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L'empreinte à Crusoé

230 pages et des notes d'atelier pour réécrire Robinson : un pari pleinement réussi, d'une stupéfiante beauté

Publiée en 2012, cette Empreinte à Crusoé représentait tout de même une singulière gageure, même pour un "marqueur de paroles" de la stature gigantesque de Patrick Chamoiseau. Comme il le dit dans les précieuses 20 pages finales de "chutes et notes" (intitulées simplement "L'atelier de l'empreinte") : "Aller entre Defoe et Tournier, entre deux masses de lumière. Trouver l'interstice." Monstrueux défi qui l'est encore davantage si on ajoute dans la balance, pour faire bon poids, James Fenimore Cooper, Jules Verne, Jean Giraudoux, William Golding, Robert Merle et Saint-John Perse... !

Réécrire en 2012 le mythe Robinson Crusoé, en étant tout à la fois fidèle à ses principes d'origine, en savourant les modulations à effectuer sur les variations propres, déjà si riches, qu'y introduisit Michel Tournier (à trois reprises !), c'est donc ce qu'a pleinement réussi Patrick Chamoiseau au long de ces 230 pages.

Passant par plusieurs "âges" distincts, en vingt ans de séjour condensé, le naufragé interroge sur le fond, bien entendu, la notion d'individu, comme celle d'autre et d'autrui - en résonance avec les interrogations et les affirmations que porte le concept de créolité défendu avec tant de talent par Chamoiseau et par Glissant -, réévalue plusieurs fois les modalités de son rapport à la nature, avec pour tout viatique non la fameuse "Bible", symbole de l'île déserte, mais d'infiniment plus précieux, ici, fragments de Parménide et d'Héraclite, avant qu'un final tout à coup beaucoup plus calme ne nous livre presque simultanément une dernière énigme, sauvage, et sa clé.

Toujours étincelant, Patrick Chamoiseau nous a donc bien donné un nouveau chef d'œuvre...

"je pris alors conscience que, durant ces vingt années, mon rire lui aussi avait disparu ; je l'avais pourtant cultivé du temps de mes craintes d'une chute en animalité, riant pour rien, au ciel vide, à la mer marâtre, riant aux perroquets, riant quand j'y pensais, juste pour en conserver la fonctionnalité ; mais il avait fini par disparaître sans tambour ni trompette ; à mesure que j'avais mis en œuvre mon orgueilleuse administration, je m'étais fermé au contact de ce qui m'entourait ; je m'étais fermé surtout au seul humain capable d'entendre un rire, de le répercuter, de le nourrir ainsi : et cet humain c'était moi-même ; j'étais devenu une mécanique administrative, une frappe exploitante, cherchant à combattre les rats, les chats, les attaques de termites, domestiquant les sources et la force du vent, traquant la moindre usure dans mes édifications et dans mes palissades, refusant le défait, haïssant le négligé, établissant sans cesse des plans et des programmes, imaginant toujours quelque moyen supplémentaire de produire, de consommer, d'accumuler, de croître et de m'étendre sur cette île qui me servait tout à la fois d'empire et de cachot ; je n'avais été en contact véritable avec rien ; et, par un raide paradoxe, cette absence de tout contact m'avait éloigné de moi-même ; c'est là sans doute que le rire disparaît, que le sourire s'oublie ; maintenant, je les retrouvais en moi avec une vivacité enivrante, proche de celle que pourrait abriter l'esprit d'un imbécile, mais cela ne me gênait pas le moins du monde ; je riais de toutes mes amygdales, des tressautements bienheureux de mon ventre et de ma poitrine ;"

"ce fut sans doute la période la plus heureuse de mon existence, un bonheur où j'allais sans dieu, sans diable, sans une quelconque croyance capable d'expédier mon esprit dans un vieux labyrinthe ; rien d'autre que de temps en temps le surgissement de l'angoisse, l'aigu passage d'une nausée, le faste d'un beau malaise, mais ils ne me procuraient plus aucun affolement, juste la sensation d'un immense commencement : un lieu inaugural où je pourrais enfin dans une conscience dénudée, très rêche, solitaire à l'extrême et solidaire autant, bâtir tout ce que je pouvais être."

