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Les jardins de Kensington

Une formidable relecture de la vie de J.M. Barrie, de son personnage Peter Pan... et des Sixties.

Publié en 2003, traduit en français au Seuil en 2004 par Isabelle Gugnon, le cinquième roman de l'Argentin Rodrigo Fresan (le sixième si l'on prend en compte le "recueil de nouvelles" qu'est "La vitesse des choses") marque un tournant dans la formidable exploration littéraire jusqu'alors entreprise, car, poursuivant ses discrètes mais profondes réflexions sur le lien entre la narration et la vie, Fresan s'appuie cette fois sur un univers mythique à part entière, pour en rendre compte et le subvertir : celui de James M. Barrie, le créateur de Peter Pan.

Au cours d'une longue nuit, un écrivain à succès de littérature pour enfants, Peter Hook, lui-même fils d'un couple de rockers anglais du "Swinging London" des années 66-67, raconte à un jeune interlocuteur, dont on découvrira peu à peu, par micro-touches, qui il est réellement, la vie de James M. Barrie et l'histoire de la création de l'univers de Peter Pan, en les rapprochant sans cesse, en une puissante analogie, de l'univers artistique d'enfance éternelle, également, des rock stars et des milieux artistico-littéraires à l'époque de la création de "Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band".

Tout en poursuivant la contamination de l'univers (des univers, plutôt - Angleterre victorienne et Swinging London) par la mythologie personnelle de Fresan, la ville douée d'ubiquité de Canciones Tristes / Sad Songs s'imposant lentement mais sûrement, ici aussi, comme le point focal du monde, localisée occasionnellement "tout près" de Neverland, et le roman ayant été écrit en fait parallèlement à "Mantra" (un processus d'échange subliminal entre Londres et Mexico est d'ailleurs évoqué par l'auteur dans sa postface), Rodrigo Fresan questionne comme peu l'ont fait - ou sont capables de le faire - la fonction même de la littérature pour enfants, la manière dont existe ou non une "barrière" entre enfance et âge adulte, entre littérature pour les petits et littérature pour les grands, entre imagination débridée et tentation de cette résignation éternelle qui est bien souvent appelée maturité.

Inventant juste ce qu'il faut dans les interstices biographiques, créant de toutes pièces un univers pop rock sixties bien personnel et ô combien jubilatoire, maniant les codes des genres avec son perpétuel brio, Fresan réussit à nouveau à imposer son foisonnement singulier au service d'une quête profondément habitée, entre vie et littérature, ou avec littérature-vie.

"Barrie leur raconte que lorsque tous les promeneurs sont rentrés chez eux, que les grilles sont fermées jusqu'au lendemain, que toutes les cloches des églises se mettent à sonner, Peter Pan souffle avec entrain dans sa flûte et danse sur les tombes, où il dépose parfois quelques fleurs blanches. Peter Pan cherche les bébés qui viennent de mourir pour les enterrer et creuse la terre avec sa rame. Peter Pan chante des chansons à tue-tête pour faire rire les enfants perdus et les guider vers un Au-Delà de jeux éternels, un Au-Delà qui ne s'appelle pas encore Neverland mais qui existe déjà, un lieu magique où l'heure terrible du coucher n'arrive jamais."

"Le personnage est l'âge.
Un jour, on t'offre ta première montre. C'est la fin de l'enfance libre de toute contrainte. La montre est un jouet, d'accord, mais un jouet délicat, un jouet sérieux. Un jouet dont tu ne sais pas très bien à quoi il sert et qui est pourtant là, à te mordre le poignet gauche comme un crocodile, t'inoculant dans le sang le virus des heures, des minutes, des secondes. Cette première montre signifie que tu es assez vieux et responsable pour avoir une première montre. La première de la longue série que tu auras tout au long de ta vie. À chaque âge, sa montre. Il y en aura quatre ou cinq. Assez jusqu'au jour de ta mort, où tu restes sans filet, où les aiguilles s'arrêtent tandis que tu te couches à jamais et que tu laisses en héritage le mécanisme qui a marqué l'âge de ton corps et de ton esprit, l'engin qui a cadencé l'assemblage des pièces de ta vie au point de former une petite histoire, l'une des innombrables briques formant l'immense bâtisse de l'éternité."

