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Meursault, contre-enquête

Dans ce roman paru en 2013 en Algérie (aux éditions Barzakh, et chez Actes Sud en 2014), confondant l’auteur et l’assassin de «L’étranger», Camus et Meursault, Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien d’expression française, se met dans la peau d’Haroun, le frère cadet de «l’Arabe» assassiné par Meursault à qui il donne enfin un nom, Moussa, cet homme mort dans un livre depuis soixante-dix ans et resté dans l’anonymat et l’insignifiance, au cœur des pages d’un des romans les plus lus de la littérature française.

«Un point me taraude en particulier : comment mon frère s’est-il retrouvé sur cette plage ? On ne le saura jamais. Ce détail est un incommensurable mystère et donne le vertige, quand on se demande ensuite comment un homme peut perdre son prénom, puis sa vie, puis son propre cadavre en une seule journée. Au fond, c’est cela, oui. Cette histoire – je me permets d’être grandiloquent – est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage.»

Racontant cette histoire du fond d’un des rares bars où l’on peut encore boire de l’alcool en Algérie aujourd’hui, le narrateur nous dit l’envers d’un roman célébré par tous, parfois avec humour - dès l’incipit : «Aujourd’hui M’ma est encore vivante» - poussant au départ un cri de colère contre la barbarie de la colonisation, la désespérante banalité de ce meurtre au cadavre anonyme, la négation de la culture et de l’identité des colonisés. Il raconte l’autre face de l’histoire afin de rétablir un équilibre, ce qui ne fut jamais fait, même après l’Indépendance de l’Algérie.

«Meursault, contre-enquête» rend aussi hommage à la littérature de langue française, la langue de l’autre, cette langue parfaite d’Albert Camus «qui donne à l’air des angles de diamant», que le narrateur s’est approprié pour se détacher de l’héritage d’un deuil interminable et pour ordonner son propre monde.

«Le meurtrier est devenu célèbre et son histoire est trop bien écrite pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui. C’est pourquoi je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant

Utilisant l’arme du langage et de l’écriture, il évoque en filigrane l’histoire de l’Algérie depuis l’Indépendance, toutes ses ombres pesantes, son absence de retour sur le passé, la relation difficile aux femmes dans la société algérienne, et une soumission folle à la religion et à ses intolérances ; il condamne ainsi ceux qui se soumettent aveuglément à et aux écritures – négligeant la vie et le réel, oubliant de voir la barbarie du monde, et il dit l’impossibilité d’aimer pour celui qui refuse la réalité de la condition humaine.

«As-tu remarqué que les vendredis, généralement, le ciel ressemble aux voiles affaissées d’un bateau, les magasins ferment et que, vers midi, l’univers entier est frappé de désertion ? Alors, m’atteint au cœur une sorte de sentiment d’une faute intime dont je serais coupable. J’ai vécu tant de fois ces affreux jours à Hadjout et toujours avec cette sensation d’être coincé pour toujours dans une gare désertée. J’ai, depuis des décennies, du haut de mon balcon, vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement, hésiter entre les horaires de son propre départ, faire des dénégations avec la tête, se parler à lui-même, fouiller ses poches avec panique comme un voyageur qui doute, regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger afin de rencontrer plus vite son Dieu

S’appuyant contre un livre célèbre et tabou comme peut l’être une religion, Kamel Daoud réussit un grand roman, questionnement magistral sur la littérature et le poids de l’histoire, une lecture indispensable ces jours-ci.

Libraires du mois : La Volte

Robert GRAVES, La toison d'or (par David Calvo)

Yoko OGAWA, Le musée du silence (par Philippe Curval)

Sylvie LAURENT / Thierry LECLERE, De quelle couleur sont les Blancs ? (par Marie Surgers)

Gilles DELEUZE / Félix GUATTARI, Mille plateaux (par Alain Damasio)

Christine DELPHY, Classer, dominer : qui sont les autres ? (par Léo Henry)

Alessandro BARICCO, Océan, mer (par Stéphane Beauverger)

Raphael Aloysius LAFFERTY, Autobiographie d'une machine ktistèque (par Jacques Barbéri)

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D'acier

Publié en 2010, et en 2011 en français (traduction de Françoise Brun chez Liana Levi), «D’acier» est l’impressionnant premier roman de Silvia Avallone ; il se déroule en 2001, année des attentats du 11 septembre à New-York et du retour au pouvoir de Silvio Berlusconi, dans un quartier populaire de Piombino, ville industrielle où l’auteur a grandi.