Mapuche

L'Argentine de 2011, ses tortionnaires militaires et leurs complices impunis de 1976-1983, ses enfants volés aux prisonniers liquidés à l'époque... : Caryl Férey nous offre deux héros d'exception et une formidable enquête, sur, au fond, l'éternel retour de l'impavide avidité des nantis...

Paru en 2012, le treizième roman de Caryl Férey, dont nous avions déjà bien apprécié les deux romans "néo-zélandais" (Haka et Utu) ainsi que le superbe La jambe gauche de Joe Strummer, est sans doute son plus accompli à ce jour.

Retrouvant avec un grand plaisir sa manière de camper rapidement un héros au grand cœur, politisé mais poursuivant surtout des démons personnels, tête brûlée s'il est possible, Caryl Férey nous plonge cette fois dans l'Argentine contemporaine qui, d'amnistie complaisante en enterrement de première classe, n'en finit plus de digérer ses années de dictature, ses 30 000 disparus, ses 15 000 fusillés, et enfin ses 500 bébés kidnappés auprès de leurs parents prisonniers politiques pour être adoptés secrètement par des familles proches du pouvoir, entre 1976 et 1983.

Le détective privé Ruben Calderon, l'un des très rares rescapés des geôles militaires de l'époque, alors que son père et sa sœur n'en ont pas réchappé, est ainsi l'un des "chasseurs" privilégiés des "Grands-Mères de la Place de Mai", l'association de recherche des orphelins kidnappés par la dictature (là où les "Mères de la Place de Mai" cherchent avant tout à élucider le sort des disparus). Par un étrange concours de circonstances, il va se retrouver lancé sur une folle piste de l'immonde, aux côtés d'une jeune Indienne Mapuche, sculpteur de son état, dont le sang lui assure une place tout au fond de la société argentine, Indienne à qui le souvenir bien vivace des massacres perpétrés à l'encontre de son peuple, pour voler leurs terres au XIXème et au XXème siècles, fournit un puissant moteur...

Une peinture au pistolet-mitrailleur de la "bonne" (et riche) société argentine, de ses complicités, de ses absences de regrets, de ses turpitudes assumées sans aucun complexe, dans un pays qui cherche encore à digérer les crises économiques terribles que lui ont infligées notamment ses élites économiques passées (rappelons, pour mémoire, que la propriétaire et présidente du plus grand groupe de presse du pays est toujours sous le coup d'une enquête pour détournement d'enfant durant la dictature...). Le style acéré de Férey y fait merveille, dans ce thriller haletant, mais dont l'objet reste bien, avant tout, l'éternel retour de l'avidité capitaliste.

" "Las putas al poder ! (Sus hijos ya estan en el)". Le graffiti plastronnait sur les tôles du hangar. Jana avait dix-neuf ans à l'époque mais la rage restait intacte. Toutes les classes dirigeantes avaient participé au hold-up : politiciens, banquiers, propriétaires du secteur tertiaire, FMI, experts financiers, syndicats. La politique néolibérale de Carlos Menem avait enfermé le pays dans une spirale infernale, une bombe à retardement : accroissement de la dette, réduction des dépenses publiques, flexibilité du travail, exclusion, récession, chômage de masse, sous-emploi, jusqu'au blocage des dépôts bancaires et à la limitation des retraits hebdomadaires à quelques centaines de pesos. L'argent fuyait, les banques fermaient les unes après les autres. Corruption, scandales, clientélisme, privatisations, "ajustements structurels", externalisation des profits, Menem, ses successeurs aux ordres des marchés, puis la débâcle financière de 2001-2002 avaient parachevé le travail de destruction du tissu social entamé par le "Processus de réorganisation nationale" des généraux."

