves, une part essentielle de l’étoffe de nos vies.

L'été des noyés

Liv la narratrice, une jeune femme de dix-huit ans au moment des événements, et qui raconte cette histoire dix ans plus tard, vit avec sa mère Angelika Rossdal, une artiste peintre aussi réputée pour son œuvre que pour sa beauté et la vie de recluse qu’elle a choisi de mener sur Kvaløya, une île du nord de la Norvège perdue à soixante-dix degrés de latitude nord, en tournant le dos à Oslo et au vaste monde. Une vie solitaire pour Liv, une jeune femme particulière, dans laquelle Kyrre, un voisin farfelu, obsédé par le folklore et les mythes fantastiques norvégiens, lui tient lieu d’ami et presque de père.

«Dans la maison de Kyrre, il y avait des ombres dans les plis de toutes les couvertures, des frémissements imperceptibles dans le moindre verre d'eau ou bol de crème posé sur une table, d'infimes poches d'apocalypse dans l'étoffe de la réalité, prêtes à crever et à se répandre sur nous, de même que le premier souffle d'une tempête fond sur le rameur en haute mer. Dans la maison de Kyrre, il y avait des souvenirs d’événements réels, d’écoliers et de garçons de ferme morts de longue date, sortis de chez eux aux premières lueurs du jour, cinquante ans plus tôt, et revenus dérangés – dérangés à tout jamais -, effleurés par une chose innommable, un battement d’ailes ou un courant d’air dans la tête, là où la pensée aurait dû se tenir.»

L’arrivée de l’été après la longue obscurité hivernale du cercle polaire arctique, avec la lumière toujours présente, le ciel envahissant et le calme profond, perturbe le rythme et le sommeil des hommes. Le temps et l’espace prennent alors un nouveau rythme, semblant se coaguler et se rapprocher par moments de la paralysie, et donnent à l’environnement une dose d’étrangeté et d’irréalité. Ayant achevé ses études au début de cet été là, ne sachant pas de quoi serait fait son avenir, Liv se laisse porter par l’observation de la lumière, des paysages et des gens qu’elle aime regarder.

«Je suis l’un des espions de Dieu. Je ne crois pas en Dieu, du moins pas à la manière classique, mais je pense vraiment être là pour une bonne raison, en d’autres termes pour monter la garde. Prêter attention. Voilà très longtemps, les membres d’une ancienne tribu mexicaine se relayaient à tour de rôle pour surveiller le coucher du soleil, puis attendaient toute la nuit, aux aguets, qu’il revienne… sans jamais présumer qu’il le ferait, ni jamais considérer que la lumière allait de soi.»

Visionnaire ou folle ? Liv va en tous cas être le témoin et l’interprète incertaine des événements de l’été des noyés. Deux de ses camarades d’école, Mats Sigfridsson, et quelques jours plus tard son frère Harald, sont retrouvés cet été-là de façon incompréhensible, noyés dans un canal, à proximité d’un canot qui dérive, malgré des conditions météorologiques extrêmement paisibles. Deux autres hommes vont disparaître eux aussi sans raison, ou plutôt s’évanouir littéralement dans le cas du dernier d’entre eux.

Avec ses descriptions éblouissantes de la nature sereine et de la lumière limpide du grand Nord, dans lequel des phénomènes inquiétants et surnaturels semblent toujours pouvoir surgir, le huitième roman de John Burnside se lit comme on chercherait à déchiffrer un rêve aux images incertaines, oscillant sur la frontière insaisissable entre connaissance et croyance. Un roman superbe et profondément angoissant.

«Les histoires de Kyrre n’étaient pas toutes anciennes, cependant. Pour les gens comme lui, il n’existait pas d’autrefois : tout n’était que présent, continuité. Ce qu’il advenait maintenant, en plein jour, faisait partie d’un mystère éternel, d’une histoire dans laquelle les vivants et les morts, les fous et les sains d’esprit, le tangible et le fantomatique étaient interchangeables…»

Rêves d'histoire

Comment travaillent les historiens ? se demande Philippe Artières en s’interrogeant sur sa propre pratique, et en nous livrant ses rêves inaboutis d’histoire, ses envies naissantes abandonnées et partagées dans ce livre afin de «faire circuler les idées, de les soumettre à la critique, de provoquer des rencontres aussi», pour «éprouver ses rêves à la réalité des lecteurs» ; ces rêves qui «déclinent une même question, suivent une identique obsession : écrire une histoire de l’infra-ordinaire.»

Ces rêves d’histoire, une trentaine de pistes évoquées en quelques pages d’une brièveté évidemment frustrante, plongent dans les traces, souvent écrites, du quotidien. Une excitation proche du vertige s’empare du lecteur curieux, en imaginant une histoire des routes, un de mes grands sujets de rêves autour de L’Odyssée et de la mythologie Nord-Américaine depuis de nombreuses années, en découvrant un embryon d’histoire des impostures, rêve dont le point de départ est les scams nigéro-ivoiriens, et qu’on pourra poursuivre en fiction en lisant le recueil collectif «Hoax» paru aux éditions Ère, le point de départ d’une histoire des navires composée à partir de leurs écritures de bord, d’une histoire de la cloison, et de l’intimité, autour de ces lieux de paroles cloisonnés que sont le confessionnal, le parloir et l’hygiaphone, ou encore d’une histoire des cartes sonores ou des biographies subies. 

«Le moment où un nouveau projet émerge est semblable à une ivresse : on se dit soudain qu’il faudrait faire l’histoire de tel ou tel événement, travailler sur telle ou telle notion, enquêter sur telle ou telle figure, entreprendre telle ou telle archéologie. Des interdits tombent, les repères s’estompent, on se laisse aller vers un ailleurs.»

Accueillant les apports de toutes les disciplines, et les traces souvent fragmentaires du quotidien, l’histoire rêvée par Philippe Artières n’est pas une matière objective et sèche, mais un objet de désir, le creuset fécond d’une pensée critique et le lieu d’un récit.

«Rêver n’est pas renoncer, bien au contraire.»

Icecolor

Lorsque la glace polaire fond, sa couleur importe, encore davantage, au monde.

Publié à l’automne 2014 aux éditions du Réalgar, largement spécialisées dans les textes étroitement associés à la peinture et à l’image, le quatrième texte d’Emmanuel Ruben parvient à nouveau à repousser un peu plus loin les frontières de son écriture magique, qui use d’une poésie diffuse comme ciment profond d’une prose affûtée, qu’elle débusque les vérités possibles d’une Algérie familiale enfouie au-delà de l’horizon de Camus (« Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu »), ou qu’elle explore avec une joyeuse férocité historique, géographique, sociale et politique les mythiques et baltiques confins est-européens (« La ligne des glaces »).