Dans les barres d’immeubles construites face à la mer pour les ouvriers des aciéries à l’époque du boom des logements sociaux, dans des appartements plombés par la fournaise estivale, les violences conjugales et une télévision qui diffuse à longueur de journée des programmes avilissants, Anna et Francesca, deux adolescentes de treize ans, se retrouvent pour échapper ensemble à l’enfermement et à la violence de leurs foyers, en échafaudant des rêves de fuite, de séduction et d’avenir lumineux, en forme d’illusions.

«Ça veut dire quoi, grandir dans un ensemble de quatre barres d’immeubles d’où tombent des morceaux de balcon et d’amiante, dans une cour où les enfants jouent à côté des jeunes qui dealent et des vieilles qui puent ? Quel genre d’idée tu te fais de la vie, dans un endroit où il est normal de ne pas partir en vacances, de ne pas aller au cinéma, de ne rien savoir du monde, de ne pas feuilleter les journaux, de ne pas lire de livres, où la question ne se pose même pas ?»

Rappelant le «Corniche Kennedy» de Maylis de Kerangal, Silvia Avallone raconte avec force et précision l’exaltation des corps adolescents sur une plage aussi délabrée que les barres HLM, «cette espèce de furie qui accompagne l’éclosion du corps», et l’énergie des aciéries qui cuisent le métal, polluent, et aspirent les vies des hommes de la cité.

«Il jeta un coup d’œil à la blonde du calendrier Maxim. L’envie de baiser, constante, là-dedans. La réaction du corps humain dans le corps du Titan industriel : bien plus qu’une usine, c’était la matière elle-même en transformation.»

«D’acier» est surtout un roman puissant qui dénonce les vies laminées par la dureté du travail à l’usine, le manque d’argent et d’ouverture au monde, malgré la présence d’une mer idyllique et d’un ciel presque toujours bleu, qui dénonce les transformations de l’Italie de l’ère Berlusconi, la bêtise et la «pornographie» des programmes de la télévision italienne et les images stéréotypées de la femme qu’ils véhiculent, l’écrasement des femmes dans ces vies sordides, la domination et le pouvoir de l’argent, et la cruauté de la désindustrialisation.

L’île d’Elbe qu’on aperçoit des fenêtres des barres de la cité rappelle cruellement qu’un autre monde existe, mais qu’il est aussi inaccessible qu’une lointaine planète.

«Pour beaucoup, cette plage était nulle parce qu'il n'y avait pas de cabines, que le sable s'y mêlait à la rouille et aux ordures, que les égouts passaient au milieu, il n'y avait que la racaille pour y aller, et ceux de la via Stalingrado. Partout de grands tas d'algues, qu'à la mairie personne ne donnait l'ordre de ramasser.

En face, à quatre kilomètres, les plages blanches de l'île d'Elbe brillaient comme un paradis impossible. Le royaume préservé des Milanais, des Allemands, des touristes à la peau satinée, en lunettes de soleil et Porsche Cayenne noire. Mais pour les jeunes qui vivaient dans les barres, pour les fils de personne qui suaient leur sueur et leur sang dans les aciéries, la plage devant soi c’était déjà le paradis. Le seul vraiment vrai.»

Congo

Du grotesque à l’effroi, le sixième livre d’Eric Vuillard (Actes Sud, 2012) raconte, dans une langue poétique qui avance en se chargeant d'émotion, le partage de l’Afrique par les nations européennes, avec la deuxième «vague» de colonisation à la fin du XIXe siècle amorcée par la conférence de Berlin, qui démarrât en novembre 1884 sous la houlette du chancelier Bismarck, où les représentants de quatorze nations européennes vont dépecer un continent, et où le Congo va devenir la propriété privée du roi Leopold II de Belgique.