"Ruben abandonna le journalisme qui le faisait vivre depuis son retour à Buenos AIres, et trouva l'appartement à l'angle de Peru et San Juan, qui deviendrait son agence. Il étudia les techniques d'interrogatoire des tortionnaires, la résistance à la douleur, les filatures, avec acharnement, il étudia l'histoire, la politique, l'économie, les réseaux d'immigration nazie, le droit international, l'anthropologie légiste, le tir sur cible mouvante, les arts martiaux des sections combat des Montoneros, de l'ERP ou du Mossad : pour rendre les coups. Son agence de détective n'avait pas pour but de retrouver les disparus - il était bien placé pour savoir qu'ils avaient été liquidés - mais les responsables.
Dans un pays où neuf juges sur dix exerçant sous la dictature avaient été confirmés dans leurs fonctions, Ruben Calderon était l'ennemi déclaré, le bras armé des Grands-Mères, celui qui recevait des têtes d'animaux par la poste, des menaces téléphoniques, des injures. Lui accumulait les rapports d'enquêtes, réglait ses comptes."

Mémoires posthumes de Bras Cubas

260 pages d'un cynisme primesautier et matois qui décrivent avec perfection et humour noir le Brésil de 1880

Publié en 1881, ce troisième roman de Joaquim Maria Machado de Assis apporta à son auteur la consécration, et acquit au fil du temps la stature d'une œuvre fondatrice de la littérature brésilienne.

Bras Cubas, désormais décédé d'une pneumonie, rédige ces "mémoires posthumes" avec la liberté de ton que seule, enfin, la mort peut donner au sein de l'ultra-policée bonne société brésilienne du XIXème siècle finissant.

Après deux romans sociaux classiques, Machado de Assis, selon la formule de Roberto Schwarz, écrit enfin ce "roman réaliste aux techniques anti-réalistes". Récupérant une forme d'écriture primesautière, enlevée, pleine de clins d'œil au lecteur, de digressions, d'apparents coqs-à-l'âne, qui doit beaucoup au Laurence Sterne de Tristram Shandy ou encore au Diderot de Jacques le fataliste, l'auteur a une idée de génie, qui crée la rupture et la réussite littéraire : plutôt que de tenter de donner pour la n-ième fois le point de vue narratif à un "opprimé" ou à une "victime", il renverse toute la perspective en faisant de Bras Cubas, le mort narrateur, un membre éminent de la classe dirigeante brésilienne, dont le lecteur incrédule découvre peu à peu, insidieusement, la somme à peine imaginable d'auto-satisfaction et de cynisme qui le caractérisent. Riche fainéant aux ambitions intellectuelles démesurées (et sans rapport avec ses moyens tels qu'ils sont dévoilés, cocassement, de sa plume posthume même, au lecteur), dont la position de rentier sûr de lui repose avant tout sur l'esclavage et le clientélisme à grande échelle, caractéristiques presque fondatrices de cette société brésilienne de grands propriétaires et de riches commerçants, qui ne laissera avec réticence abolir l'esclavage qu'en 1888, provoquant directement la chute du (trop) libéral (pour l'époque) empereur Pedro II et l'instauration pour 40 ans de la république des oligarques et des "coronels"..., Bras Cubas nous enchante à chacun de ses 160 brefs paragraphes, grâce à l'art consommé d'un auteur machiavélique qui utilise avec subtilité toutes les ressources, à rebours, que peut procurer un "narrateur non fiable".

Une œuvre immense, tant par ce qu'elle dit d'un moment social et historique qui n'a jamais vraiment disparu, au Brésil ou ailleurs, que par le raffinement de sa technique littéraire qui provoque, lorsque l'on commence à réaliser ce que l'auteur nous a mijotés, une furieuse envie d'applaudir !

