Antoine Wauters, Nos mères
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À Phansa dans l’état du Bihar en Inde, dans une vieille maison blanche et fantomatique, demeure qui appartenait à son grand-père disparu, le narrateur relate et invente une histoire, qui se déroule à Londres à l’époque du couronnement de la Reine Victoria (1837), à partir de documents retrouvés dans la bibliothèque de cet aïeul passionné d’histoires.
Au cœur de cette intrigue, Amir Ali, originaire d’une province reculée de l’Inde, prétendument un thug maintenant repenti, est arrivé à Londres avec le capitaine William T. Meadows qui recueille ses confidences - Notes à propos d’un thug -, afin de les publier. Qu’est-ce qu’un thug ? Tabish Khair nous enseigne dès la première page qu’il s’agit d’un «membre d’une secte active en Inde du XIIIe au XIXe siècle […] Le thugisme était une confrérie parfaitement organisée, un culte héréditaire, dont les membres étaient aussi bien musulmans qu’hindous, et pratiquaient le vol et le meurtre par strangulation, actes qu’ils considéraient comme des rituels religieux.»
Explicitant pourquoi dans des lettres en persan qu’il adresse à Jenny, une servante anglaise dont il est amoureux, Amir Ali déforme son histoire et dit à Meadows ce qu’il souhaite entendre, confirmant ainsi ses préjugés sur l’infériorité des Indiens et la barbarie des thugs. C’est alors que, dans ce Londres Dickensien et brumeux, dans des bas-quartiers envahis par la misère, la prostitution et les fumeries d’opium, quelques décennies seulement avant Jack L’éventreur, un tueur en série attaque et laisse derrière lui des cadavres mutilés, tous décapités. À cause de son prétendu passé et de sa peau trop sombre, Amir Ali est rapidement suspecté.
«Un individu comme le thug ramené dans notre pays par notre bon ami le capitaine Meadows… Je dois avouer qu’avec sa moustache pointue, ses mèches flottantes et ses yeux sombres, fuyants, il a tout l’air d’un meurtrier vindicatif, d’un praticien d’inqualifiables rites barbares. Je m’étonne que le capitaine, si érudit, puisse ainsi l’héberger.»
Dans ce roman formidablement subtil, l’auteur déploie une narration polyphonique, puzzle des documents exhumés chez le grand-père du narrateur, le manuscrit du capitaine Meadows, les lettres persanes d’Amir Ali, des articles de presse sur le tueur en série, et voix du narrateur assembleur de l’histoire, hanté par les fantômes de ses personnages, et qui comblera certains blancs lorsque les traces écrites viendront à manquer.
Dénonçant le racisme et le comportement abusif des classes dominantes, tournant en ridicule les préjugés barbares envers les immigrés débarqués des terres lointaines de l’empire colonial britannique, montrant comment ceux-ci déploient des trésors de ruse pour survivre et se rendre justice dans ce milieu profondément injuste, Tabish Khair démontre une fois de plus ses talents de conteur et son habileté de joueur, dans ce deuxième roman de 2010 (2012 pour la traduction française de Blandine Longre aux éditions du Sonneur), avec une intrigue construite comme un millefeuille, qui peut être abordée par chacune de ses couches, le roman policier, la critique sociale et du colonialisme et, au-delà, par son questionnement incessant sur le rapport du roman au réel.
«Lorsque je repense aux heures passées en prison, je me vois en train de fixer un miroir dans lequel se reflète un individu qui est moi sans l’être. Si je ne suis pas le thug engendré par mon imagination, je me retrouve incapable de dire qui je suis véritablement. Ne sommes-nous alors rien d’autre que les jouets du langage ? À quel moment racontons-nous des histoires, et à quel moment celles-ci nous racontent-elles ? Oh mon amour, j’aimerais que tu sois déjà de retour, que je puisse te toucher et me dispenser de mots.»
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Merci à toutes celles et tous ceux qui se sont prêtés à notre jeu,
à Paul Lê pour son talent vidéo et sa bienveillance,
à Dead Rock Machine et Volvox Music pour leur musique gracieusement confiée.
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Le témoignage d'une apocalypse par le verbe. Magnifique. Terrible. Puissant.
