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Golgotha

Plus calme que "Chamamé", une fable radicalement oppressante néanmoins.

Publié en 2008 (et premier roman de l'auteur traduit en français, en 2011, grâce aux exploratrices éditions Asphalte), Golgotha peut se lire comme une sorte de contrepoint, chez son auteur, du baroque, exubérant et déjanté Chamamé, écrit à peu près à la même époque.

Ici, pas de zone frontalière de non-droit livrée aux cavalcades insensées des braqueurs, mais la routine oppressante des grandes banlieues, et de leurs zones de cohabitation entre indigence profonde, simple survie et criminalité galopante.

Lorsqu'une jeune femme meurt des suites d'un avortement clandestin ayant mal tourné, entraînant le suicide de sa mère, c'est, pour un jeune policier - pourtant parfaitement au fait de tous les codes plus ou moins tacites régissant les rapports entre forces de l'ordre et bandes criminelles armées de la "cité" - LA goutte d'eau de trop... Décidant de châtier lui-même le responsable, un chef de gang particulièrement emblématique, il déclenche une vendetta inexorable, dont la solution ne pourra venir que du narrateur lui-même, son mentor, vieux policier blanchi sous le harnais, désabusé et usé, qui devra assumer, au fond de lui, ses propres échecs comme ceux de l'ensemble de la société argentine contemporaine, tenu qu'il est par les formes d'honneur et de fidélité qui ont cours ici...

Au milieu des atmosphères de bars rock latino où coexistent parfois plusieurs mondes, une fable plutôt calme en apparence, mais terrible en fait, et ce bien avant sa dure conclusion.

Ce n'est jamais moi qui commence. Ce n'est pas moi non plus qui viens y mettre un terme. Je m'en mêle rarement. Encore moins depuis que j'approche de la retraite. Quelle merde ! J'ai fermé les yeux. Je suis allé me coucher après avoir regardé "El hombre del rifle" comme tous les soirs et lorsque je les ai rouverts... j'avais cinquante ans. À quel moment mon grog s'est transformé en vin et le vin en sang du Christ, un sang amer ? Je n'arrive pas à calculer combien de temps je suis resté comme un moribond. Je ne peux pas non plus jurer qu'aujourd'hui, je suis bien vivant. Parce que ce n'est pas une vie. Je suis un zombie.

Le onzième pion

Suprêmement parodique et déjanté, un thriller policier surprenant, ouvert à des résonances quasi-métaphysiques...

D'Heinrich Steinfest, auteur allemand célébré de polars bizarroïdes, je connaissais le Requins d'eau douce (2004) et son enquêteur indiscipliné et féru du philosophe Ludwig Wittgenstein. Ce Onzième pion de 2007 porte plusieurs crans plus loin la fête farceuse et déjantée.

La policière Lili Steinbeck, éclatante de beauté à cause de ou malgré son nez... surprenant (qui donne d'ailleurs son titre à l'original allemand du roman !), est confrontée à une série de disparitions inexplicables d'hommes ordinaires, dont le seul point commun semble être d'avoir croqué dans une pomme jetée par leur fenêtre et d'avoir séjourné à Athènes en 1995...

Nantie de ces minces prémisses, elle va se lancer à corps perdu, en compagnie d'un détective privé grec obèse et néanmoins invulnérable aux balles et aux blessures, dans une poursuite échevelée qui la mènera au Yémen en pleine guerre civile, à l'île Maurice aux récents développements mafieux, ou encore sur l'île française de Saint-Paul, qui abrite... une base secrète dédiée à la conquête de Mars !

Tentant de sauver l'un des "pions" d'un jeu qui semble englober l'humanité, rivalisant de vitesse, avec acharnement, avec un commando privé dirigé par un ex-spécialiste de la DGSE, elle survole le plateau pour mieux en dégager son propre destin, ironique et hilarant.

Il faut sans doute remonter au magnifique Johannes Mario Simmel et à son magique On n'a pas toujours du caviar (1963), extraordinaire parodie des grands romans d'espionnage, truffée de recettes culinaires insérées toujours à propos, pour trouver une source comparable d'ironie permanente, d'inventivité forcenée, et de dérive parfois proprement métaphysique sous le rire grinçant inextinguible qui traverse le roman...