Jour après jour nous rongeons, paraît-il, nos propres glaces. On prédit que nous frôlons la catastrophe. On prédit que la banquise n’aura jamais été aussi réduite. On prédit que le passage du Nord-Ouest, que les siècles ont semé d’épaves, sera bientôt libre de glaces onze mois sur douze. Il y a sans doute du vrai dans ces prédictions. Il suffit de consulter les cartes pour s’en aviser : chaque année, c’est un peu plus de blanc qui recule à la surface de notre orange bleuâtre. Un blanc qui n’avouait pas comme autrefois notre ignorance et notre épouvante mais qui garantissait encore qu’un zeste de candeur trônait aux pôles de notre empire. Que la froidure, que la neige vierge, qu’une innocence glacée, délicieusement crevassée, tonsurait le verger de nos désirs. Mais la planète pèle. Se décalotte à vue d’avion. Elle se décalotte, elle se décalotte de ses glaces, et bientôt les icebergs, larguant les amarres de la mère Groenland, vogueront via le Gulf Stream direction l’Islande, les Féroé, les Shetlands, les Orcades, les Cornouailles, le Finistère ou le Cotentin, et viendront, petits glaçons fondus, lécher les orteils d’argile de notre Vieille Europe.
Qui n’a pas entendu, lu, vu prédire la chose est sourd, aveugle, analphabète ou mort, tant on nous rebat depuis bien cinquante ans les oreilles de ce catastrophisme. De ce réchauffement ou, qui sait, de ce dérèglement climatique. De cet effet de serre.
Seulement, nul ne sait, ou ne veut nous dire, car la science n’a pas réponse à tout, quel sera le visage de la catastrophe.

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Franchissant allègrement cette fois la ligne réelle ou imaginaire de la glaciation saisonnière, Emmanuel Ruben s’attache aux pas fort étonnants d’un esthète presque surnaturel en notre monde incertain, le peintre danois Per Kirkeby, pour en faire le complice tacite et imagé (l’ouvrage inclut dix somptueuses reproductions de ses œuvres) de son entreprise de déchiffrage géo-poétique d’une autre contemporanéité, réfugiée dans la glace au bord de la débâcle.

Amérique ! Asie ! Afrique ! Route de l’or, route de la soie, route du Nil. Comment ne pas être las de ces chemins éculés ? Qui n’a pas vu combien se sont usés ces vieux mots fléchés ? De la première route on revient blasé, bougon, mâchonnant la chique ou le chewing-gum gaga de son ennui – on en revient misanthrope. De la deuxième, on revient athée, lascif ou la barbe ringarde, un bout de réglisse pendouillant entre les dents ; pire, on en revient illuminé ! Avouons-le, nous n’avons pas pris la troisième route. L’Abyssinie n’est pour nous qu’un nom, elle demeure insondée de nos semelles, grosse encore de nos fantasmes. Reste la quatrième route, à mi-chemin de laquelle nous avons retroussé nos rêves, froussards que nous sommes ! Mais il est un homme pour lequel une année ici-bas ne vaut pas d’être vécue s’il ne prend peu importe le chemin, peu importe la saison – été, printemps, hiver, automne – cette quatrième route. Cette quatrième route qui l’aiguillonne incessamment sur ses rails désolés, c’est la route du Grand Nord. Que va-t-il faire là-bas, malheureux ? Cet homme accomplirait-il par hasard la migration des rennes ? Non, celle des rêves lui suffit, qui a des ramures infinies, qui ne dénombre pas ses bêtes, qui n’est pas marquée au fer rouge, qui ne se matricule pas encore, qui sort sans cesse du troupeau, et s’égare. Cet homme est-il de la confrérie bruyante des voyageurs plumitifs ? Cet homme pense-t-il qu’il suffit d’aller s’empoussiérer la semelle pour se ravauder la cervelle ? Non, la poussière est d’or qui le hante encore ; cet homme, que nous voudrions suivre ici, cet homme s’en va chaque année depuis ses vingt ans vers le Grand Nord, carnet de croquis à la main, quêter de sa baguette divinatoire son Graal fantôme ; après quoi il rentre au pays, dessine, grave, sculpte et peint pour de bon ; sur ce, il paraphe en bas à droite PK. Per Kirkeby.

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Rencontre née de l’échec d’un voyage, d’un avion manqué à Londres qui se transforme en visite d’exposition : la découverte (et le choc) de Per Kirkeby par Emmanuel Ruben a quelque chose d’un prélude à un autre « Éloge des voyages insensés », aux motivations bien différentes de celui de Vassili Golovanov, mais dans un esprit qui finit par converger, tandis que le contenu scandinave tellurique qui s’affirme dans la peinture du Danois comme dans la quête s’affinant progressivement du Français semble nourrie de l’énergie presque magique qui hante aussi « Cru », le recueil de nouvelles de luvan.

D’une intense densité, le parcours proposé doit néanmoins commencer par questionner certains clichés de la peinture, de la couleur, mais aussi du Grand Nord lui-même, y faire comme place nette pour développer la quête dans toute sa puissante beauté, évoquer déjà le paradoxe de Van Gogh, réalisant trop tard que la lumière qu’il cherchait toujours plus au sud se trouvait sans doute au nord, et préparer le terrain aux intuitions que la toile fera apparaître.

Rien ici de l’image galvaudée des régions polaires où règneraient soi-disant les grands silences blancs. Rien ici de la peinture et de l’aquarelle entendues comme profession des choses muettes. N’entendez-vous pas les petits cris des icebergs qui s’accouchent et se culbutent ? Ne les entendez-vous pas qui susurrent en inuktitut : Idgloulouarssouit, Siorapalouk, Narssourssouk, Savigssivik ? N’entendez-vous pas ces monuments marmoréens murmurer les complaintes des marins morts ? Ne sentez-vous pas la tonsure de globe qui craquèle sous vos paupières ? La croûte qui gémit ? Le râle du grand cormoran qui vous guette ? On rirait ici de ceux qui n’ont vu que des marines victoriennes et qui croient que l’aquarelle est plus fugitive qu’une passe, ou qu’elle a la mièvrerie d’une amourette adolescente ; à vrai dire, on n’a jamais vu d’aquarelle aussi dense, aussi compacte, aussi solide, aussi tumultueuse, on n’a jamais vu autant de volumes se mouvoir sur du papier ; c’est qu’ici on est allé graver, sculpter, modeler, racler, piocher la roche à l’aquarelle – à l’aquarelle, pure, cristalline, à l’aquarelle née des glaces.

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Le levier Kirkeby, destructeur alerte des illusions encombrantes, s’affirme bien ici comme moyen d’accès privilégié, arme de quête et de conquête, construisant son dessein sur certaines avancées de prédécesseurs, y apportant une étrange lumière de vérité non pas révélée mais patiemment dégagée de sa gangue.