 

We own the autumn (3)

La suite du programme d'automne :
 
Le mercredi 30 octobre, nous célébrerons le talent et l’œuvre de Roberto Bolaño, autour d’Antonio Werli, spécialiste reconnu de son œuvre, du traducteur Robert Amutio et d’André Rougier, blogueur et poète. Nous tenterons ce soir-là de faire vivre toute l’intensité, la polyphonie, la poétique et les obsessions de l’œuvre de Roberto Bolaño : les vies brisées par les drames chiliens, l’errance de l’exil, le mal absolu, la fascination esthétique pour la guerre et le fascisme,  les rêves éveillés, l’humour au cœur du cauchemar et le goût de l’absurde.
 
La librairie sera ouverte le vendredi 1er novembre de 12h à 19h30 (horaires habituels).
 
Nous vous l'avions promis, notre 6ème session des Dystopiales aura lieu le mardi 5 novembre : à partir de 17 heures, vous pourrez rencontrer et bavarder avec Jean-Pierre Andrevon, Jacques Barbéri, Léo Henry, luvan et Nathalie Peyrebonne, tandis que Christian Léourier sera chez Scylla, à 500 mètres de là.
Ce sera aussi le lancement des deux derniers-nés des éditions Dystopia Workshop : Sur le fleuve de Léo Henry & Jacques Mucchielli et Cru de luvan. 
Venez nombreuses et nombreux mettre de belles couleurs spéculatives dans le gris du début novembre !
 
Le vendredi 8 novembre, Pierre-Olivier Sanchez, des éditions Passage du Nord-Ouest, et Juan Francisco Ferre (auteur notamment de Providence et de La fête de l'âne) seront nos libraires invités, et présenteront chacun 4 de leurs livres préférés.
 
Le mardi 12 novembre, nous accueillons Loïc Merle et son Esprit de l'ivresse, pour un enregistrement en public de la Salle 101, l'émission littéraire la plus éclectique et la plus caustique du paysage audiovisuel français (sur Fréquence Paris Plurielle 106.3). Émeute, révolte et révolution à l'honneur dans l'entretien entre l'auteur et la famille Abdaloff.
 
Le vendredi 15 novembre, nous recevons Philippe Vasset, auteur du tout récent et excellent La conjuration, après nous avoir intrigués et enchantés avec des recherches "géographiques" atypiques à l'image de son Un livre blanc, et de décapantes fictions corporate telles son Journal intime d'un marchand de canons ou son Journal intime d'une prédatrice.
 
Le jeudi 21 novembre, nous sommes très fiers d'accueillir Vanessa Vezelka pour une rencontre autour de Zazen, un roman féroce et drôle face à la question : comment rester immobile quand on est en feu ?
 
Nous avons également le plaisir de vous annoncer que Marianne Loing / Charybde 7 a rejoint l'équipe, et est désormais notre associée dans l'aventure.
 
Et la superbe promotion de 40% sur tout le stock d'occasion se poursuit... http://www.charybde.fr/pages/promo
 
A très bientôt, en Charybde ou en ligne !

Soirée Western : les 7 choix de Nébal

Pete DEXTER, Deadwood

Oakley HALL, Warlock

Dorothy JOHNSON, Contrée indienne

Glendon SWARTHOUT, Le tireur

Larry McMURTRY, Lonseome Dove (1 & 2)

Daniel WOODRELL, Chevauchée avec le diable

Cormac McCARTHY, Méridien de sang

Le colosse de Maroussi

La rencontre décisive de Miller avec la Grèce, qui fonde sa nouvelle vision de la vie...