Dans le décor dégoulinant de petites monstruosités de plâtre du palais de Radziwill, les marchandages de ces représentants pathétiques de pays qu’on dit puissants, «hommes en costume assis sur leur cul de singe» se retrouvant pour se partager l’Afrique car ils «s’emmerdent» tellement, membres de dynasties dont on croise toujours les descendants dans les allées du pouvoir cent trente ans plus tard, ces marchandages seraient presque comiques, si l’assouvissement de leur soif de puissance, si l’ambition personnelle et démesurée du roi de la petite Belgique qui se démène pour devenir pharaon, ne débouchait sur les atrocités hallucinantes de la colonisation.

Avec Charles Lemaire ou Léon Fiévez, sous-traitants du pillage, exécuteurs des basses œuvres de Leopold II au Congo, Eric Vuillard nous plonge au cœur des ténèbres, l’horreur des villages incendiés, des meurtres et des mutilations de masse, tout cela pour l’accaparement des richesses, et en particulier de l’ivoire et du caoutchouc, par un roi hideux.

«En 1884, le palais Radziwill vient d'être rénové. La conférence de Berlin sera sa crémaillère. Le palais est un vaste ensemble rococo, style fleuri et ludique, où la décoration enveloppe la vie comme si la coquille ou la peau étaient l'expression de l'âme elle-même. Tout y est raffiné, fantaisiste. Et c'est entre les anges joufflus et les courbes de "shell", dans cette superficialité étouffante, parmi une prolifération de stucs, lianes de plâtre, flammes de verre, au milieu de cette prospérité monstrueusement légère, de cette inexpression foisonnante, de ce désir inouï de ne rien dire mais de ruminer, de racasser, de remuer sa paille dans son verre, avec toute cette sexualité qui s’ignore et s’expose ingénument, vases chinois, mandarines, fouillis de branches et de griffes, rondes de satyres, espiègleries hideuses de petits monstres, qu’on va se pencher sérieusement sur le destin du monde et chuchoter d’énormes calculs

Vie animale

Publié en 2011 («We the animals», traduit en 2012 en français aux Éditions de l’Olivier par Laetitia Devaux), le premier roman de l’américain Justin Torres, en grande partie autobiographique, est un choc intense et poignant.

«On en voulait encore. On frappait sur la table avec le manche de nos fourchettes, on cognait nos cuillères vides contre nos bols vides ; on avait faim. On voulait plus de bruit, plus de révoltes. On montait le son de la télé jusqu'à avoir mal aux oreilles à cause du cri des hommes en colère. On voulait plus de musique à la radio ; on voulait du rythme ; on voulait du rock. On voulait des muscles sur nos bras maigres. On avait des os d'oiseaux creux et légers, on voulait plus d'épaisseur, plus de poids. On était six mains qui happaient et six pieds qui trépignaient ; on était des frères, des garçons, trois petits rois unis dans un complot pour en avoir encore

En chapitres courts – tels les vignettes d’une chronique familiale -, le narrateur, le plus jeune des trois frères, né d’un père d’origine portoricaine et d’une mère blanche comme l’auteur, rend compte de la pauvreté, de la souffrance, de la sauvagerie mais aussi de la tendresse qui règnent dans cette famille très pauvre, et de l’énergie féroce et collective des trois frères pour se défendre et grandir, malgré la faim, la violence et la confusion d’une mère et d’un père trop pauvres et devenus parents si tôt. Dans ce chaos affectif et matériel, les trois frères collés les uns aux autres comme de petits animaux guidés uniquement par leur instinct, sont toujours prêts à tout recevoir, l’obscurité, la folie ou l’amour, et de temps en temps de quoi subsister.

«Ma s’est penchée pour murmurer à mon oreille, elle m’a répété qu’elle avait besoin que je reste à six ans. Elle m’a chuchoté ce besoin si immense, l’absence totale de douceur avec Paps et les garçons qui devenaient des Paps. Ce n’étaient pas simplement des mots chuchotés, mais la profondeur de sa voix mêlée de souffrance, la proximité chaude de ses bleus, qui m’ont électrisé. En me tournant vers elle, j’ai vu les bosses sur ses joues et la peau violette bordée de jaune. Ces bleus avaient l’air si sensibles, si doux, si pleins de douleur, qu’une excitation, un courant a jailli de mon ventre, s’est répandu dans ma poitrine, un sale chatouillis, a gagné mes bras puis mes mains. Je l’ai attrapée par les deux joues et je l’ai attirée à moi pour un baiser. La douleur est montée à ses yeux et a transformé ses pupilles en deux grands ronds noirs. Elle a écarté son visage du mien et m’a jeté à terre. Elle m’a maudit, elle a maudit Jésus, ses larmes ont coulé, et j’ai eu sept ans

Enfant différent, plus sensible et efféminé, et amoureux des livres, le narrateur réussit à raconter de façon très singulière, éblouissante et poétique, son parcours vers l’âge adulte et son détachement violent de son milieu d’origine et de cette fratrie fusionnelle.