Tous deux, enfin, témoignent de l’effacement séculaire de la figure. A la femme vue de dos, qui chez Hammershøi se fond sous ses cheveux impeccablement lissés, sous son tablier, dans son intérieur carcéral, répond, chez Kirkeby, le cheval disloqué, la fugitive oie des neiges, le visage s’étiolant dans le paysage, voire, suprême clin d’œil au grand peintre danois, le crâne – ou graal ? – immense, échoué tel un dirigeable et tourné vers la mer de glaces, aveugle vanité. Autre point commun : toute une série de toiles, chez l’un comme chez l’autre, s’attachent à décliner ton sur ton les différentes nuances de gris, d’ocre, de brun, d’orange ou de violet. Couleurs injustement dénommées secondaires puisqu’elles sont notre lot commun, notre premier parage. Bref, découvrir Hammershøi, c’était s’aviser que l’Extrême-Nord est d’abord intérieur, qu’il commence par vous couler dans les veines avant de vous ensorceler, l’Extrême-Nord. Découvrir Kirkeby, c’était quitter la durée pour l’étendue, l’histoire pour la géographie, la culture morte pour la nature vivante, l’intérieur hanté d’un mal inquiet pour le bout du monde ravagé, percer le cadre étroit de nos trapèzes de grisaille, courir vers la lumière nature, et comprendre pourquoi cet insatiable besoin d’écrire, de dessiner, de peindre, de s’attacher aux couleurs du monde, d’en déplorer l’évanouissement l’hiver.

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Un détour par Strindberg et son influence sur les artistes scandinaves, écrivains et plasticiens comme cinéastes, permet à Emmanuel Ruben, en quelques fulgurances volodiniennes, d’affirmer l’intuition qu’ici, il n’y a pas de frontière entre le rêve et le réel, pas de frontière infranchissable entre vivant et non-vivant, et de préparer ainsi, acceptant l’importance du hasard, la notion proprement fantastique d’un regard aiguisé, changé, muté par la pratique de l’art, invitant les objets et paysages à assumer leur inquiétante étrangeté, comme si chaque végétal pouvait devenir le hêtre du « Roi sans divertissement » de Giono. Après l’expérience artistique du Grand Nord, rien ne peut plus être pareil, et il suffira de brefs séjours, pèlerinages, ressources dans le petit Nord de Dieppe pour régénérer désormais perpétuellement cette perception, même si elle doit dès lors conjurer régulièrement la tentation de la crevasse, comme en écho à celle de Pierre Terzian.

Mais qu’est-ce que cela ? Tous ces cratères qui vous dévisagent comme des bouches voraces ? qui veulent vous avaler comme des yeux d’aveugle ? Ces fibrilles, ces ridules, ces sillons, ces strigiles, ces boursouflures, ces ruissellements, ces vallonnements, ces zigzags ? Est-ce que c’est du solide ? Du liquide ? Quelque chose entre les deux, quelque chose de visqueux, de gélatineux, une coulée de lave, un magma matriciel ? Est-ce au contraire la peau sèche d’un patriarche autour du genou, du coude, là où l’on vieillit à toute vitesse, où la chair se fait écorce ? Est-ce une langue de glacier ? Un cyclone ? Un maelström ? Un vortex ? Un épanchement de glaire cervicale ? Une tumeur cancéreuse ? Un volcan d’Islande vu d’avion ? Non, ce n’est que la souche fraîchement sciée du gros chêne de Gouvoux. (…) Oui, ce n’est que le chêne de Gouvoux, l’Yggdrasil local, qui l’été festonnait de vert le bleu du ciel, qui effleurait les chromes au passage des voitures, qui vous soufflait dans l’oreille un air de pastorale, qui faisait tant d’ombre sur la route, à percuter le père Poirier de retour du bistrot dans sa Peugeot lie-de-vin et zigzagante, le père Poirier mort l’an dernier comme est mort ce chêne, mort car il gênait la visibilité, comme on dit, des automobilistes.
Oui c’est cela : c’était un volcan d’écorce et de verdure, ce n’est plus qu’une stèle de bois mort. Une pierre plante, oui, rien qu’une pierre plante, a dit la mère Michoud en rajustant son fichu, sa canne plantée vers le chemin creux, là-bas, me laissant au pied du vieux lavoir avec mon vélo.

Récusant soigneusement toute nostalgie primale et surtout tout romantisme tentateur, traquant la lucidité que procure la peinture, de préférence à tout autre moyen, dans cette identification d’une disparition annoncée, qui va bien au-delà de quelques kilomètres cubes d’eau gelée, le géographe de formation Emmanuel Ruben nous offre un texte décisif, puissant et beau, une lecture indispensable à mon avis pour qui aime l’esthétique politique servie par une écriture exceptionnelle.

emmanuel-ruben

Dernières nouvelles d’Œsthrénie

Des Balkans imaginaires pour dire la triste et belle ambiguïté du contemporain. Magnifique.

Publié en octobre 2014 aux éditions Dystopia Workshop, le troisième roman d’Anne-Sylvie Salzman réalise un croisement miraculeux, puissant, et d’une belle poésie instable, des différentes facettes que révélaient déjà « Au bord d’un lent fleuve noir » (1997) et « Sommeil » (2000), comme ses recueils de nouvelles « Lamont » (2009) et « Vivre sauvage dans les villes » (2014).

Balkanique en diable, incarnation pour ainsi dire essentielle du carrefour emblématique de l’Europe, l’Œsthrénie est pourtant impossible à situer sur une carte géographique courante : l’auteur a multiplié les indices éventuels créant l’illusion de pouvoir tenter d’ « identifier » la contrée, mais les éléments en sont sciemment et habilement contradictoires. Montagnes impressionnantes, vallées encaissées, hauts plateaux, plaine côtière : tant le littoral adriatique adossé aux Alpes dinariques que le creux bessarabien de la mer Noire, au pied des Carpathes, pourraient, avec certains aménagements, se prêter au jeu, mais dès que l’on croit discerner un repère physique, un caractère d’histoire, de culture, ou tout simplement de géographie humaine vient brouiller la piste. Comme le suggèrent Yves et Ada Rémy dans leur chaleureuse et intelligente préface, il faut accepter que cette nation si réelle et si belle, sous son indéniable rudesse, soit néanmoins comme « clandestine ».

En choisissant de conter six moments du pays, égrenés, sans marques historiques très précises, approximativement entre 1880 et 1980, saisis par six narratrices ou narrateurs différents, que lient (sauf un) le sang et l’hérédité, par des voies parfois quelque peu détournées, chacune et chacun aux destins peu communs mais venant in fine épouser le creuset du sol natal (réel ou imaginé), Anne-Sylvie Salzman nous offre un tour de force d’une rare finesse, en jouant sur toutes les tonalités d’un registre narratif particulièrement étendu pour mieux dérouter et ravir la lectrice ou le lecteur.