"Le lecteur a là, en quelques lignes, le portrait physique et moral de la personne qui devait avoir plus tant d'influence sur ma vie. Elle était ainsi à seize ans. Toi qui me lis - si tu es encore au monde, quand ces pages verront le jour - toi qui me lis, Virgilia chérie, ne remarques-tu pas quelque différence entre le langage d'aujourd'hui et celui qui fut le mien la première fois que je te vis ? Crois bien que j'étais aussi sincère alors que maintenant ; la mort ne m'a rendu ni acariâtre ni injuste.
- Mais, diras-tu, comment peux-tu ainsi discerner encore la vérité de ce temps-là et l'exprimer après tant d'années ?
Ah ! Curieuse ! Ah ! Grande ignorante ! Mais c'est cela justement qui fait de nous les maîtres de la terre, c'est ce pouvoir de faire revivre le passé, afin de toucher du doigt l'instabilité de nos impressions et la vanité de nos affections. Laisse Pascal affirmer que l'homme est un roseau pensant. Non ; l'homme est un erratum pensant, cela oui. Chaque âge de la vie est une édition, qui corrige l'édition antérieure, et qui sera corrigée elle-même, jusqu'à l'édition définitive, que l'éditeur distribue gratuitement aux vers."

"138 - À un critique
Mon cher critique,
Quelques pages plus haut, après avoir dit que j'avais cinquante ans, j'ai ajouté : "On sent bien déjà que mon style n'est pas aussi léger que les premiers jours." Peut-être, connaissant mon état actuel, trouves-tu cette phrase incompréhensible ; mais j'appelle ton attention sur la subtilité de cette pensée. Je ne veux pas dire que je sois plus vieux maintenant que lorsque j'ai commencé ce livre. La mort ne vieillit pas. Ce que je veux dire, c'est que, à chaque phrase de la narration de ma vie, j'éprouve les sensations correspondantes... Dieu me protège ! Il faut tout expliquer."

Mois de juin : le premier anniversaire de Charybde !

Pour le mois de notre premier anniversaire, et pour l'été qui arrive à grands pas, on vous a concocté un programme en forme de feu d'artifice !

- samedi 9 juin, de 18 h 00 à 22 h 00 (eh oui, une nocturne du samedi, donc !), nous serons heureuse et heureux de vous recevoir pour commencer par fêter ensemble le quatrième anniversaire de notre partenaire internet et livres d'occasion, la librairie Ys, que beaucoup d'entre vous connaissent déjà. Réputée pour la largeur de son offre et la qualité irréprochable de sa définition de l'état des livres, la librairie Ys sera présente ce soir-là avec un assortiment exceptionnel de livres d'occasion, et vous offrira un accès privilégié aux stocks d'occasion secrets d'Ys, de Charybde et de Scylla. Si, habitué(e)s de la librairie, vous vous êtes toujours demandé ce qu'il pouvait bien y avoir dans ces mystérieuses pièces du fond (en dehors de la cuisine et des toilettes), c'est enfin l'occasion d'en avoir le cœur net !

- jeudi 14 juin, de 19 h à 22 h et quelques, nous aurons le plaisir d'accueillir Éric Pessan pour la sortie de son N, une longue nouvelle (ou un court roman), forestier, sombre, inquiétant et pourtant ludique, illustré de photographies de Mikaël Lafontan, qui devrait vous enchanter comme nous... Ce sera aussi l'occasion d'accueillir dans notre librairie les toutes jeunes éditions Les Inaperçus, bien plaisantes, et qui correspondent exactement au type d'effort éditorial que notre modeste échoppe aime à encourager. Au passage, une critique de N par Charybde 2 : http://www.senscritique.com/livre/n/2091337487694995/critique/charybde2/

- vendredi 22 juin à 18 h 00, ouverture de l' "anniversaire officiel". Charybde a ouvert le 23 juin 2011. Pour fêter ce premier anniversaire, nos troisèmes Dystopiales, notre mini-festival maison a concocté une édition d'anthologie, sur TROIS jours de rencontres et de dédicaces tous azimuts.

Vendredi 22 juin : chez Charybde : Karim BERROUKA, Laurent COURAU, Alain DAMASIO, Christophe LANGLOIS, Patrick MALLET et Marc VILLARD

Samedi 23 juin : chez Charybde : Karim BERROUKA, Xavier BRUCE, Sylvain COHER, Laurent COURAU, Patrick deWITT, Léo HENRY, Patrick MALET ; chez Scylla : LASTH

Dimanche 24 juin : chez Scylla : Thierry ACOT-MIRANDE, Julien CAMPREDON, Yves et Ada REMY

En sus de ce feu d'artifice (incluant la sortie d'un inédit de Yves et Ada REMY, Le prophète et le vizir, après 34 ans (!) de silence, on nous indique que parmi les visiteurs qui resteront présents un bon moment se glisseront plusieurs auteurs fétiches de la maison (des rumeurs incontrôlées parlent de Jean-Marc AGRATI , de Jean-Luc MANET et de Mélanie FAZI, mais peut-être encore d'autres...) - et que donc vous pourriez avoir ainsi de petites (bonnes) surprises hors programme !