Joonas Vartalo tomba. Et comme il resta tout droit, raide mort dès le premier de ses derniers instants, plus proche de l'arbre que de l'homme, on aurait pu se croire au théâtre. Être au théâtre : l'idée s'impose quand on se trouve dans une contrée martienne fabriquée de toutes pièces vingt ans plus tôt sur ordre du sommet de l'État et abritant des columbidés censés avoir disparu il y a trois siècles.
Cependant on n'était pas au théâtre. Un projectile sorti de l'arme d'Henri Desprez (pas un Verlaine, mais un engin sans nom, de facture plus ancienne et d'usage privé) avait pénétré entre les yeux du Finlandais, le tuant sur le coup. Steinbeck et Stransky, eux, possédaient tous les deux un Verlaine, mais l'Autrichienne fut seule à dégainer en un éclair. Elle braqua son pistolet sur Desprez tout en se plaçant devant Stransky, afin de lui offrir le rempart de son corps aussi complètement qu'il était possible à une femme de moins de soixante kilos de le faire pour un homme pesant vingt-cinq kilos de plus mais de même taille. Cœur, poumons, cerveau... Quoi qu'il en soit, cela parut suffire. D'un geste, Desprez indiqua à Steinbeck de cesser ses enfantillages et de s'écarter. Pour toute réponse, elle se contenta de viser sa tête d'une main précise et calme, tandis que le Français braquait encore son propre pistolet sur l'endroit où s'était naguère trouvée la tête de Vartalo.
Avec un sourire amusé, Henri Desprez baissa son non-Verlaine tout en ordonnant à Palanka et à son équipe de continuer à tenir Steinbeck en joue - mais sans tirer. Cela va de soi.
Jouant la désinvolture, il demanda :
"Que fait ici la police allemande ? On est en territoire français.
- Je suis en vacances", expliqua Steinbeck.


On se demandera pourquoi un objet aussi extraordinaire n'avait jamais été produit en série. Le fait est que cette association entre un vrai coléoptère et un personnage fictif de bande dessinée n'était pas transposable. Et puis on craignait, sans doute à raison, que beaucoup de gens ne se sentent mal à l'aise à l'idée de transporter un petit insecte dans leur poche de pantalon. Un coléoptère doté d'une mentalité magnétique, qui les suivait partout et qu'on ne pouvait éteindre à l'instar d'un rasoir électrique ou d'une machine à café. Imaginons une machine à café renfermant le corps et l'âme d'un fidèle cocker.

[ Et Charybde 1 est pleinement d'accord... ]

Les instructions

1 000 pages hallucinantes du bréviaire d'un surdoué de 10 ans construisant une authentique insurrection dans sa banlieue de Chicago...

Premier roman de l'Américain Adam Levin, paru en 2010, publié en français en 2011 par les éditions Inculte, ce dense travail de 1 050 pages raconte dans le détail quatre jours de novembre 2006 de la vie d'un gamin surdoué de 10 ans, extrêmement intelligent, incroyablement érudit en matière de religion juive (il préfère dire, pour des raisons qui apparaîtront au cours de la narration, "israélite"), affligé par ailleurs de certains troubles du comportement, et renvoyé de plusieurs écoles avant de se retrouver inscrit au collège d'Aptakisic, dans la banlieue de Chicago, dans le cadre d'un programme spécial pour jeunes "difficiles", appelé CAGE...

Présentées comme le texte sacré écrit par le jeune Gurion, "messie potentiel", à destination de ses adeptes (jeunes érudits d'autres écoles israélites de Chicago comme autres élèves plus ou moins "à difficultés" scolarisés à Aptakisic), les Instructions exploitent avec brio toutes les ressources techniques de l'écriture romanesque post-moderne (polyphonisme exacerbé, jeux avec les points de vue et la fiabilité du narrateur, utilisation de pièces jointes et de notes de bas de page, plans griffonnés, variations étourdissantes des registres de langage,...), sans jamais perdre de vue la logique narrative conduisant à une minutieuse insurrection, tout à fait réelle, et à une apothéose finale, que l'on se gardera bien de dévoiler, dont la nature fantasmatique et le caractère totalement ouvert (des dizaines de fins supposées, imaginées, rêvées ou simplement rumorisées, s'entrechoquent dans les dernières pages) poseront question jusqu'au bout.