Extrait de Balkans

Dans l’arrière-plan de sa phrase, l’auteur dissimule tout au long de ces 293 pages des pièges différents, tous rusés, mais ne cachant jamais l’humain et le paysage, si résolument tristes et si paradoxalement beaux. Quelques mots en suspens, quelques phrases aux résonances inquiétantes suffisent à convoquer la menace de tout le fantastique du dix-neuvième siècle d’Europe centrale, et de ses versions actualisées, sans âge : des tourelles d’un château peinant à maintenir son rang et de ses parcs riches en étangs sombres et chargés d’indicible potentiel, d’un intriguant savant touche-à-tout féru de coutumes locales, mais aussi politiquement habile et indéniablement libidineux, des ruelles désertées d’une capitale angoissée, des librairies sans âge aux étagères poussiéreuses et aux tenanciers méfiants, des souterrains de châteaux populaires néo-staliniens cachant leurs rivières millénaires, des bergeries secrètes dans la montagne peut-être reconverties en lieux de culte prohibé, peuvent surgir à tout moment fantômes et spectres issus des cauchemars ténus d’un Gustav Meyrink, d’un Bram Stoker, d’un Alfred Kubin, mais sans doute plus encore, résonnant sans cesse de la possibilité de drames familiaux et de rituels enfantins ou adolescents qui se dérobent au récit, avec le grand Iain Banks de The Wasp Factory (Le seigneur des guêpes) ou de A Steep Approach to Garbadale (non traduit en français).

Old Bar Castle

Le château en ruine de Zelenka ? (Bar, Montenegro)

Dans cette atmosphère organique, menaçante dans ses intimités et le plus souvent résignée à s’inscrire du côté des perdants perpétuels de l’Histoire, Anne-Sylvie Salzman distille les clins d’œil extraits de nos imaginaires partagés, toujours en touches subtiles et sans surlignement indigeste : les révolutionnaires d’avant la première guerre mondiale comme ceux de l’immédiat après-guerre oscillent ainsi discrètement entre les moustaches de Dostoïevski et celles d’Hergé, tandis que l’érection d’un impossible palais devient comme une synthèse impossible d’histoire royalo-religieuse syldave et de socialisme dictatorial bordure, tout autant qu’une méditation sur les improbables architectures politiques nées au bord de la Save, de l’Ishëm, du Danube ou de l’Iskar, selon les époques ; une fuite dans les Hauts, sauvages et désolés, peut prendre soudainement des allures de recours aux forêts, ou aux Highlands d’une perpétuelle rébellion écossaise (ni Walter Scott ni Robert Louis Stevenson ne sont très loin à ces instants) ; le récit d’une conquête  par l’héréditaire ennemi roumain, parmi d’autres, associe Jaroslav Hašek et Ivo Andri? pour une rude plongée dans le forcené maquis des Hauts, toujours perdant mais toujours indompté ; l’inscription jamais achevée de l’histoire et de la foi entre le mythe qui cimente et le fanatisme qui détruit évoque aussi le meilleur du « Dictionnaire khazar » de Milorad Pavic, comme l’obsession des frontières et des identités résonne étrangement avec la belle « Ligne des glaces » d’Emmanuel Ruben.

Zabjlak

Un village des Hauts, de nos jours ? (Zabjlak, Montenegro)

C’est tout le sens du miracle d’équilibre en finesse qu’accomplit ici Anne-Sylvie Salzman : dans un récit qui s’ancre avant tout dans des fantômes et des démons intimes, dans un rapport charnel à la terre et au sol, dans une menace fantastique jamais formulée et dans un désenchantement résigné digne de Lampedusa, inscrire toute la vertigineuse interrogation des nationalismes passés et contemporains, de tout ce qu’implique, aujourd’hui encore, au-delà des nostalgies plus ou moins bien placées, qu’une bataille livrée en 1389 veuille conférer des droits sur un lieu pour l’éternité, que la vie d’un saint décédé en 885 puisse conserver un pouvoir d’appel à la haine religieuse, que la présence d’uranium dans une montagne puisse justifier l’écrasement et la destruction d’une nature et d’une population, que la natalité plus vigoureuse autorise à exiger des frontières plus étendues, et que la conscience de soi en tant que peuple entraîne si automatiquement et si avidement le rejet de l’autre.

Kotor 1

Souvent évoquée et jamais visitée dans le texte : la riviera œsthrénienne de Tillani ? (Perast, Montenegro)

Intemporel en apparence, nourri de traditions et d’imaginaires multiples, bénéficiant du somptueux travail de fabrication d’objet coutumier chez Dystopia Workshop, servi par une superbe couverture de Laurent Rivelaygue, c’est un très grand texte contemporain, d’une surprenante beauté dans sa grisaille revendiquée, que nous offre Anne-Sylvie Salzman.

Ayant pleine conscience de mon déshonneur et du plaisir qu’il me donne et sans doute me donnera encore, car je ne peux y renoncer, je confesse ici les actes mauvais qui m’écartent à jamais de la maison du père.
Je suis née, dernière de leurs enfants, à Zelenka, du baron Zelenka et de Catherine Oczimowa sa femme. De cela il y a vingt-deux ans ces temps-ci et dix-neuf seulement lorsque je quittai Zelenka. Naquirent avant moi Paulin, mort dans l’enfance, et Seban, frère vivant. Paulin fut enterré dans un cimetière que le baron mon père fit ouvrir sur ses terres. Avant cela les Zelenka étaient enterrés au village qui porte ce nom, et c’était une bonne chose que de reposer au milieu des autres. Quand Paulin mourut, le baron en eut un chagrin qu’il voulut cacher à tous. Ce cimetière de Paulin n’est qu’un enclos où sont aussi deux chiens de la maison, Tvor et Faj, et maintes autres bêtes que Seban, puis moi, y avons enterrées. Les murs sont de pierre grise ; la grille ne ferme plus. La tombe de Paulin est surmontée d’une stèle à la manière autrichienne, et d’un arbuste qui donne des fleurs blanches, puis des baies de la même couleur. De Paulin reste aussi un portrait que ma mère longtemps garda dans sa chambre. Paulin, qui mourut à trois ans, est en veste jaune ; il a un poupon dans les bras. Le peintre lui fit un visage de vieil enfant, comme j’en ai vu dans des cirques, et ma mère me dit un jour qu’elle s’en souvenait bien ainsi. Paulin mourut d’une fièvre qui est fréquente dans ces vallées. (« La boucle »)

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Kurmaneh, de nos jours ? (Cetinje, Montenegro)

Kesenic souriait dans la pénombre. J’avais trouvé Kesenic seul habitant de Zelenka lorsque les barons m’avaient vendu le château et les terres, et je l’avais gardé. Puis une année, sa femme, qui était des Hauts et y passait toujours la Pâque, qu’ils appellent Résurrection, n’était pas revenue au château. Elle n’aimait que ses montagnes. Kesenic était parti la rejoindre.
– Nous nous reverrons demain, dit-il, au retour de là-haut. Je vous expliquerai.
Les aizes au fur et à mesure que le soleil baissait étaient revenues voler autour des toits. La patrouille partit vers la montagne et je crus voir d’autres ombres briller en contrebas. Je me rappelai à voir Kesenic marcher qu’il avait perdu une jambe à la guerre, en France, et n’était plus si jeune.
– Sa femme a de la parenté chez nous, dit le messager, imperturbable. Ils avaient une maison à Dombrace, bien plus bas, mais le village tombe dans la mine.
Ces mines dans les montagnes étaient des mines de plomb, de fer et d’uranium. Des soldats les gardaient et les mineurs, je crois, venaient tous de nos prisons.
(« Dans les Hauts »)

