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L'impasse-temps

Serge Grivat est un homme petit : créatif frustré, amant jeté, conjoint materné... Le jour où il trouve dans sa poche un briquet qui lui permet de geler le temps, il y voit l'occasion de fuir sa vie étriquée et se saisir de ce qui lui manquait. 

La première incursion de Serge dans le temps figé rappelle au lecteur d'aujourd'hui ces flash mob Freeze Paris. Sauf que la création n'est pas du côté des innombrables figurants immobilisés sur un instant, mais dans l'oeil de Serge, dont l'esprit rationnel devant l'incompréhensible peut rappeler celui du Budaï d'Epépé.

Dans le temps figé, tout lui devient possible. Les mises en scène grotesques, les revanches puériles. L'argent à portée de main, le sexe à sens unique. Le pouvoir, l'impunité, la déshinibition. Seul être mouvant dans un monde arrêté, il peut prendre ou faire ce qu'il veut, sans aucune conséquence à assumer.

Et Serge Grivat se révèle être un homme hideux. A chacune de ses escapades, il perd un peu du lien qui le relie aux autres, et fait un pas vers la monstruosité tant mentale que physique, sans qu'on sache s'il doit ce glissement à sa propre nature ou à ses passages répétés dans le temps figé.

C'est un vrai plaisir de se replonger dans la science fiction française des années 80, sans clinquant mais à l'ambiance très particulière. L'impasse-temps ne parle pas de décalages temporels, de mutations ou même de superpouvoirs.  C'est un roman qui parle avant tout du pouvoir et de la corruption qui l'accompagne, dans un décor de plus en plus dystopique.

Libraire du mois : Sophie Quetteville

Tabish KHAIR, Comment lutter contre le terrorisme islamique dans la position du missionnaire

Nina YARGEKOV, Tuer Catherine

Ayana MATHIS, Les douze tribus d'Hattie

Alban LEFRANC, Le ring invisible

Delphine BEAUVOIS / Claire CANTAIS, On n'est pas des poupées - Mon premier manifeste féministe

Frédéric BOYER, Phèdre les oiseaux

Claude-Louis COMBET, Gorgô

Hélène BESSETTE, La tour

Souviens-moi

Je me souviens que j’ai eu envie de faire du vélo en voyant Sami Frey pédaler sur scène en 1989, tandis qu’il disait, totalement détendu, les éclats de mémoire de Georges Pérec.

Yves Pagès, lui, est attentif aux blancs, au gouffre de la mémoire où tout vient s’engloutir. Et il tente d’extraire d’un océan d’oubli des fragments de souvenirs, 270 aperçus de quelques lignes, récents ou très anciens, qui s’étaient échappés, tels des galets emportés dans cet océan, et qui soudain reviennent, après plusieurs années, marquer d'une trace furtive le sable d’une mémoire sans cesse prise en défaut. «Souviens-moi» est une tentative pour dissiper le blanc, et pour contrer l’oubli.

«De ne pas oublier qu’à l’âge de huit ans, face à une petite cousine d’à peine vingt-quatre mois, il paraît que j’ai touché le haut de son crâne en posant cette drôle de question aux oracles familiaux : "Y a déjà de la mémoire, là-dedans ?"»

De ces fragments qui souvent se font écho, il ressort des évocations poétiques du monde d’avant, l’ombre nostalgique des années 1970, et surtout le portrait attachant d’un homme qui a le goût de l’insolence et de l’insubordination, un sens de l’humour qui lui ne doit pas être souvent pris en défaut, une conscience aigüe de la chose politique et de la collectivité.

«De ne pas oublier que la première apparition publique d’un drapeau noir date de 1883 et qu’elle ne doit rien au pavillon corsaire, ni à quelque symbole satanique ou rituel de deuil, mais à l’obscur jupon brandi au bout d’un manche à balai par Louise Michel lors d’une marche de chômeurs, ce haillon de hasard étant censé contourner l’interdiction faite depuis l’insurrection communarde d’agiter le moindre chiffon rouge.»

Ce très beau texte attachant d’un amoureux des mots qui repêche et polit ces galets de mémoire avec tant de fantaisie et autant d’acuité, donne envie de relire les récits fragmentaires de Felix Fénéon, le «Précis de médecine imaginaire» d’Emmanuel Venet, quand l’auteur évoque sa mère, les idiosyncrasies de son père ou encore les appellations impénétrables des maladies infantiles, et aussi la «Physiologie des lunettes noires» de Jérôme Leroy pour son évocation des années englouties dans les brouillards du temps et de la modernité.