- vendredi 29 juin à partir de 18 h 30, notre désormais traditionnel libraire invité (au titre du mois de juillet cette fois) sera une habituée du 129 rue de Charenton, que vous entendrez ce soir-là - c'est la règle de notre exercice, dont elle marquera la dixième édition - parler de livres qui ne sont pas les siens. Auteur d'un fantastique intelligent et pénétrant, en nouvelles ou en romans, célébrée par plusieurs prix prestigieux, traductrice réputée, amatrice éclairée de pop-rock indé subtil, Mélanie Fazi nous présentera donc sept ou huit de ses livres préférés. Une nouvelle belle occasion de dialogue et de découverte chez Charybde, pour finir en beauté le mois de notre premier anniversaire !

Oméga mineur

Monument. Croyant y être 10 fois perdu, on parvient tout ébahi et heureux au sommet où l'auteur nous voulait.

Publié en 2004, et traduit en français en 2010 par Claro dans l’excitante collection Lot 49, le troisième opus du romancier new-yorkais Paul Verhaeghen, chercheur en sciences cognitives d’origine néerlandaise, compte indéniablement parmi les quelques authentiques monuments littéraires de ces dernières années. Et je pèse mes mots… À l’instar du Central Europe de Vollmann et du CosmoZ de Claro, avec lesquels il pourrait d’ailleurs former une véritable et ambitieuse trilogie décortiquant sans pitié, mais avec un humour dévastateur, les mythes du XXème siècle occidental, Oméga mineur se fixe un vaste programme, et en 750 pages sans gras, y parvient.

« Raconter » un tel livre serait non seulement extrêmement difficile, mais largement criminel : l’énergie et l’habileté déployées par l’auteur pour emmener le lecteur en un point bien précis, en essayant de lui faire croire plusieurs fois qu’il s’est irrémédiablement perdu dans cette forêt de symboles, méritent mieux que la légèreté coupable avec laquelle, par exemple, une critique des Inrockuptibles, au moment de la parution en français, ratait clairement l’essence du livre (tout en l’aimant) mais n’en dévoilait pas moins plusieurs ressorts essentiels de l’implacable mécanique.

Disons donc simplement qu’on suivra, dans un agencement minutieux malgré d’apparents emballements, un étudiant en psychologie cognitive, en post-doctorat à Berlin, où il rencontrera – suite au hasard d’une agression par des skinheads d’extrême-droite, eux-mêmes partie prenante dans l’intrigue d’ensemble - un vieux monsieur, De Heer, qui en vient à lui livrer l’histoire de sa vie, Juif dans le Berlin des années 30, clandestin dans celui des années 40, avant d’être rattrapé in extremis par la Shoah et d’y survivre miraculeusement. Un récit « ordinaire » de plus sur l’Holocauste ? Pas du tout. Brillamment conduite, cette autobiographie dans le roman interroge au contraire l’ensemble des récits de survivants, et demande avec insistance au lecteur ce que pourrait bien être, justement, un « récit ordinaire » sur la Shoah, renvoyant au passage un travail tel que Les bienveillantes au rang de documentaire sérieusement poussif…

Mais le chef d’œuvre de Verhaeghen est loin de se limiter à cette veine (qui vaudrait déjà bien plus qu’un détour à elle seule) : on y suivra aussi le physicien (et prix Nobel) Goldfarb, venu finir ses jours à Berlin qu’il quitta à temps, jeune étudiant, avant la Seconde Guerre Mondiale, pour rejoindre d’abord Harvard, puis le Nouveau-Mexique et y devenir l’un des pères décisifs de la bombe atomique. Ses souvenirs de cette époque prométhéenne, de l’ambiance unique régnant alors sur la base de Los Alamos, et des fragments d'alors qui relient son histoire aux autres, constituent un autre morceau de bravoure, autre récit dans le récit…