Enfin nous sommes morts et allons librement dans les montagnes, que nous avons aimées, et qui ne nous ont jamais gardés de nos ennemis. Nous dansons sur le sommet de l’Antakazh, que des ouvriers creusent nuit et jour, dans la boue, pour le plomb et l’uranium. Des trains, la nuit, traversent la grande vallée jusqu’au village que nous appelions Kurmaneh ; des soldats gardent le chemin de fer. Les aizes montent en nuées grises et rouges vers les plus hautes cimes, tous les printemps, une année sont si nombreuses qu’elles cachent le soleil ; puis disparaissent à jamais de nos montagnes.
Nos villages sont perdus ; la terre a mangé nos villages. Nous les cherchons parfois dans la montagne, dans l’espoir de retrouver nos tombes ; nos tombes elles aussi sont perdues, nos champs sont perdus, nos troupeaux sont perdus, nos richesses sont perdues. Cervenece est dans les mines et Selak n’est plus ; Komes, Falles et Bos sont sous le barrage ; Kormaneh seule reste debout. Y habitent ouvriers et soldats, qui vivent sans doute comme nous vivions, le matin regardent s’il pleut ou s’il fait brume, et soupirent. (« Enfin nous sommes morts »)

Anne-Sylvie Salzman

Le jardin des silences

Douze nouvelles jouant avec puissance et subtilité de toute la gamme d’un fantastique et d’un merveilleux contemporains.

Publié en octobre 2014 chez Bragelonne, le troisième recueil de nouvelles de Mélanie Fazi, après « Serpentine » (2004) et « Notre-Dame aux écailles » (2008), confirme, s’il en était besoin, l’incroyable talent de l’auteur, qui prouve, plus encore que dans ses œuvres précédentes, nouvelles et romans confondus, à quel point elle dispose désormais d’une magie bien particulière pour extraire le fantastique – ou peut-être le merveilleux – de situations apparemment anodines et de décors quotidiens, en recourant moins que jamais à la possibilité d’un arsenal mythographique et technique du genre, arsenal qu’elle maîtrise pourtant les yeux fermés (ainsi qu’en témoignait notamment le roman « Trois pépins du fruit des morts » en 2003).

Il lui suffit en effet désormais, plus encore qu’auparavant, de quelques touches presque innocentes, un instant d’inattention en voiture (« L’autre route »), une grille de jardin jamais remarqué jusque là (« Le jardin des silences »), un arbre de Noël à décorer rituellement (« L’arbre et les corneilles »), pour ouvrir une porte et basculer vers un abîme insoupçonné mais pourtant toujours potentiellement menaçant.

— Mais y a vraiment personne, commente Cléo.
— Les gens ont dû sortir pour aller voir quelque chose. Il y a peut-être eu un accident.
Son haussement d’épaules m’apprend qu’elle n’y croit pas plus que moi. Il se passe quelque chose de plus étrange, ici.
Je la rejoins arrêtée près d’une des voitures aux portières ouvertes. Personne à l’intérieur, là encore. Un livre de poche abandonné sur un siège. Un sac à main fourré dans l’espace vide aux pieds du passager. L’autoradio allumée qui crache des parasites dans les haut-parleurs. Les clés sont encore en place. Tout semble dire : on revient dans une minute.
Mais il y a autre chose. Le livre, les sièges, le tableau de bord… Ils sont recouverts d’une fine couche grumeleuse. On dirait… du sable ? Je tends la main pour en prélever du bout du doigt. Oui, c’est bien du sable. Il y en a sur le pare-brise, aussi, à l’extérieur. Sur le capot. Sur le toit. Comme les vestiges d’une bourrasque en bord de mer.
Sauf qu’il n’y a pas de plages dans la région. (« L’autre route »)

Venise 17

Le lendemain soir, lorsque mon corps a réclamé son heure de marche, je suis retournée dans cette ruelle. L’image de ce bonnet me tournait dans la tête. Je voulais m’assurer qu’il était bien là et comprendre pourquoi. Je suis revenue sur mes pas une dizaine de fois sans retrouver le jardin de la veille. J’ai inspecté le mur à tâtons, paume à plat contre la pierre et les affiches, comme à la recherche d’un passage secret.
Et puis un autre soir, la même grille ouvragée dans une autre ruelle. Les mêmes arbres et le même silence au-delà. Je m’y suis engouffrée le cœur battant. J’ai fini par comprendre que ce serait toujours le jardin qui viendrait à moi, pas l’inverse. Il ne se manifestait jamais au même endroit, mais il avait cette manie d’apparaître sur mon chemin quand je sortais marcher le soir. On s’apprivoisait petit à petit. Il n’exigeait que ma confiance. (« Le jardin des silences »)

Quelques jours après les plumes, l’offrande d’une des corneilles me prend au dépourvu. Une tête de pirate en bois sculpté, visage stylisé, barbe noire, tricorne juché sur le crâne. Un petit anneau métallique lui perce l’oreille. Je l’accroche au sapin, près du grelot, sans trop comprendre. On ne m’a jamais offert de pirate pour Noël, sous aucune forme dont je me souvienne. C’étaient les jeux de mon frère plus que les miens. Mais je me rappelle, l’année de mes treize ans… (« L’arbre et les corneilles »)

Corneille noire

Lorsque le motif fantastique est plus direct, voire lorgne sur la tradition fantasy qu’elle a souvent également parcourue par le passé, Mélanie Fazi parvient néanmoins, à chaque fois, à déjouer l’attente, et à transporter l’émotion vers un terrain différent, intime et secret, qui surmonte les menaces enfouies pour offrir une forme d’apaisement mystérieux, ou de bienveillance émergeant de la violence contenue. Peut-être davantage qu’auparavant, la noirceur du passé des protagonistes semble ici en voie d’être maîtrisée, transformée en autre chose, vivant plutôt que mort, même si la bizarrerie doit y être acceptée pour être digérée et soumise à alchimie, psychologique plutôt que magique à proprement parler : souvenirs cuisants et morbides dans « Le jardin des silences », mutation soumise à opprobre dans « Dragon caché », amour sincère luttant avec l’envie et la jalousie  dans « Les Sœurs de la Tarasque », ou encore désir charnel et désir d’enfant fusionnant pour rendre paisible la rage succube inversée dans « Le pollen de minuit ».