«De ne pas oublier que Véronique, la jeune femme qui m’a tendrement dépucelé, avait dû faire exception à ses préférences homosexuelles, sans m’en rien confier avant, sans y rien changer après.»

Les insoumises

Celia Levi avait à peu près l’âge de ses héroïnes lorsque fut publié en 2009 son premier roman – roman épistolaire et d’apprentissage inspiré de la littérature du XIXème siècle, la correspondance entre deux amies très proches Renée et Louise, l’une contemplative, l’autre combattante, toutes deux portées par des rêves de justice et de grandeur.

Renée quitte Paris pour s’installer en Italie et y poursuivre ses études. Rêveuse, frivole et velléitaire, elle jette sans cesse des ponts entre les scènes de sa vie et ses lectures des classiques, s’imagine devenir une grande artiste peintre ou une réalisatrice de cinéma reconnue, mais n’aime rien tant que de flâner et rester dans son lit pour lire, découvrir les ruelles ou encore la cuisine italienne, profiter de la douceur de la vie tant qu’on peut la saisir.

Louise, restée à Paris, est une idéaliste combative et enragée de son impuissance, méprisant et puis haïssant la société marchande et l’exploitation, un monde qu’elle veut à tout prix changer en le dynamitant de l’intérieur.

«Ceux qui contestaient profondément la société spectaculaire marchande et qui ont vu leur révolution échouer ne s’en sont pas remis. Ils se sont tués. Ils se sont reclus. Les autres étaient des opportunistes. Ils ont dévoyé Mai 68. Ils se souviennent honteux ou nostalgiques. Mai 68 est devenu une image d’archive. C’est un souvenir confectionné, surgelé et prêt à servir, une madeleine de Proust sous vide.»

D’une forme très classique comme les œuvres qu’admirent Renée et Louise, Les insoumises émeut par la palette des émotions, la langueur, la rage et la naïveté brute des deux jeunes femmes, qui empruntent des voies multiples à l’issue incertaine, un récit imprégné de la profonde tristesse de la désillusion.

«Ne plus avoir de travail ne m’inquiète pas. Se rendre compte que rien ne changera est autrement plus pénible. Je reste dans mon trou. Le ciel bleu et l’odeur de l’été me sont insupportables.»

Intermittences

Après Les insoumises et avant le très beau Dix yuans un kilo de concombres, ce deuxième roman de Celia Levi (2010) est un véritable envol, le journal sur une année, au rythme de saisons de durée très inégale puisque l’automne et l’hiver en occupent la plus grande partie, d’un jeune homme sérieux, plutôt routinier, qui cherche à obtenir par des rôles de figuration au cinéma le statut d’intermittent du spectacle, afin de pouvoir peindre - sa véritable vocation - entre ses périodes d’emploi. Mais sa bonne volonté se heurte aux difficultés de décrocher des cachets, à l’exploitation des figurants sur les plateaux de tournage, à la complexité difficilement surmontable des textes régulant le statut des intermittents et aux pièges tendus pour limiter le nombre d’individus obtenant effectivement ce statut.

Sur les plateaux de cinéma face aux autres acteurs, sous les yeux du chat Belzébuth adopté par son amie Pauline, et sous le regard de "La folle" de Soutine, tableau dont la reproduction est accrochée au-dessus de son bureau, il se sent perdu et inadapté, par contraste avec l’insouciante Pauline, mobile et brillante comme une petite flamme qu’on ne peut attraper. D’ailleurs tout semble échapper à cet homme, lui glisser entre les doigts, non seulement Pauline, son statut d’intermittent, la possibilité de peindre, entravé par les barrières administratives sans visage auxquelles il est confronté dans les agences pour l’emploi, et en proie à une angoisse qui dérive vers la folie.

«Ce journal avait pour but d’ordonner ma pensée.»

Cette tentative d’ordonner devient le témoignage de la dissolution d’un homme sensible, désarçonné par le mouvement du monde contemporain et par son inhumanité.

Avec une écriture très simple, le journal de cet homme dont l’égarement et l’exclusion se creusent, face aux procédures absurdes des agences pour l’emploi et aux désordres du monde, rappelle (parmi ses contemporains) la nouvelle "Avant Cuba !" dans Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes de Julien Campredon, ou encore les Extraits des archives du district de Kenneth Bernard.