Tout à la fois grand roman d'apprentissage et de découverte de l'adolescence, redoutable exacerbation de L'attrape-cœurs, relecture rusée du collectif adolescent semi-militarisé à la Stratégie Ender, profonde réflexion, décapante, sur le lien entre religion et violence et sur le pouvoir de l'intelligence et du charisme langagier, variation sur l'influence parentale (à travers les figures astucieuses d'un père juif athée, avocat défenseur des droits et notamment de ceux des groupuscules néo-nazis, et d'une mère juive éthiopienne, ex-recrue des forces spéciales israéliennes), ce récit extraordinaire, malgré sa taille imposante, ne comporte quasiment pas de vain ou de superflu, et multiplie au contraire à loisir les "morceaux de bravoure", rieurs, hallucinés ou torturés, appelant la relecture...

Parmi les dizaines de citations emblématiques imaginables, je retiens celle-ci : Sa tactique me faisait penser à ce vers de Lauryn Hill que Flowers aimait : "Même après toute ma logique et ma théorie, j'ajoute un fils de pute pour que vous m'écoutiez, frères ignorants." Lauryn ne vous raconte pas seulement ce qu'elle fait, mais en vous le racontant, elle FAIT ce qu'elle vous dit qu'elle fait. Elle construit la vérité en la disant.

Choc littéraire majeur en ce début 2012 !

Mois de juillet : encore des occasions de visites jusqu'au 21 juillet inclus.

Vendredi 6 juillet à partir de 18 h 30, à l'occasion de la parution de Cavale blanche, son superbe premier roman, nous accueillons Stéphane Le Carre, qui viendra donc discuter et dédicacer ce soir-là. En prime, Gwenn Le Métayer nous lira quelques extraits choisis avec le talent qu'on lui connaît, et Charybde 2 nous dira quelques mots de l'enthousiasme ressenti pour ce roman, et des résonances qu'il crée dans le noir et dans le maritime, avec une mention spéciale à Björn Larsson et à son Cercle celtique. Une belle soirée pour entamer véritablement juillet !

Vendredi 13 juillet à partir de 16 h 00, Charybde vous propose la possibilité d'une razzia dans ses stocks d'occasions. Beaucoup d'entre vous connaissent nos occasions SF, fantasy et fantastique, via notre partenaire Ys (www.librys.fr), mais nous sortons également pour vous ce jour-là plus de 400 Série Noire, plus de 300 Le Masque, et des centaines de romans policiers ou de thrillers, ainsi que des Folio, des Actes Sud, des Points, des Livre de Poche, des J'ai Lu... Une belle occasion de compléter ses collections ou de préparer ses valises pour les vacances, le tout à (très) vil prix !

Notez que nous sommes ouverts le samedi 14 juillet.

Nous serons ensuite fermés du dimanche 22 juillet au dimanche 19 août.

A bientôt chez Charybde !

Le cercle celtique

Magnifique synthèse de roman maritime exigeant et de polar endiablé. Et magie du Nord de l'Écosse.

Le second roman du suédois professeur de littérature française Björn Larsson, publié en 1992, trois ans avant la consécration internationale que lui amènera Long John Silver, puissante réécriture de la biographie du héros de L'île au trésor, constitue une remarquable incursion dans le genre policier / thriller, et l'une des synthèses les plus abouties que je connaisse entre le roman maritime (y compris dans sa frange apte à satisfaire les plus exigeants des lecteurs "voileux") et le roman tout court.

Le narrateur suédois rencontre au Danemark, en hiver, le nommé McDuff, un bien étrange marin, en train prétendument de chercher des soutiens pour de l'activisme anti-nucléaire en Écosse, mais qui semble en réalité surtout rechercher un certain Finlandais nommé Pekka... En acceptant la discussion impromptue, à bord d'un ferry vide, avec l'énigmatique Écossais, le narrateur ignore encore qu'il s'embarque pour un incroyable périple, à travers la mer du Nord et les terribles eaux nord-écossaises, dans lequel les dangers proprement maritimes, déjà nombreux, seront vite largement renforcés par des dangers humains pour le moins inattendus...

Sous ses airs discrets et quelque peu confidentiels, un petit chef d'œuvre.