Plus que quelques secondes. Il se concentra comme on avale une dernière goulée d’air avant de partir en plongée… Puis une main vigoureuse l’empoigna par la chemise et l’arracha à la terre, cassant une branche de l’arbuste au passage.
— Abel, tu es dégoûtant. Relève-toi !
On le remit debout sans lâcher sa chemise. Cette main lui avait griffé le cou, sans doute pas entièrement par accident. Janvier le secoua avec une rudesse inutile avant de lâcher prise. Abel releva les yeux vers le professeur qui fronçait les sourcils devant sa chemise et son pantalon maculés de terre. Il lui fourra chaussures et chaussettes entre les mains.
— Va te changer. Tout de suite. Et ne traîne pas, tu es en retard pour ton cours.
Un peu plus tard, alors que Janvier décrochait la ceinture de cuir pour lui imprimer la leçon dans le crâne, Abel se concentra sur un point au plus profond de lui-même, en quête de son dragon caché. (« Dragon caché »)

Avant d’arriver chez les Sœurs, je croyais que le plus difficile serait d’être privée de mails, de portable, et de ne pas pouvoir sortir les premiers mois. Mais on s’y fait vite, finalement. On a l’impression d’être ailleurs. Le dortoir, les vieilles salles de pierre avec leurs sculptures et leurs tentures, les uniformes, et même les chemises de nuit… C’est presque un autre monde. Comme si le temps s’était arrêté pour nous.
En réalité, le plus dur, c’est de ne pas être certaine que j’arriverai à aimer le Dragon.
Quand les autres en parlent, elles ont des étoiles dans les yeux. Je vois bien qu’elles comptent les jours. Elles ne pensent qu’à ça, quand elles ne pensent pas aux garçons. Mais je n’y peux rien, j’ai peur du Dragon. Et presque aussi peur que les Sœurs s’en aperçoivent. (« Les Sœurs de la Tarasque »)

Chaque fois qu’un humain s’endort, une de mes sœurs s’éveille.
Perchée sur le toit d’un immeuble, je contemple la ville assoupie. Paysage de verre, de brique et de goudron encore parcouru d’un frisson de vie. Et qui s’anime déjà d’une autre activité. J’aime cette heure où les deux mondes se frôlent sans coïncider. Chuchotis des voitures tout en bas, dans les rues. Pas furtif des couche-tard qui rentrent au bercail. Et les murs nous libèrent peu à peu.
Je passe mes jours à sommeiller dans le béton. Fondue dans la masse des bâtiments. Imbriquée dans leurs molécules, moi qui ai la densité d’un souffle de vent. Et pas de corps contre lequel la matière peut lutter. J’attends, conscience éteinte, que le sommeil d’un humain me tire de ma torpeur. Pas forcément celui que je visiterai. Rarement lui, d’ailleurs… C’est devenu un réflexe : je m’éveille toujours avant qu’il ne s’endorme. (« Le pollen de minuit » »)

Yvonne Gilbert

Yvonne Gilbert, illustration pour « Les cygnes sauvages » d’Andersen.

Même lorsque le combat est féroce, la menace immédiate et l’abîme grand ouvert, la subtilité psychologique des processus intimes mis en œuvre ne se dément pas : combattre la marâtre sorcière en revisitant Hans Christian Andersen dans « Swan le bien nommé », éprouver le vertige de la fusion dans la marionnette toujours trop humaine dans « Miroir de porcelaine », et même risquer de disparaître au monde en succombant au pouvoir du miroir dans « Née du givre », les situations potentiellement les plus violentes mises en scène dans de recueil sont drapées dans un fabuleux tissu de beauté légèrement irréelle, apaisée, où le charme mortifère prend une couleur curieusement autre que noire.

Avant même qu’Ole Ferme-l’Œil m’apprenne ce qui était arrivé à mon frère, mon cœur se serrait déjà. J’avais su, confusément, que le répit ne durerait pas. Quelque chose se tramait, et je n’allais pas aimer. L’image des trois crapauds me revenait en mémoire. Il me l’avait dit lui-même : cette femme ne tolérait pas l’échec.
Assise en tailleur sur mon matelas dans ma chambre hachurée de rayons de lune, j’ai écouté ce bonhomme aussi impressionnant que minuscule formuler ses consignes. L’impossible faisait irruption dans ma nouvelle vie et je n’avais d’autre choix que d’y croire. (« Swan le bien nommé »)

Sous la douche, faire couler l’eau un long moment pour tenter de me réchauffer. Frictionner en vain cette chair inerte. Arracher cette mue de sommeil qui me colle à la peau. Je n’y arriverai pas. L’effort est trop grand.
Dans l’atelier aussi, la lumière est trop vive. Pourtant je n’allume qu’une seule lampe, celle qui figure la lumière d’un projecteur au cœur de la pièce. Elle dévoile un champ de bataille. Fragments de porcelaine. Plumes éparpillées. Dentelles et velours déchirés. Traces de paumes sanglantes sur les murs. Manque l’essentiel. Je m’y attendais.
Et aux limites de la pénombre, l’automate assis dans le fauteuil dont il n’a pas bougé depuis des semaines. La tête légèrement penchée en avant. Ses cheveux noirs cachent la moitié de son visage lisse. Ses mains reposent sur ses genoux.
Je me laisse glisser contre le mur. Le corps lourd et pataud, engoncé sous les couches de vêtements. J’ai poussé le chauffage mais le froid me ronge du dedans. Assise à même le sol face à l’automate, pas tellement plus vivante, je lui lance :
« Volodia, mon bonhomme, y a plus que toi et moi maintenant. On ne va pas se laisser démonter pour autant ? »
Mais ça sonne faux. Ma voix est émaillée de minuscules fêlures. (« Miroir de porcelaine »)

Ce matin, au réveil, je l’ai trouvée dans le miroir. Comme découpée à même la vitre et déposée là, de l’autre côté, dans mon sommeil. Elle a englouti mon reflet. Si je me tiens devant l’armoire, c’est elle qui me fait face. Avec sa robe couleur d’hiver, ses longs doigts translucides et des flocons plein les cheveux. Ses yeux comme des lacs gelés. La peau couverte d’une pellicule de givre. Et toujours ses dents coupantes dévoilées par son rire.
Elle a commencé par calquer mes mouvements. Puis, progressivement, elle s’en est dissociée. Je l’ai regardée acquérir une vie propre, avec une élégance que la glace n’aurait pas dû posséder. Et que la chair n’atteint jamais. (« Née du givre »)

Il faut aussi souligner le soin apporté à la composition du recueil, et à l’ordre subtil proposé pour la lecture de ces douze nouvelles. La palette de sensations et d’émotions sur laquelle joue Mélanie Fazi emporte ainsi inexorablement la lectrice ou le lecteur dans un cheminement de découverte de soi par protagonistes variés interposés, d’abord de combats décidés et presque « classiques »en abîmes évités d’extrême justesse, pour aboutir, entre la septième nouvelle (la magnifique « L’été dans la vallée ») et la dernière (« Trois renards », ma préférée dans ce recueil qui place la barre très haut), à une affirmation personnelle résolue.

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Mélanie Fazi, 2014, par Vinciane Verguethen.

Disposer d’une volonté propre (« L’été dans la vallée »), surmonter les démons du passé (« Le jardin des silences »), résister à la tentation de l’abandon (« Née du givre »), assumer ses particularités (« Dragon caché »), accepter les soutiens sincères et inattendus en les décodant (« Un bal d’hiver »), et refuser les influences délétères ou mortifères déguisées en illusions, amoureuses ou autres (« Trois renards »), pour exister, en tant que soi, ouvert aux autres et au monde, en en lâchant le moins possible : c’est aussi à un véritable tao que convie ce recueil magnifiquement abouti.