L'homme qui savait la langue des serpents

"- Et, tu lis quoi en ce moment ?

- Un roman très original, excessivement drôle, qui se dévore, «L’homme qui savait la langue des serpents»

- Marrant, ce titre. Qu’est-ce que c’est ?

- C’est l’histoire du dernier homme qui vit dans la forêt et qui parle la langue des serpents, qui lui permet de communiquer avec les animaux sauvages, pendant que tous les hommes quittent la forêt, s’installent dans un village et se convertissent au Christianisme. C’est un roman estonien, d’Andrus Kivirähk."

Parfois, le silence serait préférable, si vous n’êtes pas d’humeur à affronter un regard d’incompréhension teinté d’une pointe de commisération, qui n’est pas sans rappeler la tête que font les villageois estoniens lorsque Leemet, le dernier habitant de la forêt, évoque son monde devant eux. Le problème est que vous ne connaissez pas la langue des serpents et vous ne pouvez donc pas appeler une vipère royale ou une louve à la rescousse pour, au choix, empoisonner l’incrédule ou vous enfuir à dos de louve.

Dans ce roman, donc, malgré les ours galants (néanmoins totalement grotesques) qui séduisent les jeunes filles en leur apportant des airelles, malgré l’abondance du gibier car les animaux sauvages deviennent obéissants comme des agneaux en entendant les sifflements de la langue des serpents, les habitants de la forêt, séduits par les sirènes de la modernité, la désertent pour s’installer au village, s’abrutir derrière la charrue et s’aliéner dans l’adoration de Jésus-Christ et une admiration sans limites pour les chevaliers qui les méprisent. Mais ceux qui restent envers et contre tout dans la forêt sont loin d’être idéalisés, attachés à des traditions qu’ils ne connaissent même plus, terroristes envers ceux qui délaissent les croyances païennes, sombrant dans une cruauté aveugle ou dans l’alcoolisme.

Si vous aimez les fables et les satires, vous allez adorer ce roman paru en 2007 en Estonie et traduit en Français en Janvier 2013. Ce livre est un récit empreint de tristesse et un pamphlet férocement drôle, satire estonienne mais d’une portée universelle, avec une postface tres éclairante du traducteur, Jean-Pierre Minaudier.

« Il y avait encore Pirre et Rääk, les anthropopithèques, sauf qu’ils ne vivaient plus dans leur vieille caverne : Ils avaient déménagé en haut d’un arbre. Dans leur soif d’antiquité, ils en étaient arrivés à un point où même habiter dans une grotte leur semblait d’une absurde modernité. Ils voulaient remonter le temps autant que possible, car ils croyaient que toute vérité est ancestrale ; ils tenaient l’ensemble de l’évolution de l’humanité depuis l’aube des temps pour un long dérapage qui la menait tout droit au marécage. »

« "Tu rêves d’être valet ?" J’étais sidéré. "Bien sûr ! Ce serait super ! Pouvoir vivre dans un château et parler avec des chevaliers qui viennent de l’étranger. Mais c’est très difficile d’y arriver : tout le monde veut devenir valet mais ils en prennent rarement parmi leurs paysans, ils préfèrent les importer : nous sommes trop nigauds et nous risquerions de leur faire honte lorsqu’ils sont en fine compagnie." »

Annulation

ATTENTION, ATTENTION : à notre grand regret, hélas, Florent Couao-Zotti vient d'être obligé d'annuler sa petite tournée en France pour des raisons personnelles, sine die. La rencontre de mardi n'aura donc pas lieu.

Ce soir-là, vous pourrez néanmoins nous retrouver à la projection de Malevil au ciné club de l'Institut Poincaré, avec une sélection de romans post-apocalyptiques. (entrée gratuite sur inscription)