«En bas de l'immeuble, les ouvriers ouvrent le sol avec leur marteau piqueur, je ne m'entends plus penser. Ils se fondent dans la morosité du demi-jour, ce ne sont que des silhouettes courbées, enchaînées au bitume, à leur machine infernale, à ce monde des ténèbres qui repousse la vie vers des profondeurs insondables, maléfiques. Ils doivent détester leur vie, peut-être eux aussi ont-ils eu affaire aux Assedic. Soutine a bien compris ce qu’était le contraire de la vie, il a fait apparaître au grand jour ce que l’on enfouit dans ses viscères, les secrétions, les os, les tourments du corps. À la première occasion, les voilà qui sont expulsés de leur cachette, incontrôlables, ils s’emparent de nous, ils gangrènent notre fluide vital, nous portant à la mélancolie puis à la psychose. Les ouvriers sondent la terre, les entrailles de la ville, ils ne la débarrasseront pas si aisément de ses humeurs.»

Extraits des archives du district

Encore un objet littéraire unique qui a atterri dans mes mains reconnaissantes grâce à son éditeur inspiré, sans être toutefois exactement un ovni car les filiations avec George Orwell, Terry Gilliam (Brazil) et surtout Franz Kafka sont frappantes.

«Mon espace personnel, comme le corps des lépreux, s’est amenuisé au fil des années. D’une façon ou d’une autre, j’ai été découvert, on a empiété sur mon territoire, la pourriture m’a colonisé.»

John, surnommé La Taupe, a décidé de prendre des notes sur sa vie … pour se distraire. Le titre du roman suggère que celles-ci, comme tout écrit produit dans cette société future, ont été versées aux Archives du district, organe de recensement et de contrôle de tous les actes et opinions des citoyens.

Les distractions justement, sont devenues rares, ou en tout cas sont initiées par l’autorité du district, tyrannique et omniprésente, et totalement soumises à ses règles et contrôles incessants. Les notes initiales de La Taupe mêlent des comptes-rendus d’activités quotidiennes (présence à un match de football, visite à la Poste, à la banque ou au supermarché), et des rencontres avec ses voisins en butte à une violence apparemment arbitraire. Comme les autorités, La Taupe analyse les moindres faits et gestes du quotidien à la loupe, les disséquant avec une précision clinique et obsessionnelle.

Dans cette société désenchantée, sans enfants et sans joie, les relations sociales non contrôlées ont disparu. Les seuls humains avec lesquels le narrateur a une interaction ont soit une fonction utilitaire (guichetier, caissière…), soit sont des voisins croisés dans l’escalier, soit un ami imposé par l’administration. L’horreur de cette tyrannie exercée à tout instant sur des vies non seulement coupées de relations sociales, mais aussi d’une nature supposément devenue toxique pour l’homme, se révèle au fur et à mesure des chapitres, en particulier lorsqu’on aborde le sujet des clubs d’enterrement. Chaque habitant, au-delà de 55 ans, doit appartenir à un club d’enterrement, en vue - officiellement - de préparer pour chacun des conditions dignes pour son futur enterrement.

«Un des points forts des clubs d’enterrement est le système du binôme, une rémanence des jours de piscine de l’enfance, quand c’était une précaution contre la noyade. Chacun doit avoir un copain. Un copain est donc assigné à chaque membre, qui doit le contacter au moins une fois par jour, un peu comme lever les mains jointes à la piscine lors de l’appel.»

«Le district décourage la satisfaction des pulsions tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du club, mais propose bel et bien un service d’assistants sensuels, aussi bien mâles que femelles, avec un calendrier et une liste de prestations. Le district interdit formellement certaines formes de plaisir, comme par exemple : tout ce qui est anal, privant ainsi une partie, marginale mais indéniable, de la population, de satisfactions légitimes.»

La Taupe, enfermé dans un morne quotidien et dans l’acceptation du système, gagne en lucidité au fur et à mesure de ses observations et de ses notes, et par ses contacts avec des résistants, rapidement identifiés et écrasés par le système.

Décrivant une société à la fois monstrueuse et très proche de la nôtre, «Extraits des archives du district» est une lecture indispensable, en plus d’être un très grand livre.

On n'a pas toujours du caviar

Énorme et foisonnant : un gentleman espion, entre 1940 et 1960 : la cuisine comme un sport de combat

Ce roman de 1960, son huitième, est sans doute l'œuvre la plus connue de Johannes Mario Simmel, auteur autrichien bien singulier, ayant perdu ses parents dans les camps de concentration nazis, tout en étant lui-même forcé au travail sur les V1 et V2, en tant qu'ingénieur chimiste talentueux, avant de devenir traducteur pour l'armée américaine, et, enfin, journaliste et écrivain.

