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L'oiseau moqueur

Pour aller au fond du fond comme disait toujours maman, voici l'histoire de ma grossesse, je tiens à ce que ce soit clair dès le départ. Il faut bien avouer qu'entre la magie, les gens partis au cimetierre, ceux qui ont refusé d'y rester et les millions de dollars d'enjeux en spéculations pétrolières, ce fut une gestation peu ordinaire ; je mentirais en disant qu'il n'y a eu ni prophétie, ni exorcisme, ni ouragan, or le mensonge me révulse...
 
Toni Beauchamp est la fille d'Elena Beauchamp (Houston, Texas). Fille de sorcière donc.
Plutôt que de magie on peut parler de dons en échange de possessions au parfum de vaudou. Elena Beauchamp peut faire revenir un mort ou prédire l'avenir, mais elle doit alors accepter de se faire chevaucher par l'un des six Cavaliers : l'Oiseau Moqueur, le Prédicateur, Sugar, Pierrot, la Veuve, M. Ferraille ; et la Petite Fille Perdue.
 
A la mort de sa mère, Toni n'a rien pardonné. Ni les "absences", ni les excentricités, ni le surréalisme qui a marqué son enfance. Toni est une boule de ressentiment qui vient de perdre son objet. Comme un bouleversement n'arrive pas seul, elle vient de se faire inséminer par désir d'enfant, est donc en recherche d'un père potentiel pour l'élever, et, cerise sur le gâteau, hérite du "don" de sa mère. Ca fait beaucoup.
 
Orpheline depuis peu et mère en devenir, Toni se débat dans un présent tiraillé, mouvant, malmené par des divinités mineures peu attentives aux questionnements des humains.
Jeune femme moderne dans un Texas caniculaire où les gens passent leur temps à s'ouvrir des cannettes glacées devant des ventilateurs paresseux, Toni se tient en équilibre sur un moment charnière de sa vie. Les souvenirs remontent, les plaies se rouvrent ; et en miroir, les projections vers l'avenir : quelle mère veut-elle être, comment accepter ou refuser cet héritage qui pulvérise son quotidien après avoir pourri son enfance...
 
Comme dans Dead Kennedy, Sean Stewart a le don pour insuffler des éléments fantastiques dans un Texas contemporain peu propice au rêve : familles compliquées, canicule, boulots merdiques... et un don/fardeau dont ses personnages ne savent pas trop quoi faire, étant donné qu'ils sont déjà en train d'essayer de récupérer leur vie à la petite cuiller.
 
L'oiseau moqueur n'est ni tragique ni douloureux, mais profondément émouvant, énergique et poétique.

Les lions d'Al-Rassan

Une très belle fresque de fantasy sur fond de Reconquista espagnole.

Jehanne bet Ishake est médecin, fille de grand médecin, et Kindah. Elle sait que "où que que souffle le vent, il pleuvra sur les Kindahs".

Ammar Ibn Khairan est assassin, stratège, tuteur d'un jeune prince, poète, et Asharite.

Rodrigo Belmonte est à la tête d'une compagnie de cavaliers jaddites. Le Capitaine, le jaddite le plus redouté d'Al-Rassan.

Kindah, Jaddites, Asharites. Royaume d'Espéragne divisé en Ruende, Jalogne et Valledo. Empire d'Al-Rassan flageolant suite à la chute du dernier Khalife. Cités libres payant tribut à l'un ou l'autre. On reconnaît sans peine les juifs, musulmans et chrétiens qui se partageaient l'Espagne médiévale.

Sur cette Espagne fantasmée, à peine déguisée en monde imaginaire, Guy Gavriel Kay superpose une aventure au souffle épique, dont les personnages hors du commun jouent avec leur destin, un cache-cache perdu d'avance avec la guerre elle-même.

Refusant de laisser commettre une injustice, Rodrigo Belmonte a provoqué la mort d'un noble au sang très bleu de Jalogne. Lui et sa compagnie se voient contraints à l'exil. Aidant un riche marchand de sa cité à fuir une exécution terrible, Jehanne se lance dans le monde. Pour avoir assassiné un Khalife de trop, Ammar Ibn Khairan est exilé d'Al-Rassan. Le destin a des courants très sûrs. La compagnie de Rodrigo devient un amalgame de ce que l'Al-Rassan et l'Espéragne ont de meilleur. Un mélange utopique de genres et de peuples, unis dans un respect mutuel.