L’été passait doucement, seulement troublé par les fantômes de l’automne imminent. La compagnie de Noé m’empêchait de ressasser. Mais une conversation revenait souvent. « Ta voix…, » commençait-il. Ma voix. Évidemment. Lui m’en parlait par réelle curiosité, par empathie même, sans trace de ces superstitions que je connaissais trop bien. Il voulait simplement savoir. Quel effet ça faisait d’être cette fille-là, comment vivre avec ça. Il écoutait patiemment et il semblait comprendre. (« L’été dans la vallée »)

La maison que je découvre derrière la haie ressemble à celle qu’occupent Judith et mon père. Mêmes murs de pierre, même modèle à peu de choses près, mais le jardin paraît négligé en comparaison. L’herbe est plus haute et rien n’indique la présence de plants de fleurs ou de légumes.
Il n’y a qu’une poignée d’arbres, en fait. Trois plus précisément, disposés en triangle dans un coin du jardin. Je trouve la voisine en train d’accrocher aux branches quelque chose de coloré. En m’approchant, je reconnais ces lanternes en papier qu’on associe plutôt aux barbecues d’été.
Je suis surprise en découvrant Bleuenn de près. D’après la description de Judith, je m’étais fait l’image d’une veuve desséchée, enfermée dans un cocon poussiéreux de deuil et de tristesse. J’attendais une vieille dame, mais la femme qui m’accueille n’a pas cinquante ans. Elle a simplement les traits tirés et les vêtements noirs de la tête aux pieds : un long manteau fourré et une jupe bouffante par-dessus ses bottes boueuses. Ses cheveux aussi sont noirs. Pour le reste, elle a le visage à peine marqué de rides et un grand sourire joyeux. Comme si le simple fait d’accrocher des lanternes à ces arbres la remplissait d’une euphorie de petite fille.
Je ne sais pas trop comment me présenter.
— Bonjour, je suis la… Enfin je… Je loge à côté. Pour quelques jours. Judith m’envoie pour les biscuits.
— Oui, bien sûr. Vous pouvez les poser là.
Bleuenn s’accroupit pour inspecter le contenu du panier. Ses jolis yeux pétillent quand elle ouvre la première boîte et en tire un biscuit qu’elle contemple dans sa paume : une étoile au contour souligné d’un trait de glaçage blanc.
— C’est pour les arbres, m’explique-t-elle comme si la chose allait de soi, avant d’ajouter : Vous pouvez m’aider si ça vous amuse.
Son sourire est déroutant. On dirait qu’elle croit m’accorder une grande faveur. Après tout, pourquoi pas ? J’ai des cadeaux à terminer, mais ça peut attendre un peu. Et puis, le temps que je rentre, Sylvain sera revenu. Ce sera plus facile en sa présence. (« Un bal d’hiver »)

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Liesa van der Aa (Photo : Le Cargo)

Moi qui me représentais les harpistes comme des créatures éthérées, j’étais tombée de haut en rencontrant Zoé. Elle était tout le contraire : solide, un peu boulotte, avec un langage de charretier et une franchise qui confinait à la brusquerie. Elle portait des jeans noirs usés, des T-shirts arborant le nom de groupes de metal en lettres gothiques, et des rouges à lèvres criards qui tranchaient avec le roux de ses longs cheveux raides. Elle avait le rire contagieux, un sens de la repartie cinglant et des doigts capables d’une incroyable finesse quand elle pinçait les cordes.
Voir Zoé trimballer la housse de sa harpe dans les couloirs du métro, avec sa veste en cuir et ses allures de batteuse, était pour moi une source d’hilarité constante.
Cet après-midi-là, nous voilà en train d’installer tout le matériel pour les balances dans la salle encore vide. L’endroit ressemblait à un théâtre avec ses rideaux, ses balcons et ses rangées de sièges. Une lumière jaune et terne les recouvrait comme une couche de poussière.
Dans les sièges, en creux, le fantôme des spectateurs à venir. C’était intimidant de les imaginer là. Je me suis placée tout à l’avant de la scène pour me les représenter tels qu’ils seraient tout à l’heure. À moitié plongés dans la pénombre, masqués par les projecteurs braqués sur nous. La chaleur des lumières sur mon visage, les flaques de couleur à mes pieds, sur mes mains, les reflets sur mon violon. Et au-delà de la frontière que marquait le bord de la scène, le public dont je percevrais le regard sans vraiment le voir.
Au milieu des câbles, des amplis, du matériel pas encore entièrement déballé, j’ai sorti mon violon et mon archet pour m’échauffer. Quelques notes pour me mettre en train et tester l’acoustique des lieux. Une de mes compositions, Calliope : un thème qui va crescendo et autour duquel les instruments viennent s’ajouter un par un. J’aime l’utiliser pour me mettre dans l’ambiance : son motif hypnotique me fait l’effet d’un mantra.
La mélodie était apaisante à mes propres oreilles. Mes gestes d’abord approximatifs retrouvaient peu à peu leurs marques. Mes épaules se détendaient. Mon dos se redressait. L’assurance de mes doigts se diffusait dans tout mon corps.
Je me suis laissé emporter, comme à chaque fois. Je ne sais pas pourquoi Calliope m’a toujours fait cet effet. Un morceau composé dans la grâce, comme il m’en vient trop rarement. C’est le premier que j’aie écrit pour Caméo, dans l’euphorie de la rencontre et de l’ouverture des possibles. J’y ai trouvé une nouvelle voix sans bien savoir comment, tout étonnée qu’elle ne se soit pas révélée plus tôt.
Le motif gagnait en ampleur à mesure qu’il se répétait, et un grand calme m’envahissait. Je jouais pour les sièges vides et le fantôme des spectateurs, pour la salle, la lumière jaune, la scène et les rideaux, pour l’euphorie qui me gagnait. C’était l’archet qui guidait mes doigts, plutôt que l’inverse. Et le violon s’emballait peu à peu. Sa voix s’élevait seule dans l’espace, sans les autres instruments pour le soutenir. Calliope sonnait différemment sans eux : un chant nu et beau, lancinant, entêtant.
Quand j’ai vu passer les renards, j’ai failli tout lâcher. Si les réflexes n’avaient pas pris le dessus, j’aurais laissé violon et archet s’écraser sur la scène. Mais mes doigts ne m’obéissaient déjà plus.
Ils étaient trois qui couraient le long des sièges, dans l’allée, en direction de la scène. Trois taches rousses un peu floues que je n’ai d’abord aperçues que du coin de l’œil. Mais des renards, sans aucun doute. La lumière paraissait les traverser. Comme s’ils n’étaient qu’une projection qu’on interrompt en passant la main devant la source. Ils étaient là, pourtant. Bien vivants.
Et c’étaient mes premiers. (« Trois renards »)

Karpathia

Le comte hongrois Alexandre Korvanyi vient d’hériter d’un immense domaine en Transylvanie, d’une famille qui fut si puissante au XVIIIème siècle que la région est depuis désignée comme la «Korvanya». La famille Korvanyi, exilée à Vienne, a quitté la Transylvanie, sous contrôle de l’empire des Habsbourg depuis la fin du XVIIème siècle, après la révolte sanglante des serfs valaques en 1784.