"Je racontai alors que pendant des années j'avais rêvé de rejoindre l'Écosse à la voile et que j'avais passé de nombreuses heures à étudier les cartes marines et les atterrages en Écosse, aux Hébrides et en Irlande.


Immédiatement, MacDuff compara avec enthousiasme et fierté les Hébrides au paradis sur terre. Il ne faisait aucun doute qu'il savait d'où il venait et pourquoi. Moi qui n'ai jamais eu de racines, que ce soit géographiques ou autres, je l'enviais de plus en plus en écoutant son récit. Pour moi, mon pays et mon peuple, si tant est que la Suède et les Suédois méritent ces noms, ne sont que des coulisses. Adulte, je n'ai résidé que quelques années en Suède. Je ne ressens aucun mal du pays, si ce n'est peut-être le regret de ne l'avoir jamais éprouvé. Et c'est sans doute pour cela que MacDuff me fascinait à ce point. Mais pas seulement. Il était de plus habité d'une ardeur et d'une intensité qui m'enthousiasmaient et m'éblouissaient. Je le questionnai sur le pilotage dans les Hébrides, et son récit semblait provenir d'une source intarissable de connaissances et d'expériences à laquelle il puisait sans réserves. (...)


J'expliquai que je ne voulais pas être importun, mais que j'habitais à bord d'un voilier et que donc, moi aussi, j'étais marin, "of sorts". Lorsque ensuite je racontai que j'étais allé jusqu'en Bretagne à la voile et que mon prochain voyage serait l'Écosse ou l'Irlande, il parut avoir totalement oublié ma question indiscrète. Mi-sérieux, mi-badin, je lui dis même que du sang celte circulait dans mes veines. Je fis allusion à mon manque de racines, mais j'ajoutai que la Bretagne était le seul endroit où je me sentais vraiment chez moi. Cela avait à voir avec la lumière et le tempérament, le mélange de la douceur du français et de l'aridité du breton. C'étaient les rochers, l'océan et le sentiment que tout le monde avait une histoire. MacDuff ne sourit pas. Il me prenait bien plus au sérieux que je ne le faisais moi-même."

Cavale blanche

Un braquage à moitié raté. Une jeunesse qui s’enfuit. L’amour et l’amitié comme des fantômes. La mer. Un moment de précieuse et fiévreuse intensité.

Le métier (fût-il à temps partiel) de libraire comprend des moments de bonheur rare. La découverte de textes réussis en (légère) avant-première en fait partie. La lecture sur épreuves du Cavale blanche de Stéphane Le Carre (sans accent aigu à la fin), qui sort en ce mois de juillet 2012 aux éditions Kirographaires, en est un exemple flagrant.

Une amitié trahie, un amour bafoué, une jeunesse bretonne qui s’enfuit rapidement par la bonde du manque de sens, une tentative de fuite et de rédemption en braquant des dealers pour construire, peut-être, un « nouveau départ »… : tels sont les ingrédients de ce premier roman, dont l’écriture joliment magique sublime aisément ces composantes relativement classiques du « noir » bien noir.

C’est que l’auteur dispose de deux armes fatales qui vous enchanteront. Sa manière de décrypter le classique « triangle », lorsque la femme que l’on aime (ou croit aimer) vous quitte pour votre meilleur ami (ou ce qui en tient lieu), loin de tout mélodrame, use d’un scalpel désenchanté, tout en lucidité qui éviscère. On songe sans doute ici aux meilleurs moments de Frédéric Fajardie et de Luc Baranger. Sa faculté de trouver les mots et le rythme pour évoquer la mer, omniprésente dès que la retraite temporaire du narrateur, île désolée entre Concarneau et l’estuaire de l’Aven et du Belon, se met en place dans les premières pages, et, loin des clichés, force l’admiration de l’amoureux de l’océan et de la Bretagne, et aisément celle des autres aussi. Le spectre bienveillant du grand Björn Larsson, celui du Cercle celtique débarrassé de ses oripeaux de thriller conspirationniste, pour ne conserver que le meilleur, les navigations hallucinées dans le nord de l’Écosse, rôde ici avec bonheur.

Savourons donc sans hésiter ces 130 pages de précieuse et fiévreuse intensité.