Mais en Al-Rassan comme en Espéragne, les prêtres veulent la guerre. Les peuples réclament du sang. Les nobles rêvent de conquête. Ashar ou Jad, les dieux uniques sont là pour justifier la barbarie.  Les fils se tissent, lentement, malgré les refus désespérés des personnages de s'enfoncer dans une guerre sainte, Guy Gavriel Kay déchire chacun entre plusieurs loyautés : roi, peuple, famille, honneur, amitié.

Loin des cadres habituels de la fantasy, Guy Gavriel Kay signe une aventure grandiose, riche en personnages héroïques, où le souffle de la Reconquista balaie les équilibres fragiles entre royaumes et religions, laissant à chacun l'écho d'une question sans réponse : "qui sont mes ennemis ?"

Promotions sur l'occasion !

Promotions exceptionnelles de Charybde en Scylla :

Pour perpétuer dignement la tradition de la librairie Ys, les librairies Charybde et Scylla joignent leurs forces et enchaînent les promotions sur les stocks d’occasion de SF, de Fantasy et de Fantastique.
 
Jusqu'au 19 juin, nous vous proposons donc 20% de réduction sur plusieurs grandes collections de science fiction : Opta, Fleuve Noir, Denoël et Casterman.
 
 
Pour économiser des frais de port, n'hésitez pas à choisir le retrait en magasin au moment d'enregistrer votre commande : les livres vous seront réservés et vous serez averti par courriel quand vous pourrez venir les chercher.

Un rappel pour les événements de cette semaine : 

Mardi 28 mai à partir de 19h :

Une rencontre au parfum de Dystopiales, puisque nous recevons Alastair Reynolds pour son fameux Cycle des inhibiteurs paru chez Pocket, ainsi que Lucius Shepard, Nicolas Fructus et Jean-Daniel Brèque respectivement auteur, illustrateur et traducteur du Dragon Griaule et du tout nouveau Calice du dragon, aux éditions du Bélial.

Vendredi 31 mai à partir de 19h :

Nicolas Richard, le traducteur acrobatique d'Enig Marcheur de Russell Hoban (éditions Monsieur Toussaint Louverture) sera notre libraire d'un soir et nous présentera 7 livres qu'il aime tout particulièrement.

Oldies but Goldies : La sélection d'été est arrivée !

Les "oldies but goldies" sont des livres hors de toute actualité littéraire que nous ressortons des rayons pour vos yeux ébahis et vos papilles frétillantes. Car la nouveauté, en Charybde, c'est tous ces livres que vous n'avez pas encore lus...
 
Le choix de Charybde 1 : L'oiseau moqueur de Sean Stewart
Le choix de Charybde 2 : Le général Solitude d'Eric Faye
Le choix de Charybde 3 : La tour de guet d'Ana Maria Matute
Le choix de Charybde 4 : Le bois Duncton, de William Horwood
 
A très bientôt en Charybde !

La persistance du froid

L'exceptionnel roman de la vie comme un jeu de mikado alliant aléatoire et vrais choix.

Publié en 2010 chez Quidam, ce premier roman de Denis Decourchelle est une nouvelle preuve de la capacité de cet éditeur à dénicher du talent, y compris dans le champ francophone, à l'instar de, pour ne citer qu'eux, Philippe Annocque, Romain Verger ou Catherine Ysmal.

Présenté avec brio et enthousiasme par Philippe Annocque lors de la soirée dédiée à Quidam à la librairie Charybde, le 21 mars dernier, ce roman est celui, comme le confie l'auteur au détour indiciel de quelques lignes, du jeu de mikado de la vie.

Leurs destins enchevêtrés comme les baguettes ayant échappé au poing du joueur pour devenir d'abord la proie du hasard, retrouvant des semblants d'ordre et de sens lorsque la main parvient, par habileté ou par chance, à les extraire une à une du fatras exposé à tout moment à l'effondrement sans remède, un couple de mathématiciens juifs polonais, réfugiés en France en 1940, tentant l'embarquement à la dernière minute à Bordeaux, en pleine débâcle, seule leur petite fille parvenant alors à rejoindre le navire menant aux États-Unis, où elle deviendra, bien plus tard, une grande actrice, respectée pour son charme, son intelligence et sa bonté, tandis que ses parents, sauvés pourtant par un couple de commerçants charentais, résistants de la première heure, connaîtront un sort plus contrasté...