Publié en 1941, ce "récit" par Henry Miller de son voyage en Grèce en 1939-1940, interrompu par la guerre qui le renvoie, contre sa volonté en quelque sorte, aux États-Unis, marque un important tournant dans son écriture comme dans sa conception de la vie, qui trouveront leur achèvement provisoire par la suite avec "Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch".

Saisissant rencontres et découvertes, des moments passés avec son ami Lawrence Durrell et son épouse, ou plus encore avec le "colosse de Maroussi", Katsimbalis, et d'autres compagnons de hasard, souvent fugitifs, du premier contact avec la Crète ou avec le Péloponnèse, Henry Miller dégage et renforce peu à peu, bien au-delà de la bohème des années passées, les éléments d'une mystique laïque, faite d'un curieux panthéisme, d'une célébration de la vie, de la simplicité et de la bienveillance, nimbées d'une profonde culture et d'une intense curiosité refusant tout estampillage académique...

Un étonnant tour de force, dont même certaines naïvetés occasionnelles (et certaines colères mémorables) ne peuvent gâcher la profonde incitation à penser et à vivre qu'il constitue.

"Ce fut là qu'un soir je rencontrai Katsimbalis. (...) Pour une rencontre, c'en fut une. De toutes les autres que j'ai faites dans ma vie - s'agissant d'hommes, s'entend - il n'y en a que deux qui puissent se comparer à celle-ci : celle avec Blaise Cendrars et celle avec Lawrence Durrell. Je n'eus pas grand-chose à dire, ce premier soir. J'écoutai, sous le charme, sous l'enchantement de chaque phrase qui tombait des lèvres de cet homme. J'ai vu tout de suite qu'il était fait pour le monologue, comme Cendrars (...). J'aime le monologue ; je le préfère encore au duo, quand il est bon. C'est comme si vous regardiez quelqu'un écrire un livre expressément pour vous : il l'écrit, le lit à haute voix, le joue, le révise, le savoure, s'en délecte et se délecte de votre joie, et puis le déchire et le disperse aux quatre vents. Spectacle sublime, car, tout le temps où il est en scène, vous êtes Dieu pour lui - à moins que, par hasard, vous ne soyez le dernier des veaux, des impatients et des butors. Auquel cas, l'espèce de monologue dont je parle ne se produit jamais."

 

Mythiq 27

Fou et réussi : 27 artistes morts à 27 ans saisis en 27 lignes par 70 écrivains et plasticiens.

Publié à l’automne 2013, ce livre richement illustré allie le livre d’art et le recueil de nouvelles. Coordonnés par Yann Suty, 27 écrivains et 44 plasticiens contemporains ont accepté de jouer un étonnant jeu à contraintes : écrire 27 lignes (et les illustrer) sans verser dans le simple hommage plus ou moins compassé, sur 27 artistes (essentiellement des musiciens) morts à 27 ans, complétant de figures moins connues, appartenant néanmoins elles aussi au « Club des 27 », les illustres Jim Morrison, Jimi Hendrix, Janis Joplin, Brian Jones, Kurt Cobain ou Amy WInehouse.

Le résultat est très réussi, et l’énorme majorité de ces courts textes, irrévérencieux, subtils, poignants, drôles, dégagent, seuls ou par leur assemblage, une curieuse poésie légèrement hallucinée, en parfaite résonance avec l’iconographie parfois sauvage du volume, qui fait la part belle au street art (les éditeurs de ce projet sont aussi les réalisateurs des anthologies visuelles périodiques Artaq dans ce domaine).