Jeune homme impérieux et rigide, récemment promu capitaine de l’armée impériale, Alexandre Korvanyi se morfond dans la carrière militaire en cette fin d’année 1833 ; «il se sentait devenir poussiéreux dans l’obscur recoin bureaucratique de l’état-major où il avait eu l’insigne honneur d’être affecté. On lui promettait une belle carrière mais, de mois en mois, son ennui se teintait d’amertume.»

Un duel avec le fils d’un général modifie le cours de sa vie, l’amenant à quitter l’armée, à épouser Cara, fille du baron von Amprecht, qu’il a intimement connue seize mois auparavant, et à partir s’installer avec elle dans la Korvanya. Au cours du lent voyage depuis Vienne, capitale animée et centre de l’Empire austro-hongrois, jusqu’aux contrées rurales reculées de Transylvanie, se diffuse la sensation d’une remontée dans le temps et dans l’histoire, et les images magnifiques et marquantes des collines, vallées et forêts transylvaines.

«La voiture de poste remonta la belle vallée au large fond plat, marqueté de champs de céréales qui, à ce moment, émergeaient péniblement du limon détrempé et luisaient comme les écailles d’un serpent vert vif venant de muer. La vallée était bordée, dès les premières pentes, de vergers en fleurs et de forêts de chênes au jeune feuillage vert amande encore tout froissé.»

L’arrivée du seigneur en Transylvanie, son attachement démesuré à cette terre et sa personnalité excessive et glaçante, son ambition de restaurer des droits féodaux sur un domaine délaissé depuis des décennies et investi par les contrebandiers, au moment où le nationalisme roumain se développe, vont entraîner une série d’événements tragiques et un affrontement sanglant, dans un contexte de tensions explosives entre les communautés valaque, magyare, saxonne et tzigane.

«Souvent, en contemplant ses domaines, ses terres, il sentait un pouvoir immense à sa portée… Si un tel pouvoir coulait dans ces vallées, presque palpable, ne pouvait-il craindre qu’il ne se manifeste et s’offre à d’autres que lui ? Il ne savait plus s’il était au seuil d’une révélation ou de la folie. Et pour reprendre pied, il ne lui suffisait plus de se concentrer sur les choses bien réelles qui l’entouraient, l’encolure mal peignée de son cheval, l’écorce des châtaigniers… Car ces choses étaient comme imprégnées de rêve ; ce qui coulait sous leur surface, ce n’était pas du sang ou de la sève, mais les secrets et les promesses de la Korvanya.»

Premier roman de Mathias Menegoz paru en septembre 2014 aux éditions P.O.L., «Karpathia» impressionne par son ambition et sa finesse, alliant avec le roman d’aventures historique très bien documenté et les passions intimes de multiples personnages.

Le Minotaure 504

Ce recueil de quatre nouvelles, paru en initialement en Algérie aux éditions Barzakh, fut le premier livre de Kamel Daoud publié en France en 2011 (éditions Sabine Wespieser) : à travers les monologues de quatre hommes, dans des textes d’une force poétique impressionnante, Kamel Daoud raconte, avec en filigrane toute l’histoire algérienne du vingtième siècle, la volonté de reconnaissance et de surmonter les failles du passé d’un pays meurtri, préfigurant son magnifique roman «Meursault, contre-enquête» (Actes Sud, 2014).

La nouvelle éponyme est le soliloque d’un chauffeur de taxi, un ancien soldat qui a défendu la ville d’Alger pendant son service militaire, et qui ne supporte pas les transformations de la ville, ni l’indifférence dont il a été l’objet. Il conduit donc ses passagers sur la route d’Alger, tout en leur conseillant de ne pas s’y rendre. Se pensant transformé en monstre par cette route et sa destination fatale, l’homme fustige une attirance désastreuse pour Alger dont il fut lui-même victime, dans un soliloque halluciné et rageur contre une cité dépeinte sous les traits d’une créature sexuelle déviante.

Dans «Gibrîl au kérosène», attendant dans une foire internationale que quelqu’un vienne enfin lui parler, un officier de l’armée de l’air algérienne, ayant consacré sa vie et finalement réussi à fabriquer des avions, tente en vain de lutter contre l’indifférence envers ses machines volantes.

«Je ne suis pas un génie mais je sais fabriquer des ailes à partir de n’importe quoi. Avec du papier, du métal, des discours, des chiffres ou mêmes avec des mots. C’est donc ce peuple qui ne fonctionne pas. Il ne croit pas aux miracles. On y devient plus célèbres lorsqu’on tombe que lorsqu’on décolle. Je ne sais pas d’où ça vient. Peut-être, sûrement, du passé. Nous avons été tellement écrasés que le jour où nous nous sommes levés notre échine est restée courbée. Peut-être aussi que nous sommes allés si loin que dans l’héroïsme en combattant les envahisseurs que nous sommes tombés dans l’ennui et la banalité. Peut-être aussi que nous sommes convaincus que tous les héros sont morts et que ceux qui ont survécu n’ont pu y arriver que parce qu’ils ne sont cachés ou ont trahi.» (Gibrîl au kérosène)

«L’ami d’Athènes» est un des plus beaux textes que j’ai lu sur une course, le monologue intérieur d’un coureur algérien pendant le dix mille mètres des Jeux Olympiques d’Athènes, course qui est autant une fuite pour échapper au passé qu’une conquête de la victoire.

«J'ai compris surtout que jamais il ne fallait que je m'arrête, même si mes poumons étaient déjà deux grosses braises, qu'il me fallait aller au-delà de la ligne d'arrivée, que je ne devais pas être trompé par les applaudissements et que j'avais quelque chose à faire au bout de quelque chose à atteindre. Je me suis souvenu que je venais de trop loin pour m'arrêter ici, que je courais depuis mon enfance pour atteindre cette ville, et ma véritable course n'était pas celle des mille cinq cent mètres, ni celle des cinq mille ni celle des dix mille mètres qu'une trentaine d'autres coureurs me disputaient, chacun haletant dans son propre monde, gravissant sa propre pente, mais la course parfaite, celle que visent en secret tous les coureurs de fond, celle qui leur permet de continuer à l'infini, de ne jamais s'arrêter, de ne presque jamais mourir et dont la récompense n'était pas l'arrivée mais l'indépendance profonde, le détachement.» (L’ami d’Athènes)

La dernière nouvelle enfin, intitulée «La préface du nègre», met en scène un jeune écrivain chargé par un vieil homme analphabète de recueillir et de publier ses souvenirs, et qui les efface méthodiquement pour écrire son propre livre.
Ces quatre personnages, conscients de leurs racines, témoignent des maux du passé et des désillusions de la période postcoloniale, mais aussi de la détermination de se libérer des écrasements de l’histoire.