On trouvera aussi là, dans ces plis et replis de la vie, un batteur de jazz, un cosmonaute, un marin, un universitaire spécialiste des études de genre, un agent secret de l'O.S.S., et bien d'autres figures parfois juste aperçues, qui toutes, pourtant, aident l'auteur à nous démontrer qu'au-delà du hasard, du malheur, ou de la tristesse des rendez-vous ratés, la volonté et la bienveillance - justement ! - de chacun peuvent compter, toujours, écrivant ainsi, avec un égal talent, au fil des pages de ce froid persistant, mais peut-être donc mieux supporté, un parfait contrepoint au sombre roman de Jonathan Littell.

Un livre magnifique à découvrir sans tarder, et un grand merci à Philippe Annocque pour cette révélation.

Ce lundi, jour de fermeture de son commerce, Luce Boyer, poissonnière du Pavillon de la Marée et voisine de la villa, aperçoit depuis son jardin une jeune femme inconnue, assise sur les marches du perron entouré d'une fausse rocaille de ciment, face à une fillette debout. Elle peut entendre leur conversation couler dans un français aux tonalités montantes - un chaton qui joue sous les draps -, discutant de l'exacte signification du mot Astarté, déesse ancienne ou véritable étoile. Et l'attention qu'elles se portent, leur naturel à savourer la connaissance, l'atmosphère finement électrique, douce et fluide, qui semble se produire dans le contact de l'une à l'autre, l'émeuvent brutalement. Quelque chose extrayait cette mère et son enfant de ce décor stérilisé jusqu'à l'absurde où elles devenaient deux silhouettes de carton coloré reposées devant l'image d'une villa qui, avec son toit en chapeau d'ardoise stricte et ses longues fenêtres étroites sous des dentelles de bois, n'incarnait plus l'insouciante dilapidation des beaux jours d'été, mais le mépris coquet de l'égoïsme. Wanda et la fillette crurent que la femme qui s'approchait était madame Lamblin et, lorsqu'elles comprirent qu'il n'en était rien, le désarroi assombrit leurs yeux gris. Ceux de la mère avaient des passages foncés semblables aux cieux d'équinoxe, ce qui s'y rencontre de promesse et de possible désastre ; ceux de la fillette, plus clairs, donnaient l'inquiétante sensation de filtrer ce qu'ils regardaient, face à quoi on pouvait se croire arrêté par sa propre grossièreté ou emporté et dissous.

 

Victus

La vie de Marti prend un drôle de tournant quand, revenant de beuverie, il détourne un corbillard et finit dans une vitrine avec le mort sur le lustre... Il a quatorze ans et un choix à faire : rentrer à Barcelone affronter la colère de son père ou partir en apprentissage chez un certain Vauban pour y apprendre l’ingénierie

Son apprentissage prend fin sur une dernière question de Vauban sur son lit de mort : "Quelle est la défense parfaite ?". L'Espagne déchirée dans des guerres intestines, où toutes les armées d'Europe viennent mettre leur grain de sel, semble être le terrain de jeu idéal pour y trouver une réponse.

Mais Marti va vite découvrir que la guerre est beaucoup plus sale que ce qu'il a pu en apprendre sur le papier. Et que les ennemis ne sont pas toujours là où on l'on croit. Ballotté d'une armée à l'autre, de siège en siège, Marti ne pense qu'à sa question : "Quelle est la défense parfaite ?". Jusqu'au siège de Barcelone où la guerre échappe des mains des gentilshommes pour être saisie par des civils qui n'ont rien à perdre. Et qui vont en crever jusqu'au dernier. 

Au soir de sa vie, Marti dicte ses mémoires à une Autrichienne revêche et éprise de romanesque. Le narrateur voulait dicter un témoignage cru et sans fard du siège de Barcelone de 1714, la secrétaire en fait un superbe récit picaresque et haut en couleurs. Et les deux se disputent en permanence sous le nez du lecteur.