Tous les textes mériteraient d’être cités, je me contenterai donc de mentionner au passage :
- Dave Alexander (le bassiste alcoolique tôt remercié par Iggy Pop) évoqué par Paul Vacca dans sa sérénité retrouvée de qui ne redoute plus le licenciement,
- Jean-Michel Basquiat (qui fut aussi musicien) radicalement poétisé par Oliver Rohe (« La question est de savoir si l’apparition d’un enfant sauvage est aujourd’hui possible »),
- Chris Bell (le co-fondateur de Big Star) dont l’amertume terminale est joliment ressassée par Arnaud Viviant (« Le problème de Chilton, c’est qu’il n’aime pas assez les Beatles »),
- D. Boon (le chanteur des pionniers punk Minutemen) illustrant à sa manière l’expression « tombé du camion » sous la plume de Philippe Routier (« En réalité, depuis la disparition de D. Boon de nos radars et de nos enceintes, l’interstate 10 est devenue un ruisseau dormant et le songe du chanteur un conte muet »),
- Arlester Dyke Christian (le chanteur du combo soul-funk Dyke & the Blazers) qui voit grâce à Marc Durin-Valois la ville funky aussi belle qu’une balle (« J’crois bien que toutes les rues de ma vie seront toujours / Des funky, funky Broadway »),
- Richey James Edwards (le guitariste des Manic Street Preachers) dont la disparition jamais élucidée peut nourrir rumeurs et spéculations réinventées par Yann Suty (« Reste cette bonne vieille Vauxhall Cavalier métallisée, abandonnée près du Severn Bridge, la batterie à plat et à l’intérieur un foutoir sans nom, ce n’est plus une voiture mais un squat,… »),
- John Garrighan (membre fondateur du très punk Berlin Project, de Pittsburgh) dont l’art de la diatribe tous azimuts lui est retourné à la volée par Solange Bied-Charreton (« Le filet de bave a disparu sous la serpillère. Mon pauvre, tu es invisible. Tu ressembles à tout le monde, tu ressembles aux caprices de tout le monde »),
- Peter Ham (le guitariste de Badfinger) dont le mode de suicide permet à Marc Villemain une surprenante variation sur la paradoxale méticulosité nécessaire à la pendaison (« Et moi qui ne suis pas bien doué de mes dix doigts, contrairement à notre Badfinger, je serais bien foutu de le rater, mon nœud »),
- Les Harvey (le guitariste de Stone the Crows) dont qui d’autre que le Claro de « Chair électrique » eut pu rendre l’ultime arc de 10 000 volts (« Zone danger où sont où vont les mains trempées dans l’acier guitare d’une vie promise »),
- Brian Jones (que l’on n’a normalement pas besoin de présenter) ramené à son essence de sitar et de piscine par Laurent Binet (« Entre tous, le sitar symbolise Brian Jones le multi-instrumentiste défoncé parce que de loin ça ressemble à une pipe à crack géante, on sent bien que c’est un truc un peu indien, et en même temps on voit que c’est quand même un genre de guitare, comme le banjo ou la mandoline, mais avec un karma plus hippie »),
- Jim Morrison (que l’on a encore moins besoin de présenter) rencontrant sa déesse finale avant que l’ouragan ne frappe, en une fin poétiquement rêvée par Paul Verhaeghen,
- Gary Thain (l’un des premiers bassistes de Uriah Heep) confronté à la spirale de fascination et d’imitation propre au rock par Elsa Flageul (« On ne devrait jamais mourir. On ne devrait jamais rencontrer ses idoles »),
- Jeremy Michael Ward (l’électronicien de The Mars Volta) dont le permanent rêve éveillé, avec ou sans héroïne, prend un relief pensif et poétique grâce à Fabrice Colin (« Mais Jeremy fouina trop pas assez plutôt mal en tout cas et / Un dimanche californien pourri oublia d’ouvrir les yeux »),
- Denis Wielemans (le batteur des Girls in Hawaii) établissant un lien, ténu et magique, entre la mort d’un cerf et la musique qui frappe jusqu’au bout, avec Aude Walker,
- et Mia Zapata (la chanteuse du groupe grunge The Gits) dont le viol sordide et mortel devient atrocement emblématique d’un sale destin et d’une sale société grâce à Manuel Candré (« Agonie ensuite dans ce parking dans la ruelle, ça va durer, trop »).