L'épidémie commence lentement, les symptômes sont mal interprétés. Les parents ou les adultes s'occupant d'enfants connaissent une lente décrépitude physique : fatigue, peau fanée, perte de cheveux, d'appétit, de vitalité. Une zombification progressive et irréversible. La parole des enfants leur est devenue toxique.
Les foyers d'activité se multiplient.
On accuse les enfants juifs. Puis on accuse tout le monde.
Le langage devient une menace, quelle que soit sa forme. Seuls les enfants sont immunisés.
Le monde s'enfonce progressivement dans le chaos. On établit des zones de quarantaine. On déplace les adultes. On fait des tests.
Samuel, le narrateur, et sa femme Claire ont une fille qui les rend malades. D'adolescente en guerre contre ses parents, elle est devenue le poison qui les ronge. Mais, comme beaucoup, ils ne peuvent se résoudre à l'abandonner ou à la chasser.
Samuel et Claire sont des "juifs sylvestres", une secte basée sur l'isolement du savoir et le secret. Dans leur synagogue à la technologie étrange, les prêches des rabbins semblent détenir des clefs, ou en tout cas des pistes.
Samuel se lance alors dans des recherches absurdes, kafkaïennes, d'abord d'un traitement pharmaceutique puis d'alphabets non léthaux.
L'alphabet de flammes est le récit magnifique et terrible d'une lente perte d'humanité, symptôme par sympôme, palier par palier. Renonçant au langage, les adultes renoncent au sens et aux sentiments ; leurs visages rétrécissent, leurs langues durcissent. Certains meurent, les autres sont transformés en zombies, qui continuent à mener une lente parodie de quotidien, enfermés dans des routines insensées.
Activité était le mot qu'on utilisait pour parler des gens qui durcissaient irrémédiablement dans leurs lits, captifs de leurs membres figés par la parole et ses dérivés. Activité était le mot qu'on employait pour désigner, par euphémisme, son exact contraire.
Tous ceux qui conjecturaient le faisaient avec une force désespérée, et il fallait être fou pour ne pas les croire. Mais lorsque l'on mélangeait les différentes opinions afin de forger un savoir collectif, on obtenait un venin total qui se déversait de toute créature parlante. Le fil commun à toutes les théoriesétait que, peu importe le coupable, les enfants seuls étaient résistants.
Cette évidence n'échappa pas à ces derniers.
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«Pourquoi l’impression, qui remontait à son premier voyage au Brésil, s’obstinait-elle en lui de connaître cette ville depuis toujours ?»
Familier du Brésil, sujet de trois de ses précédents livres dont "La convergence des alizés" paru en 2012, Sébastien Lapaque nous offre cent pages de bonheur consacrées à Rio de Janeiro ; il raconte en flânant une ville toujours irrationnelle et poétique, partiellement insoumise, pour un moment encore, au divertissement et à l’empire de la marchandise.
Sa "Théorie de Rio de Janeiro" prend la ville à revers des itinéraires des touristes, retournant inlassablement dans des lieux aimés que ceux-ci ignorent. Sébastien Lapaque passe ses journées à se promener seul, et «plonge dans l’estomac de Rio comme Jonas dans celui de la baleine», collectionnant les images et bien sûr les cartes postales. À travers les balades, l’évocation des innombrables statues parsemées dans la ville, de la musique et de la peinture, les témoignages des écrivains occidentaux qui furent fascinés par la ville, il fait palpiter les veines de cet organisme vivant qu’est Rio de Janeiro, dans un texte qui contient la désinvolture du carioca et la fantaisie, l’imagination, l’érudition et la culture populaire.
«Apprendre à regarder une ville : ses photographes ; apprendre à l’écouter : ses musiciens ; apprendre à l’aimer : ses habitants. Et s’y perdre enfin : ses poètes.»
On plonge dans cette rêverie teintée de beauté et de nostalgie, pour visiter les lieux où les temps anciens sont encore palpables, une plage isolée qui rappelle le Brésil avant l’arrivée des Européens ou au tournant du XXe siècle, lorsque Marc Ferrez photographiait une baie de Rio encore presque vierge de constructions, pour entendre Claude Lévi-Strauss, qui, débarquant en 1935, compare, désenchanté, le relief de la baie de Rio à l’intérieur d’une bouche édentée, pour rêver avec l’auteur de ce Brésil émancipé des pesanteurs et douleurs de l’Europe des années vingt jusqu’à 1964, se construisant un avenir divergent de la «civilisation» du monde occidental, pour en arpenter inlassablement les traces avant qu’elles ne soient totalement effacées, et, s’éloignant du centre de gravité de la ville, pour ressentir la profonde tristesse de la disparition en visitant la maison de Petrópolis où Stefan Zweig se donna la mort en février 1942.