Si Albert Sanchez Pinol nous avait séduits par ses récits fantastiques comme La peau froide et Pandore au Congo, il prouve une fois de plus, si besoin était, qu'il sait raconter des histoires. Victus  est à la fois un magnifique récit historique, pointu et documenté, mais surtout une palette d'émotions somptueuse, nous faisant passer du rire à l'indignation, de la colère aux larmes, de la tendresse au rire, etc. ; et une galerie de personnages fouillés, humains et fort accrochés à leur peau en des temps où la vie ne vaut pas grand chose.

Avec ce récit en trois parties, Veni, Vidi, Victus, où chacune est encore meilleure que la précédente, Albert Sanchez Pinol va crescendo de manière impressionnante. Finir ce livre est un déchirement. Mais ne pas le commencer serait une grave erreur.

[... et Charybde 2 et Charybde 3 sont méchamment d'accord ! ]

Wastburg

Il était vrai que quiconque avait goûté un jour aux méthodes de maintien de la paix des gardes savait qu'à Wastburg, la loi avait une bonne droite. Si bien qu'on attendait du gardoche moyen qu'il ait du chien.

Wastburg. Ville frontière, cité-état. Où les petites gens grouillent et les puissants pourrissent de corruption. D'où même la magie s'est retirée, laissant de vagues traces derrière elle, comme la mer à marée basse. Et comme la plage à marée basse, ça pue.

Plus qu'un décor ou un prétexte à l'aventure, Wastburg est le personnage principal de ce roman. Chaque chapitre en complète une facette. Que l'on suive un garde, un prévôt, un écrivain public ou un gamin des rues, on suit les traits de Wastburg : la tour des magiciens qui ne veut pas tomber en ruines, la Purge où croupissent les hors-la-loi (ceux qui se sont faits pincer, les autres sont les habitants de Wastburg), le quartier loritain où les gens ne sont pas vraiment comme "nous".

Les chapitres pourraient presque se lire indépendamment les uns des autres, et s'enchaînent sur un rythme qui fait froid dans le dos. Et si le ton est souvent hilarant, on redoute de tomber sur un personnage attachant. Parce que ça peut faire mal. Les personnages n'ayant aucune vision d'ensemble, c'est au lecteur de reconstituer le puzzle de ce qu'on devine comme un grand complot. Et il y a du dommage collatéral en pagaille.

Rumeurs, petits boulots illégaux, petites rancunes, meurtres, accidents, enlèvements, descentes musclées... chaque personnage endosse sa part de violence pour quelques pièces, pour quelques promesses.

Et tout ça dans un style argotique féroce et drôle, où l'écriture produit une voix particulière, propre à Cédric Ferrand.

Wastburg mérite tout à fait sa place dans la famille de la fantasy française de haute volée, celle de Jean-Philippe Jaworski et Laurent Kloetzer. Comme eux, Cédric Ferrand s'affranchit des codes de la fantasy britanique ou américaine pour produire son univers à lui, avec un style savoureux, des personnages fouillés, et une magie à peine esquissée. C'est drôle, c'est dur, c'est sale. Tout ce qu'on aime.

"On peut juger une dame à la propreté de ses cuisines."

Dans la troupe, personne n'avait compris ce que l'instructeur avait voulu insinuer. Seul Prikpen, un grand dadet pas trop tartignole avait saisi : si Wastburg était la dame et la Purge ses cuisines, la cité était une vraie saleté de garce de souillon.

Zazen

Un premier roman féroce et drôle face à la question : Comment rester immobile quand on est en feu ?

Publié en 2011 (et traduit en français en 2013 chez Lot 49, au Cherche-Midi, par Anne-Sylvie Homassel), ce premier roman de l'Américaine Vanessa Veselka frappe un grand coup de cymbales qui devrait réveiller le roman de "futur proche" parfois un peu ensommeillé ces temps-ci...