Comme leurs collègues écrivains, les plasticiens impliqués, pour la plupart grands ou très grands noms de l’art urbain contemporain, ont joué le jeu à fond, et ont soigneusement évité l’hommage stérile pour réussir à trouver des résonances hardcore, ironiques ou poétiques, aux textes et à leurs sujets. En prime, sept pages d’introduction du sujet et du recueil rappellent avec clarté, intelligence et humour les origines du projet et les défis qu’il représentait.

À l’issue, un livre à l’image de son dessein, légèrement fou, d’une richesse insoupçonnée, que l’on aura un immense plaisir poétique et jubilatoire, et peut-être même un rien songeur, à lire et reparcourir régulièrement.

 

Les veilleurs

Incroyable hybride de thriller policier et de quête poétique à la Gracq / Jünger / Abeille.

Publié en 2009, le premier roman de Vincent Message (26 ans à l’époque) tranche, dans une production contemporaine fréquemment quelque peu timorée, par son ambition et sa maîtrise, développées en 750 pages impressionnantes.

Quelque temps après sa condamnation surprise (car il présentait bien des aspects d’irresponsabilité pénale) à l’emprisonnement à vie, Oscar Nexus, un marginal asocial qui survivait dans un petit boulot de veilleur de nuit, avant d’abattre un beau matin trois personnes en pleine rue, est ré-interrogé, en profondeur, par le psychiatre non conventionnel Traumfreund et par l’ex-policier d’élite Rilviero, mandatés par le puissant politicien Drake, qui voudrait être certain que la mort de sa maîtresse, l’une des trois victimes, était bien le fruit du hasard, et non celui d’une attaque à son encontre…

Bien qu’ayant gardé un mutisme obstiné pendant toute l’enquête initiale et tout le procès (ce qui n’avait pas peu contribué à la peine prononcée), suite à un changement de méthode (Traumfreund est un adepte d’une forme actualisée et subtile de l’anti-psychiatrie de Cooper, de Laing et de leurs émules) et d’environnement (une annexe de la clinique du Dr Traumfreund, située en pleine montagne, œuvre d’un architecte profondément original et lui-même ancien patient), Nexus se met, peu à peu, à parler.

Se confiant aux deux enquêteurs, il raconte par le menu, en une terrifiante spirale irrationnelle pourtant de plus en plus crédible, sa précaire installation entre notre monde diurne, auquel il ne semble pas vraiment appartenir, et un autre monde, nocturne, qu’il parcourt dans ses longs rêves, observateur aux côtés de Calder, prêcheur intellectuel tentant désespérément d’y unir toutes les forces vives, prêtes à se déchirer entre elles, businessmen, militaires, artistes, savants, sectateurs religieux, au lieu de se rassembler pour faire face à l’inexorable croissance du désert dévastateur au sein de leur univers clos, et quelles circonstances issues de l’onirique l’amenèrent in fine à commettre son crime étrange…

Maniant solidement tous les codes du grand thriller policier, Vincent Message réussit à l’intérieur de ce cadre apparent une formidable hybridation, dans laquelle retentissent avec force et poésie des accents de Julien Gracq, d’Ernst Jünger (celui des « Falaises de marbre », bien entendu) ou de Jacques Abeille, distillant le rêve, le doute, l’incrédulité, à chaque rebond des consciences de cette incroyable « enquête ». Une mise en abyme du pouvoir performatif de la narration, et aussi, tout simplement, du grand art, que peu de romanciers atteignent, tout particulièrement lors d’un premier roman.