"On n'a pas toujours du caviar" fait partie de ces grands romans foisonnants qui ne se racontent pas "vraiment". Disons seulement que son héros, Thomas Lieven, en effet qualifié à l'époque d' "hybride entre James Bond et Arsène Lupin", parcourt la scène de la seconde guerre mondiale et des débuts de la guerre froide, entre 1939 et 1957, fréquentant tous les services secrets, résolvant des mystères et en créant lui-même, dans un tourbillon d'ironie distanciée, de précision narrative, et de brutales irruptions d'un sympathique "nonsense". Le tout parsemé d'articles de journaux, réels ou inventés, de notices explicatives et... de (nombreuses) recettes de cuisine ! Car le héros, anticipant ainsi de plus de 20 ans Carvalho le Barcelonais et Montalbano le Sicilien, est lui-même un immense amateur de bonne chère, et un cuisinier émérite qui n'hésite pas à utiliser l'art de la table comme un sport de combat.

"Nous autres, Allemands, ma chère Kitty, sommes capables de faire un miracle économique, mais non pas la salade, dit Thomas Lieven à la fille aux cheveux bruns et aux formes agréables.
- Oui, monsieur", fit Kitty.
Elle parlait d'une voix un peu essoufflée, car elle était terriblement éprise de son séduisant patron. Et c'est avec des yeux enamourés qu'elle regardait Thomas Lieven à côté d'elle dans la cuisine.
Par-dessus son smoking - bleu nuit, à revers étroits - Thomas Lieven portait un tablier de cuisine. Il tenait une serviette à la main. La serviette contenait les feuilles tendres de deux superbes laitues."

 

Réparer les vivants

À la manière des œuvres de Christian Boltanski, et en particulier de ses «Archives du cœur», «Réparer les vivants» témoigne de la fragilité de la vie, et explore la frontière entre présence et disparition.

Simon Limbres a vingt ans et un cœur de sportif, il est devenu adepte du surf, prêt à tout pour saisir l’ondulation de la vague, partir dans la nuit, se mesurer au cœur froid de l’hiver.

Le titre est un présage, cette nuit finira mal. «Réparer les vivants» entraîne le lecteur, avec une écriture qui avance comme une onde, dans une plongée incroyablement réaliste dans un outremonde, un espace insondable entre la vie et la mort. Cet espace est un lieu et une communauté, autour du service de réanimation de l’hôpital, et il est métaphorique, dans le cœur de parents qui «transpercent la membrane fragile qui sépare les damnés des vivants».

« Au sein de l’hôpital, la réa est un territoire à part qui accueille les vies tangentielles, les comas opaques, les morts annoncées, héberge ces corps exactement situés entre la vie et la mort. Un domaine de couloirs, de chambres, de salles, que régit le suspense. Révol évolue là, au revers du monde diurne, celui de la vie continue et stable, celui des jours qui s’enquillent dans la lumière vers des projets futurs, œuvre au creux de ce territoire comme on trafique à l’intérieur d’un grand manteau, dans ses plis sombres, dans ses cavités. »

Cette exploration physique et métaphorique des arcanes du cœur, muscle cardiaque et siège des émotions, est impressionnante de maîtrise. Maylis de Kerangal tour à tour amplifie et apaise l’onde de tension qui parcourt le roman, et par les mots nous projette au-delà du langage, dans un lieu où l’espace et le temps changent de poids, de rythme, avec ceux qui viennent pour toujours côtoyer le royaume des ombres.

«Sans doute dut-il croire que l’écho de la mer à l’étroit dans la darse brouillait son écoute, sans doute dut-il confondre la friture sur les ondes, et la bave, la morve, les larmes tandis qu’elle se mordait le dos de la main, tétanisée par l’horreur que lui inspirait brusquement cette voix tant aimée, familière comme seule une voix sait l’être mais devenue soudain étrangère, abominablement étrangère, puisque surgie d’un espace-temps où l’accident de Simon n’avait jamais eu lieu, un monde intact situé à des années-lumière de ce café vide ; et elle dissonait maintenant, cette voix, elle désorchestrait le monde, elle lui déchirait le cerveau : c’était la voix de la vie d’avant.»