Dans une Amérique subtilement différente de celle que nous connaissons aujourd'hui, minée par deux enlisements guerriers "de basse intensité" outremer, par la désindustrialisation, le chômage et les "petits boulots" permanents, par les bouleversements climatiques inexorables, par ses villes poudrières où la possibilité de la menace terroriste occupe les esprits bien plus sûrement que les bombes elles-mêmes, par son appareil de renseignement et de police croissant chaque jour en importance à défaut de véritable efficacité, Della, une jeune doctorante en paléontologie, fille de deux ex-militants gauchistes endurcis et pas vraiment repentis, survit de jobs occasionnels, toute à une valse-hésitation où elle s'interroge sur son éventuelle intégration à la culture dominante, hybridation d'ultime boboïsme capitaliste et d'écologisme new age ultra-revendicatif, et sur l'opportunité de suivre le mouvement en voie de généralisation, qui entraîne tout un chacun, dès qu'il dispose d'un peu d'argent, à quitter le pays - en cours de lente implosion allant toutefois s'accélérant - pour les cieux plus riants et plus sécurisés d'Amérique Centrale ou d'Asie du Sud-Est.

Jusqu'à ce que, parmi divers quasi-troubles obsessionnels compulsifs qui la hantent, comme la plupart de ses pairs, elle en vienne à étudier minutieusement l'historique des suicides par immolation publique, qu'elle soit taraudée par LA question qui domine l'ensemble du roman : "Comment rester immobile quand on est en feu ?", et qu'à partir de là s'enclenche une incroyable mécanique de complots, de contre-complots, de faux-semblants, de ruses et d'actions, pour au fond, répondre à cette question et savoir si l'existence a toujours un sens... Et dans cette quête, sachez que sa formation de géologue-paléontologue de très haut niveau n'est pas neutre... !

Virtuose et drôle, cruel et ironique, critique sauvage d'une dérive capitaliste potentiellement finale et des illusions et de l'impuissance des "contre-cultures", ce premier roman s'inscrit d'emblée parmi les grands, lorgnant du côté des meilleurs Vonnegut, Ballard, Aldiss ou Womack.

Ce soir-là, j'ai reçu un SMS de Jimmy qui me proposait de la retrouver dans la soirée, vers le fleuve, dans la zone industrielle. Je ne sais pas si l'idée venait d'elle ou si Credence lui avait demandé de garder l'œil sur moi. Bien sûr : un entrepôt plein de hippies citadins et dystopiques, c'est bien plus sûr qu'une cellule capitonnée. Rien de plus sain que le choc mou du zéro contact.
- Allez, disait Jimmy. Tu vas rencontrer du monde. Ça va être bien.

Parce que rencontrer du monde, c'est toujpurs bien.
La Verrerie était une usine de plain-pied coincée entre deux silos à grain ; dans les années quarante, on y produisait de la verrerie d'art. Deux ans plus tôt, pendant les vacances d'été, j'avais fréquenté les lieux. Surtout pour des concerts de noise. C'était tout près du fleuve, là où les routes ne sont parcourues que par les camions des usines. La plupart des vitres étaient cassées ; l'électricité était installée à la va-comme-je-te-pousse : les câbles de cuivre étaient régulièrement facuhés et revendus. Il y avait sur le fleuve, m'avait-on dit, une flottille de mecs drogués à la meth qui allaient la nuit, sur des barques de fortune sous les docks, dépouiller le cuivre des conduites. Je les voyais bien en train de se construire un palais couleur centime dans les collines, avec des labos qui n'arrêtent pas d'exploser et "Guitar Hero" en boucle.

 

Efroyabl Ange1

Subtile et drôle construction polyphonique. L'un des Banks les plus aboutis, de l'aveu de l'auteur.

Publié en 1994, au moment où Iain M. Banks se demandait s’il allait poursuivre ou non le cycle SF de la Culture alors composé de trois tomes, après avoir réalisé une première incursion en dehors avec Against a Dark Background (La plage de verre), et entre l’écriture de Complicity (Un homme de glace) et de Whit (non traduit), sous son nom « sans M » réservé à ses romans « mainstream », Feersum Endjinn est certainement l’un des romans les plus « joueurs » du formidable Écossais, l’un des plus magiques, celui où l’hommage à ses maîtres et confrères respectés est le plus achevé (avec The Bridge - Entrefer – pour Alasdair Gray, et The Business - pour Ken McLeod), et enfin l’un des généralement moins bien saisis par son lectorat « habituel »…

La publication chez l’Œil d’Or en ce mois de mai 2013 d’une magnifique traduction par Anne-Sylvie Homassel, sous le titre habile d’ Efroyabl Ange1, constituait une belle occasion de relecture, et de vérification que, presque 20 ans après, la magie en était intacte.