« Et ainsi, Calder parla aux représentants des Vallées :
"-C'est pour ça que je disais à Arlington : ne renoncez pas aux ignares ; faites en sorte que ça suive, et vous aurez des troupes ; sortez et vous recruterez des gens qui vous aideront. Car il faut, une bonne fois, que nous nous mettions d'accord sur les fins. La fin ultime que nous poursuivons, est-ce le savoir, ou est-ce la vie ? Vous donnez trop souvent l'impression de ne vous occuper que de livres, mais je pense qu'au fond c'est bien la vie que vous avez en tête. Alors, si c'est la vie... il faut pratiquer les fins dès le début, même en pure perte, même avec des gestes maladroits. Et je vous dirai aussi : nul ne peut servir deux maîtres ; vous ne pouvez pas servir et les livres et la joie ; vous êtes parfaitement libres de consacrer toute votre vie au savoir, et d'oublier la joie, enfermés dans la prison de vos crânes. Ou alors : servez la joie, servez-la par les livres, montrez comment votre savoir transforme en aventure de chaque instant ce qui, sans lui, n'est que survie, cycle de pur hasard, digestion et défécation. Allez à la joie en prenant ce détour. Montrez aux autres pourquoi le détour est nécessaire, quel investissement il représente, et pour quel gain énorme ! Ou bien enfermez-vous, mais dans ce cas : en entrant dans le caveau des idées que seul le cénacle est capable de comprendre, soyez bien conscients que vous laissez la vie à la porte !" »

 

Criminels ordinaires

Le second volet des difficiles nuits de L.A., encore plus puissant que "Sur les nerfs".

Publié en 2002 (en février 2013 en français), le second recueil des nuits de Los Angeles, de Larry Fondation, reprend le flambeau du désespoir ordinaire des "sans" (sans abri, sans travail, sans avenir, sans espoir,...), des petits, et en effet aussi des "criminels ordinaires", là où le terrifiant "Sur les nerfs" l'avait laissé, déroulant maintenant le fil sous la présidence Bush (Père) et le début de la présidence Clinton...

Cinquante histoires courtes ou très courtes, avec des titres qui peuvent d'emblée inquiéter ou faire frémir ("Conduire des voitures", "Expulsion au petit déjeuner", "Indignité", "Essayer de choper le SIDA",...), pour poursuivre ce travail sauvage et minutieux, à partir du matériau assemblé par un auteur qui est depuis 25 ans médiateur dans ces quartiers dits "difficiles" de L.A. Univers de bars, de diners, de cabarets glauques, de coins de rue, d'appartements délabrés, de motels pourris, où une humanité tente de surnager tandis qu'une autre se laisse porter par le flot d'égoût qui l'environne désormais... Le tout dans une langue travaillée toute en précision souvent étonnamment poétique.

"Il s'est assis à côté de moi. Je n'avais pas envie de parler.
- Super endroit, il a dit - entre le point d'exclamation et le point d'interrogation.
Gwendolyn faisait grincer son cul juste à côté de nous.
- Oui, j'ai fait, aussi sèchement que possible.
C'était une boîte de strip tease un peu pourrie, sur Hollywood Boulevard. Ouverte depuis trente ans. Les stripteaseuses portaient des cache-tétons sur le bout des seins. Des trucs brillants pour certaines ; du scotch d'électricien pour d'autres.
- Elle a des nichons d'enfer, il a dit.
J'ai rougi, mais il faisait trop sombre pour que ça se voie.
- Je m'appelle Eddie.
Il m'a tendu la main.
Je lui ai serré les doigts assez fort pour qu'il ait mal, mais je ne me suis pas présenté.
Gwen s'est baissée, le cul en l'air, juste devant moi. Elle l'a remué sous mon nez. J'ai posé 5 dollars sur la balustrade.
- Vous faites quoi dans la vie ? a demandé Eddie.
- Tueur en série, j'ai répondu.
Il s'est marré. Il a cru que je déconnais. C'était pas le cas."
("Pas désiré")

Et c'est peut-être l'une des deux citations placées en exergue du volume qui dit le mieux le propos de ces 50 scènes : "C'est vrai qu'on n'a que ce qu'on mérite. L'Amérique qu'on produit pour les autres est au bout du compte l'Amérique qu'on produit pour nous-mêmes. Ça ne se passera pas à l'autre bout de la ville. Ça se passera juste devant chez nous." (Mikael Gilmore, "Cible facile : pourquoi il faudrait écouter Tupac avant son enterrement", 1996)

 

Histoire de l'argent

Magnifique exploration, à travers le destin d’une famille argentine, de la dépendance et du rapport à l’argent.