«En 1924, 1926 et 1927, Blaise Cendrars visita à trois reprises le Brésil. Ebloui par les lumières de Rio, "la métropole la mieux éclairée du monde [...] la seule grande ville de l'univers où le seul fait même d'exister est un véritable bonheur", l'écrivain né en Suisse et devenu français après s'être engagé dans la Légion étrangère durant la Première Guerre mondiale en revint mordu jusqu'à la fin de ses jours.»
Flâneur selon la phrase de Walter Benjamin indiquée en épigraphe - «S'égarer dans une ville comme on s'égare dans une forêt demande toute une éducation » -, Sébastien Lapaque fait éclore un portrait de Rio aux multiples fragments dans lequel on rêve de se perdre.
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«I am lame in the memory» (Sylvia Plath)
Dans sa poésie, Antoine Wauters invoque, avec une mémoire forcément parcellaire, la fin de vie et la disparition de ses deux grands-pères Charles et Armand, le corps et la mémoire qui redeviennent légers comme une plume et puis cendres, une vie de fin qui ramène l’homme à ses balbutiements, et ceux qui restent au temps qui est compté et à la nécessité de vivre.
«Maintenant que vous êtes nus, feu au feu, en la cendre la cendre, tu me viens par grâce, Sylvia. Arquée comme petite. Et tout ce que tu parviens à saisir de moi, en moi, ou à toucher entre les points jamais comblés du corps, et que tu entends et qui s'écrit ou même s'essouffle, considère-le comme la plus mince parcelle encore, mon bruissement, la poussière.»
Avec l'évocation de ces disparitions, des traces qu’il reste des deux hommes dans leurs maisons, dans leurs vêtements, et dans la mémoire comme des dépôts de fumée, l’auteur est atteint par l’écho des vers de Sylvia Plath, en particulier ceux d’"Ariel", de "La traversée" et d’"Arbres d’hiver", émaillant sa poésie de leur éclat noir si profond.
«"La douleur qui me réveille n’est pas la mienne", dis-tu. Et t’entendre le dire m’apaise, en ce treizième jour de deuil. Et peu à peu je le dépose, le cœur, ou métal saccadé et strié, bleu aux pointes de tristesse qu’il tient entre les veines. À l’utopie d’avoir des veines. De déposer quelqu’un, ou soi, chez soi, au fond d’une maison vide, les os qui craquent dans le métal, le fauteuil ou la chaise vide du cœur. À l’utopie d’en avoir un, Sylvia.»
Je veux encore entendre et lire la voix d’Antoine Wauters.
«Corps que tu veux simplement quitter, d’où tu veux simplement sortir, comme d’un sablier triste dans lequel depuis toujours tu étoufferais. Sortir lentement, par la soif et la faim, kilo après kilo et grain de sable après grain de sable, jusqu'à retrouver la parfaite transparence. Ou corps que tu veux lisse, lavé, vieille masse que tu veux voir absoute de ses excès – de colère et de rage – et de ses manques aussi – de tendresse et d’amour.»
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«La nuit point. Césarine ouvre l’œil. Où elle dort à demi et touche quelques objets : chaque pierre petite, piétinée par oubli, un peu de sève, un minuscule chardon. Dans le cru, la crudité de l’aube, la lumière blanche qui la tient au plus près, sa voix lève laines, lins rêveurs, souvenirs muets. Césarine de nuit, sœur cœur du tendrement laissé, de l’assis rendant l’âme, de Fabien l’aigrelet.»
«Césarine de nuit» nous plonge dans l’atmosphère inquiétante d’un conte sombre pour enfants, où Césarine, petite Cendrillon vivace comme un lutin quand elle trotte et bondit dans la campagne avec son frère, devient petit Poucet lorsque ses parents l’abandonnent un jour avec Fabien, ce jumeau aussi singulier qu’elle.