Comme presque toujours avec Banks, on se gardera de dévoiler les fils de l’intrigue (ou des intrigues), fins et rusés (même si l’auteur use ici de quelques « coups de théâtre » semi-parodiques, délectables, en hommage notamment à Mervyn Peake), qui prend place sur une Terre du futur lointain où, après avoir atteint un impressionnant niveau technologique, les humains ont massivement émigré vers les étoiles, laissant leurs descendants demeurés sur le monde natal retomber lentement mais inexorablement dans une société techno-militaro-féodale, où la science demeure, en grande partie, mais ne progresse plus du tout, et voit s’effacer la compréhension de ses principes, les ingénieurs et les chercheurs étant devenus des castes presque antagonistes, au plus grand profit du pouvoir en place… Les états de conscience des vivants et des morts sont depuis longtemps « captés », permettant à la fois de « vivre plusieurs vies » dans les limites fixées par les lois, et de disposer, avec la « Crypte » virtuelle où séjournent ces entités, d’un vaste espace où dorment intrigues et connaissances, de plus en plus chaotiques. Lorsque le monde doit affronter la menace de l’oblitération par un nuage de poussière galactique voué à occulter le soleil pour quelques centaines ou milliers d’années, la possibilité, semi-mythique, de l’existence d’un « effroyable engin », sécurité léguée par les ancêtres pour faire face à semblable situation, déclenche une crise paroxystique et peut-être salvatrice…

Les hommages ici glissés par Banks, et qu’il commentait volontiers à l’époque de sa plus grande activité sur les newsgroups de l’internet naissant, entre 1994 et 1997, sont nombreux et jouissifs : l’admiration (réciproque) pour William Gibson et Bruce Sterling bien entendu, et donc la recherche d’une atmosphère authentiquement « steampunk » avec le gros clin d’œil du « Fearsome Engine » à leur Difference Engine de 1990, la nostalgie du Gormenghast de Mervyn Peake, magnifiquement exprimée en toile de fond dans cette vision d’un immense édifice, à l’échelle hors normes, tortueux, devenu au fil des siècles largement « inexploré », dans lequel vivent et se développent civilisation principale et communautés disparates ou en marge, et bien sûr la fascination pour le Russell Hoban de Riddley Walker, et pour son usage d’un langage transformé, amoindri, rénové, reflétant avec précision l’ « état » de son locuteur, l’adolescent Bascule de Banks faisant bien figure de petit frère d’Enig Marcheur, un petit frère dont la civilisation a pour l’instant échappé à l’apocalypse, mais dont le langage phonétique, attribué à la dyslexie, traduit avec exactitude l’état des lieux d’une société qui s’est en effet recroquevillée sur elle-même, et dont la puissance d’inventivité s’inscrit désormais dans le virtuel de la Crypte et de la fréquentation des morts et des animaux « améliorés »…

La construction et l’écriture sont à la hauteur de ce roman baroque, oscillant à chaque instant entre la grande construction flamboyante et le pur plaisir ludique du récit : d’où la nécessité de ces quatre voix, bien marquées, qui font aussi de cette traduction un tour de force, pour refléter tour à tour la puissance désabusée de Sessine, un « grand » de ce monde, qui s’est refusé au cynisme profiteur de nombre de ses pairs, et qui est cruellement exposé à en payer le prix, le courage, l’opiniâtreté et le rationalisme inaltérables de la scientifique Gadfium, la fraicheur et la naïveté apparentes d’une créature sans véritable nom, « nouvelle-née », créée spécifiquement pour permettre l’accès à la technologie oubliée, et enfin le langage phonétique cru, grossier, brutal, et pourtant tout en gentillesse et en attention, du dyslexique Bascule la Crapule, adolescent emblématique, explorateur en immersion des profondeurs de la Crypte, dont la quête de son amie disparue la fourmi « augmentée » Ergates constitue le véritable fil conducteur du roman.