Il ne s’était rien passé. Rien ne nous avait séparés. La fac, à Brest, pas loin de dix ans auparavant. J’avais trouvé Mau. Mau m’avait trouvé. Rencontrer un ami, ce n’est pas rencontrer une femme. Il n’y a pas cette impression brusque de livrer son visage aux rayons du soleil. C’est le fil invisible du temps qui attache peu à peu. Mau, moi, les livres, les vinyles, les bars, les fêtes, les livres, moi, Mau. Un jour, on se découvre siamois, rattachés par l’épaule. On rit de se sentir si forts et si différents. L’amitié, c’était des pas de géants qui faisaient trembler la ville médiocre.(...)

Après je décrivis à Mau mes obsessions flottantes, ces cités entourées de rubans d’asphalte, traversées de flux physiques et électroniques fulgurants et parsemées de surfaces commerciales où partout des Blancs avec des sacs de shopping erraient dans l’angoisse, sous la garde de miliciens noirs impressionnants de force physique et de classicisme vestimentaire. Un monde où consommer était une activité, un programme, un loisir, un divertissement, en même temps qu’une crucifixion. On nous y promettait la sérénité et la liberté, comme l’essence d’un service ou d’une marchandise, triste philosophie d’emballage. Et les seules voix qui hurlaient à la folie sortaient des bouches grotesques et édentées des épaves humaines qui s’éteignaient dans le froid de la nuit, à la marge, dans les caniveaux et les terrains vagues… Je dévidai le fil de mes cauchemars vivants. (...)

Les bouleversements quotidiens, subtils ou fantastiques, de mon territoire où flux et jusant jouent les architectes redessinent à chaque fois un étonnement désiré. Je veux ne penser qu’à l’instant. Je crois connaître l’île. Quand j’ouvre la porte, la marée a découvert de nouveaux pions, creusé des fosses, miné le pied des tours rocheuses où s’affalent des parterres d’algues répudiées. Quand je ressors, plus tard, l’eau inverse a débordé les digues, comblé les douves et empli le glacis. Elle vient, lèvres salées et gourmandes, à la rencontre de la douceur de l’herbe. L’île peine alors au milieu des eaux comme une caraque aux cales pleines. Ainsi, dans la lanterne magique des heures, j’habite un mouvement, une dérive, un voyage. Mes yeux me disent que je m’éloigne un peu plus à chaque fois, que je peux fuir. J’ai besoin d’illusions. Je les cherche dans le paysage et ses glissements. Mais quand je dois retourner derrière les murs, mes épaules s’affaissent. Le poids de la réalité, pendu au porche. Je suis protégé parce que je suis ici. C’est tout.(...)

Libraires du mois - Mélanie Fazi (juillet 2012)

Harper LEE, Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur

Dorothy ALLISON, Histoire de Bone

Carson McCULLERS, Frankie Addams

Nancy HUSTON, Journal de la création

Patti SMITH, Just Kids

T.S. ELIOT, La terre vaine et autres poèmes

Tonino BENACQUISTA, Saga

Bastard Battle

Guerre de 100 Ans revue, en vieux français, par Kurosawa et Jet Li : 100 pages de bonheur !

1437. Les hordes d'écorcheurs, compagnies de mercenaires vendues au plus offrant (ou au "laissant davantage piller") mettent à feu et à sang la France qui se débat dans les derniers soubresauts de la guerre de Cent Ans. Celle d'Aligot, bâtard de Bourbon, est l'une des plus violentes et des plus cruelles... Pillages, tortures, viols, le narrateur vit tout cela avec grand naturel, lorsque suite à des changements d'allégeance, il va rencontrer de biens curieux personnages, parmi lesquels se distinguent une moine shaolin et un authentique ronin...

Et là, sous vos yeux ébahis de lecteur enthousiaste, dans une langue moyenâgeuse superbement reconstituée, vous allez revivre le scénario... des Sept Samouraïs, dans lequel les villageois de Chaumont, encadrés et armés par les improbables compagnons, vont s'essayer à repousser la horde sanguinaire...

Un véritable régal, haut en couleurs, délirant, à la fois historique et déjanté de mélange des genres, tout en n'écartant pas quelques échanges bien sérieux et pensifs entre les protagonistes, le soir à la veillée ou au coin d'une taverne...100 pages de bonheur !