Alan Pauls, écrivain né en 1959, était un enfant en cette période troublée des années 1970 en Argentine, comme le héros du livre, un jeune garçon à l’acuité extrême frappé par l’énigme de l’argent.

Au début du roman, l’enfant, alors âgé de quatorze ans, voit arriver dans la maison de son beau-père le cadavre d’un ami de la famille, mort dans un accident d’hélicoptère alors qu’il emportait un attaché-case plein d’argent dans une puissante entreprise sidérurgique touchée par un conflit syndical, un argent obscur censé dénouer la situation, capable de tout résoudre ou de tout faire exploser. Pour l’enfant les traces de l’accident sont le cadavre, et cette mallette étrangement volatilisée dans le crash, parabole de l’obscurité et l’irrationalité de l’argent.

L’histoire de l’Argentine des années 70, celle de la lutte armée et de la violence d’état, n’est ici qu’un prétexte. La grande histoire est présente par la démence inflationniste, contexte à cette histoire d’une famille de la classe moyenne. C’est le récit du rapport intime, de la passion spécifique ou bien de la souffrance que génère pour chacun le rapport à l’argent : le père magnifique, passionné de nombres, de calcul et de jeu, la mère, héritière aride dont on ne découvre réellement le rapport à l’argent qu’à la toute fin du livre, et l’enfant tentant de déchiffrer le pathos de l’argent, le délire de ces nombres qui loin de rationaliser l’émotion l’amplifient en folie multiforme, filtre à l’aune duquel se mesurent la mort, l’amour, la vieillesse et la vie.

"Mais compter, en plus, au sens de l’action physique, comme lorsque l’on dit compter des billets, est quelque chose qui le saisit depuis qu’il est tout jeune, une fois qu’il a un après-midi libre et accompagne son père lors de son périple au centre-ville, où celui-ci travaille, et qu’il le voit encaisser des chèques dans les banques, payer des billets dans les compagnies aériennes, acheter ou vendre des devises étrangères dans les bureaux de change, et qui le saisira toujours, jusqu’aux derniers jours lorsque, quarante-deux ans plus tard, à l’hôpital, un peu avant l’infection pulmonaire qui va le condamner au masque à oxygène et à l’intubation, son père choisira dans une liasse déjà considérablement écornée, les deux billets de cinquante pesos qu’il a décidé de donner comme pourboire « avant qu’il ne soit trop tard », comme il le dit lui-même, à l’infirmière du matin qui, à sa grande surprise, lui parle allemand tandis qu’elle lui change la sonde, lui fait un piqûre ou lui prend la température. Personne n’arbore un tel aplomb, une telle efficacité élégante et hautaine, qui transforme le fait de payer en une action souveraine et fait oublier le caractère de réponse, toujours secondaire, qu’il possède en réalité."

Dernier roman d’une trilogie, après Histoire des larmes et Histoire des cheveux, Histoire de l’argent est un roman éblouissant par la phrase d’Alan Pauls, cette phrase héritière de Proust, sinueuse et truffée de sens, capable d’embrasser en quelques lignes tout l’espace entre naissance et mort.

Libraire du mois : Inculte - Mathieu Larnaudie & Oliver Rohe

Claude SIMON, L'invitation

Eugène SAVITZKAYA, Un jeune homme trop gros

Jean GENET, Miracle de la rose

Curzio MALAPARTE, Kaputt

Bernard LAMARCHE-VADEL, Vétérinaires

Pierre-Jean JOUVE, Paulina 1880

Kenneth ANGER, Hollywood Babylone

Grégoire CHAMAYOU, Théorie du drone

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