Cet abandon, à moins que ce ne soit uniquement leur différence, fera de Césarine et de Fabien des êtres inadaptés, vivant dans la rue et la crasse sous un toit de tôle, Fabien aimant Césarine et lisant Césaire et Artaud, avant d’être tous deux successivement capturés, enfermés dans une cellule d’hôpital ou d’asile, loin des yeux d’une société qui rejette tous ceux qui sont hors du moule.
«Après le vent, la cage. Et Fabien des barreaux. Après la valse des neiges et les rêves en joues libres, Césarine des loques, des ourlets, et des balades en ville gentiment promenée. Mords-toi les doigts. Mords-toi les dents, la queue, le têtard à douze membres, rogne-toi les ongles, polis. Après la berge, les fouets d’un vent rouge. Mort de Fabien léger. Naissance de Fabien cuit. Du jumeau écroué.»
Ce récit poétique à la chronologie chamboulée n’a ni la linéarité ni la fin heureuse du conte. Les blocs de texte qui le constituent, histoires d’une dizaine de lignes, sont durs et enfermant comme des cellules, d’où s’échappent parfois des bulles douces ou crues de rêves ou de souvenirs, issues de leur enfance au plus près de la terre, si loin des quatre murs.
«On les découvre dans leur premier mouvement, la primesautière enfance, sauvageons de toujours, longs d’haleine et de jeu. Césarine et Fabien, comme chienne et chien, comme enfants des ravines trotteurs et bien crottés, fuyant la suffocante fermette des petits parents pingres, dans les box, occupés à gaver les oies, nourrir les porcs et se vautrer et se pourlécher de longues heures vraiment, dans le crottin et la paille, la plupart du temps en gloussant.»
De l’innocence du lait à la violence du rejet et de l’enfermement. Magnifique.
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Mosaïque de destins et de trajectoires, le premier roman de Tabish Khair, publié en 2004 (et en 2010 en France aux éditions du Sonneur, traduit par Blandine Longre), reconstruit par morceaux un petit monde en mouvement, autour du trajet d’un bus reliant en une journée, Patna à Phansa, dans l’état du Bihar.
Enchaînant des chapitres très courts, fragments poétiques d’un puzzle, Tabish Khair assemble en artisan virtuose le kaléidoscope des trajectoires des voyageurs et de tout ce qui gravite autour du bus, microcosme perméable, marqué par les destins et pensées de ses passagers, par le spectacle des routes et les incidents émaillant le trajet, en particulier au moment des arrêts. Deux voix nous guident dans ce voyage, celle de Mangal Singh, le chauffeur du bus toujours en mouvement, écrivain raté et observateur insatiable des passagers, et celle d’un second narrateur, évoquant la maison de son enfance et ceux qui l’habitaient, les destins passés de personnages qu’on recroisera parfois, comme une métaphore des fondations de la mémoire et de ce qui y est stable.
Rasmus le danois aux origines indiennes monté dans le bus après la panne de sa voiture avec chauffeur s’agrippe à sa mallette remplie de billets de banque, le jeune Chottu a pris la fuite, recherché pour vol et peut-être pour un délit plus grave, Mme Mirchandani, vieille femme richement vêtue est pleinement consciente de sa position, Parvati, un ancien eunuque, tente de devenir une jeune femme convenable, Zeenat la très belle domestique a sans doute été une ancienne prostituée ; chaque destin progressivement se dévoile, révélant aussi la complexité des codes et le cloisonnement social de la société indienne.
«Quelques uns des passagers somnolent […] Quand un cahot les réveille en sursaut, ils ont parfois des marques sur leur visage, les plis qu’ont dessinés le bord de la fenêtre ou le revêtement du siège, encore à moitié pris dans les rets du sommeil. Mangal Singh remarque les motifs que forment ces plis quand l’autocar est à l’arrêt et qu’il peut se retourner afin d’examiner ceux qu’il conduit vers différentes destinations, leurs nombreuses histoires séparées se mêlant les unes aux autres durant ces quelques instants seulement, pour ne plus former qu’un unique récit de sommeil et de voyage, un roman de voyage, pense-t-il, et il se met à rire, ce qui surprend de nouveau les femmes, qu’il rassure cette fois en bouchant l’une de ses narines d’un doigt et en se mouchant sur la route qui défile à toute allure.»