En prime, une lumineuse postface de l’éditeur Jean-Luc d’Asciano met joliment en perspective ce roman atypique, tant du point de vue de la pure joie du récit que de celui de la construction intellectuelle complexe.

Ce n’est certainement pas par hasard que Iain M. Banks considère Feersum Endjinn comme l’un de ses romans les plus aboutis.

Le comte Alandre Sessine VII, commandant en chef de la deuxième force expéditionnaire, détourna le regard du lent convoi d’hommes et de machines confié à sa charge pour contempler la coquille aux parois béantes qui les encerclait et le paysage au-delà, tout en méga-architectures nimbées de nuages.
Le comte était debout, encastré jusqu’à la taille dans la tourelle de son tank d’éboulis, ballotté en tout sens par les cahots du véhicule sur un terrain dépourvu de la moindre piste, son armure heurtant de temps à autre avec un choc sourd le rebord interne du sas : et ce n’était pas sans effort qu’il parvenait à se concentrer sur la grandeur morose du décor, effort qu’il lui fallait redoubler lorsqu’il s’arrachait à la contemplation de ce paysage à l’imbécile démesure pour en venir aux mains (ou plutôt aux pieds, aux pattes, aux roues, aux chenilles) avec la mission en cours
. (...)

Gadfium, eu égard à sa position supérieure, n’avait pas besoin d’un implant : elle était de ces âmes dont l’esprit doit être protégé des distractions constantes de l’intercommunication, afin de pouvoir se concentrer sur les pensées les plus pures, à moins, bien sûr, qu’elles ne souhaitent explorer les corpus de données par des moyens externes. Gadfium s’y était résignée, écartelée cependant entre la fierté coupable que lui donnaient ses privilèges et la frustration intermittente d’avoir à recourir aux autres pour nombre d’informations nécessaires à son travail. (...)

Bzzz. Bourdonnements. Couché sur une surface molle. Fait noir. Essayer d’ouvrir yeux. Ca colle. On essaye encore. Une lumière vive qui fait deux 00. Les yeux ouverts, on sent bien, décollés. Fait noir encore. Odeurs ; à la fois vivantes et décrépites, riches de vie morte, ranimant des souvenirs, récents et à jamais lointains. La lumière s’allume, une petite… on cherche le nom de la couleur… petite et rouge suspendue dans les airs. Bouger le bras, lever la main, bras droit, crissement de la peau sur la peau et sensation qui vient avec. (...)

Mé jsui Bascule la Crapule, C kom sa kon mapel ! 1 gamin enkor & C ma tout premier vi, jluidi an rian ; Bascule le Rakontör zéro, C moi ; inia pa de I ou de II ou de VII ou de tout C annri âpre le non 2 votr servitör ; C kom si jeté immortel, an fèt & franchman, si on pö â fèr un pö le fou kant on nè jamè mor ne sérés kunn foi, alor kan le fra ton ?

 

Charybde en mai

Vendredi 10 mai, profitez des livres d'occasion qui dorment dans notre réserve. Nous sortons nos trésors rien que vous vous le temps d'une soirée.

[Note : les trésors en question sont disponibles en permanence sur le site. N'hésitez pas à farfouiller en ligne !]

Vendredi 17 mai, nous fêtons la parution d'Effroyabl Ange1 (Feersum Endjinn en anglais) de Iain M. Banks avec les éditions L'Oeil d'or, en présence d'Anne-Sylvie Homassel, traductrice acrobatique, et Jean-Luc André d'Asciano, éditeur de haute volée.

Mardi 28 mai, la librairie sera exceptionnellement ouverte en soirée pour une multiple rencontre, dans l'esprit des Dystopiales. Dans la même pièce, nous recevrons Alastair Reynolds (Le Cycle des Inhibiteurs, chez Pocket) et Lucius Shepard, Nicolas Fructus et Jean-Daniel Brèque, respectivement auteur, illustrateur et traducteur du Calice du dragon à paraître aux éditions du Bélial.

Vendredi 31 maiNicolas Richard, l'homme-qui-a-traduit-l'intraduisible-Enig-Marcheur (éd. Monsieur Toussaint Louverture), l'une des Rolls Royce de la traduction en France, sera notre libraire d'un soir et présentera 7 de ses livres favoris.

A très bientôt en Charybde ou en ligne !

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