Moi, Denysot-le-clerc, dit le Hachis et Spencer Five, ramassé deux mois devant dans le clos des Riceys, non point saoûl et nu comme on l'a dit mais vaillant sur la vigne et bien armé du baston, en défense, épargné ; je vis des femmes s'effondrer dans les fossés, des hommes courir, l'éclat des faucilles. Nos chevaux qui piétinaient la terre, frappaient et frappaient à coups redoublés. Je vis l'effroi sur le visage des fuyards qui trouvaient la porte close, la herse dressée devant eux leur barrant tout refuge. Pissaient et chiaient de trouille en appelant Baudricourt à ouvrir ! à ouvrir ! Ceux qui ne s'égaillèrent pas d'ailleurs furent pris en grand meslée avec les chevaux d'assault et tranchés roides - les eschielles posées sur leurs corps par-dessus la glace prise dans les fossés. Montèrent les piétons, dague aux deux poings, pendant que les archers arrosaient les remparts - mousche, mousche, mousche !
Le Bailly Baudricourt fit sonner les cloches, fit envoyer son élite casquée, ses long bow pris aux Angloys et les porteurs de hallebarde. Iceulx culbutèrent quelque eschielle mais la piétaille était dans la place, taillait de taille, piquait de pointe et moulinait à plain bras. Hamée ! hamée ! Baudricourt haut et court ! Pendu par la gorge !
(...)

N'eussent été les ordres du bastard, on les eût arsés sur le champ. Ni les vieillards ni les enfants n'en réchappaient. Il y en avait dès lors une bonne XIIzaine dans le puits, jetés là comme des balles de foin, si légers. On les entendait crier du fond, puis de moins en moins, puis plus du tout après qu'y soit précipité quelque moellon. (...)

A la mi nuit, par décision commune et unanime, il fut arrêté qu'atout gens de Chaumont, les sept samouraïs, capitaines désignés, mèneraient résistance pleine et entière à tout envahisseur que soit bastard ou aultre et ville tiendraient. Ainsi fut-il dit, très solennellement, et scellé par jurement, ce jour cinq de septembre mil quatre cent trente sept. (...)

[... et Charybde 3 est bien d'accord.]

N

Un père et son fils "marchent en forêt", dans une brève fable, inquiétante, mystérieuse et d'une troublante beauté.

Publiée en mai 2012 aux toutes jeunes éditions Les Inaperçus, cette nouvelle d'Éric Pessan, construite autour des superbes photographies de Mikaël Lafontan, nous livre en 35 pages une bien inquiétante fable, résolument inclassable.

Dans la forêt, dont mousses et fougères n'ont au fil des mois bientôt plus de secrets pour eux, un homme et son fils marchent. Ils marchent sans vraiment s'arrêter, surmontant courbatures et blessures, à l'écart des villages à peine devinés ou entrevus, toujours à l'opposé du "N" figurant sur la boussole du père.

Le lecteur ne saura pas la raison de cette épreuve, fuite éperdue ou recherche consciente d'ermites, la figure d'une femme à demi effacée sur une vieille photographie ne pouvant à elle seule dissiper cette brume tenace, mais le climat, quasiment cinématographique (le Boorman de Délivrance n'est pas si loin), créé en si peu de mots par l'auteur, nous entraîne doucement dans la tragédie, celle d'un quotidien bizarre confronté à de l'ordinaire (qui ne connaît le plaisir enfantin de la marche en forêt ?) ayant acquis au passage une stature mythologique... Comme si, par moments, le Petit Poucet était devenu lui-même fils d'un Ogre rêveur et inlassable, pour affronter avec lui une route post-apocalyptique à la McCarthy...

Chaque pas sous les arbres, entouré d'un halo mystérieux, baigné d'une interrogation diffuse, reste ainsi soumis à un fantastique qui refuse de dire son nom. Pour un moment de bonheur terrorisé, sous les futaies.

"À l'orée du village, j'attends. Papa va seul acheter des allumettes, quelques vêtements, de la nourriture, des bougies, une nouvelle lampe de poche. J'attends. Il m'ordonne de me cacher, de ne me faire voir par personne. Il m'ordonne de ne surtout pas m'endormir : on est vulnérable lorsqu'on dort. La vigilance, toujours. Et il prend la route qui mène à l'inconnu. J'attends. À chaque fois, j'ai peur qu'il ne revienne pas."