Dans ce récit où tout est mouvement, on entraperçoit par les vitres du car des images de l’Inde, les champs morcelés, les villages en bord de route, un graffiti incongru exhortant à lire Proust et la vision de ce commerçant qui répand de l’eau devant sa boutique de confiseries pour «apaiser» la poussière.
«Un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un banyan blanc et d’un lungi à carreaux, sortit de la boutique, un seau en inox à la main. De l’eau débordait du récipient. Avec des gestes habiles, l’homme plongea ses mains dans le seau et les agita pour répandre des arcs d’eau autour de lui. Les gouttes tombèrent sur la poussière sèche du bord de la route, d’abord en l’éclaboussant, puis en formant de véritables lassos, des lassos d’eau qui, espérait l’homme, obligeraient la poussière à rester au repos pendant les premières heures de la circulation matinale.»
Mouvement et apaisement, le lecteur a le sentiment d’être un passager privilégié au cœur de ce labyrinthe de destins.
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Roman publié en 2009 en Italie, «Lutte des classes» d’Ascanio Celestini a été magnifiquement traduit par Christophe Mileschi et publié en 2013 en français aux éditions Notablia.
Héritier du théâtre de narration en Italie, Ascanio Celestini met en scène des narrateurs aux personnalités singulières, et dénonce par leurs voix toutes les formes d’aliénation de nos sociétés contemporaines.
Partant ici du cas de travailleurs sous-payés d’un immense centre d’appel de la banlieue de Rome, il met en scène ici quatre narrateurs, Salvatore jeune adolescent très intéressé par le sexe et le mystère de la disparition de ses parents, Marinella jeune femme solitaire à cause de son bec de lièvre et employée du centre d’appel, Nicola le grand frère de Salvatore et soutien de famille, qui travaille jour et nuit dans le centre d’appel, et enfin Patrizia, jeune femme plus traditionnelle, subissant encore davantage l’écrasement, jusqu'au point de rupture.
Dénonçant les injustices et la précarité, la violence de l’entreprise et des petits kapos, la violence envers les femmes et ceux qui sont différents, les dégâts de la mondialisation, de la consommation de masse et le désastre écologique qui s’ensuit, le contrôle des media par les pouvoirs politiques et financiers, la bêtise de la doctrine religieuse, Celestini est, malgré la dimension tragique de ses récits, toujours extrêmement ironique et drôle. Et c’est avec cette ironie mordante qu'il pointe du doigt que la lutte des classes est bien une réalité.
«Le jour où on a protesté contre la pénalité de cinq centimes, nous regardions les chefs qui nous regardaient. Ils auraient bien aimé pouvoir nous démonter pour comprendre quel mécanisme s’était cassé à l’intérieur de leurs poupées, pour nous renvoyer à l’usine et faire jouer la garantie. Mais voilà, Barbie se fout en rogne et défonce sa parfaite petite maison. Elle fait cuire une queue de bœuf dans ses petites casseroles et elle empuantit la chambre à coucher de sa petite maitresse en faisant revenir des oignons. Elle chie et elle pisse pour de vrai dans ses petites toilettes roses, elle a besoin d’eau pour tirer la chasse et du tout-à-l’égout municipal pour ne pas attraper le choléra. Elle veut un salaire décent pour s’acheter des vêtements décents au lieu de ses loques décorées de faux diamants. Des sous à dépenser comme ça lui chante, pour un livre ou un morceau de pain, un vin millésimé ou une bière médiocre, un voyage à Lourdes ou une pastille de drogue synthétique. Elle veut être engagée en CDI et elle ne veut plus mesurer vingt centimètres d’exquise beauté pour mendier un peu de pitié affectueuse auprès d’une gamine gâtée qui pue le bonbon à la fraise. Elle exige le treizième mois et les congés payés pour pouvoir aller en Inde ou passer deux semaines enfermée à choisir des divans chez IKEA. Elle réclame le droit d’être soignée quand elle est malade, quand son fidèle Ken lui tient les cheveux pour l’aider à vomir dans une bassine à côté du lit.»
Avec une fantaisie et une vivacité d’enfant, une capacité intacte à questionner le monde et à se révolter pour la cause d’une humanité menacée d’écrasement, Ascanio Celestini déploie une langue très poétique qui rappelle Ian Monk, des textes jubilatoires qu’on a aussi envie d’entendre sur la scène, dits à la face du monde.
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