Politique
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La bienveillance et le sexe, inscriptions politiques de l’altruisme et de l’égoïsme ?
Publié en 2003, traduit en français en 2004 chez l’Olivier par Marc Cholodenko, le premier roman d’Adam Thirlwell connut instantanément un fulgurant succès, à la fois public et critique, matérialisé notamment par son inclusion immédiate dans la prestigieuse sélection Granta des meilleurs jeunes romanciers britanniques.
Rappelé récemment à ma mémoire par une discussion avec une amie excellente lectrice et par la parution en français de l’essai "Le livre multiple", ce roman se focalise en apparence sur le sexe, puisqu’il raconte, en changeant systématiquement et minutieusement les points de vue, les épisodes de la vie sexuelle, de l’installation en ménage à trois et de l’échec probable ultérieur d’un jeune Londonien, acteur débutant de théâtre, et de deux jeunes Londoniennes, respectivement étudiante en architecture et actrice de spots publicitaires "en attendant mieux", épisodes par ailleurs pour partie comme filtrés et décantés par le regard opportunément aveugle d’un père bienveillant.
Direct et cru, ne lésinant pas sur les descriptions parfois extrêmement précises, "Politique", comme son titre le suggère, est bien loin de se limiter à un exercice jubilatoire de nombrilisme bobo, fût-il anglais et particulièrement épicé.
Par le jeu inlassable d’un narrateur "à l’ancienne", omniscient et interventionniste, qui prend régulièrement à partie sa lectrice ou son lecteur pour feindre de le rassurer, de le guider ou de lui expliquer telle ou telle perspective, Adam Thirlwell, comme le fit peu auparavant dans un tout autre registre Nick Hornby ("La bonté, mode d’emploi" (2001) – l’un des moins bons romans de l’auteur sans doute, ce qui ne l’empêche pas du tout d’être savoureux), décortique mine de rien le rôle social et politique de la bienveillance (ou de la bonté), et engendre en riant de jouissifs paradoxes d’altercations entre altruisme et égoïsme, aux résultats souvent bien tristes, illustrant malicieusement et néanmoins très sérieusement l’immémorial "L’enfer est pavé de bonnes intentions".
"Les conceptions sont nombreuses touchant le fait de parler pendant le sexe. Il y a de nombreuses façons de parler pendant le sexe. Certains aiment crier des ordres. Par exemple, ils disent : "Suce ma queue". Les ordres peuvent devenir très paradoxaux. Par exemple parfois un garçon va dire : "Demande-moi si tu peux sucer ma queue" – ce qui est ordonner une demande. Ou une fille ou un garçon va dire : "Dis-moi de sucer ta queue" – ce qui est ordonner un ordre. Ce qui métamorphose presque l’ordre en demande. D’autres veulent que ce soit leur partenaire qui parle. Ils veulent entendre des obscénités gutturales et profuses. Ce qui est particulièrement excitant quand quelqu’un soupçonne son ou sa partenaire d’être coincé. D’un autre côté, il y a des gens pour qui la parole est simplement rassurante. En fait, parfois ils n’ont même pas besoin de la parole pour obtenir le réconfort dont ils ont besoin. Le bruit suffit amplement. Pour ces gens, le bruit est une version de la parole. L’autre extrême, je suppose, implique un certain degré de déplacement de la réalité ou de jeu de rôle. Beaucoup de gens aiment être quelqu’un d’autre pendant le sexe. Beaucoup de gens aiment imaginer que quelqu’un d’autre est quelqu’un d’autre pendant le sexe."
Même si le Michel Foucault de l’ "Histoire de la Sexualité" rôde souvent en arrière-plan (sans doute davantage que le Sade et le Stendhal que Thirlwell, joueur, se plait à citer avec force clins d’œil), c’est à Milan Kundera (que l’auteur admire profondément et qui, semble-t-il, le lui rend bien), tout particulièrement celui des "Risibles amours" (1970) et du "Livre du rire et de l’oubli" (1979), que le subtil moralisme socio-politique, ici à l’œuvre sous couvert de psychologie transfigurant certains effets de comptoir, pour notre plus grande joie, fait écho de la manière la plus manifeste, ayant également à cœur, trente ans plus tard, d’ancrer sa réflexion maligne et songeuse au creux éclatant de la futilité contemporaine.
Pour beaucoup de raisons, le slogan extrait de la recension par le Monde des Livres ("Un de ces livres que l’on a immédiatement envie d’offrir à ses proches") semble ici tout particulièrement justifié.