Sous vos yeux de lecteur ébahi, la convergence finale se produira, rassemblant l’ensemble des fils que vous aviez cru épars, fût-ce au prix de petits emprunts à la science-fiction de genre – ce qui ne surprendra pas, au fond, l’observateur attentif ayant noté que deux des personnages essentiels s’appellent Hugo et Nebula…

Enfin, au-delà de la froideur des équations nucléaires, au-delà des calculs de ceux dont « la mort est le métier », l’auteur nous livre aussi un roman extraordinairement charnel, où l’on aime sans sexe, où l’on copule sans amour, où l’on joint aussi les deux, avec ou sans apothéose…

À lire d’urgence donc, en prenant toutefois un peu d’élan, car la montagne pourra sembler un rien abrupte, vue d’en bas… jusqu’à ce que le plaisir de cette narration hors du commun vous fasse regretter d’être arrivé, déjà, là-haut…

"De Heer, une pierre de Rosette humaine."

"Dans le tunnel, des câbles épais comme des bras se balancent devant leur visage telles des racines aériennes, et de vraies racines poussent également dans le tunnel - le monde d'en haut s'insinue dans le monde souterrain, affamé, suçant la vie des profondeurs. C'est une cachette merveilleuse. Il est aisé de dériver l'électricité à partir de ces fils : il suffit de détourner une conduite de gaz et de trouver une arrivée d'eau et tous vos besoins sont exaucés. Ils volent des parpaings pour élever des murs. Un bon Lebensraum ; un super endroit pour préparer la révolution interdite : restaurer l'ancienne hégémonie, rendre l'Allemagne aux Allemands, à l'exclusion de tous les autres. Leur vie sous terre n'est pas une fuite. Ils ne prennent pas la fuite. Ils ont transformé l'ancien quai en salle d'attente."

 

Texaco

L'extraordinaire symphonie de 150 ans de Martinique dans le récit de la fondatrice de l'ex-bidonville "Texaco".

Publié en 1992, Texaco, le troisième roman de Patrick Chamoiseau après les remarqués Chronique des sept misères et Solibo magnifique, lui offrit la consécration du prix Goncourt, et la reconnaissance de sa voie particulière, tant romanesque que théorique, qui, se dégageant progressivement de l'affirmation désormais traditionnelle de la négritude chère à Césaire et à Senghor, débouche sur une conception moderne de la créolité, insérée dans un champ de tradition et d'intelligence historique.

"Texaco" est un quartier de Fort-de-France, sauvage bidonville initial, qui aura finalement émergé en tant que véritable "quartier", réalisant peut-être davantage que n'importe où ailleurs ce "pont" indispensable entre le confort matériel assorti du désastre psycho-social, représenté par la ville moderne, et le dénuement physique assorti d'incroyables formes de solidarité, issues des traditions populaires de la campagne créole.

Patrick Chamoiseau a réussi avec ce livre un impressionnant tour de force, nous proposant une lecture originale de la mémoire de Marie-Sophie Laborieux, désormais âgée, qui fut la fondatrice informelle de "Texaco", et qui porte en elle les récits de ses parents et grand-parents, remontant jusqu'en 1848 et à Victor Schoelcher... Une brillante manière de proposer au décodage 150 ans d'histoire de la Martinique, de l'esclavage à la difficile émancipation de l'après-Seconde guerre mondiale, dans une langue exigeante, aussi fortement imagée qu'extraordinairement précise, ne devant rien au folklore mais tout à l'oralité authentique des récits et des échanges quotidiens de la société martiniquaise.

Rythmée par les incises du Marqueur de Paroles (le romancier lui-même) et de l'Urbaniste (l'architecte chargé de décider du sort de "Texaco"), construite subtilement de voix rapportées et de voix directes orchestrées en une symphonie biblique comportant son Annonciation, son Sermon ("pas sur la Montagne, mais devant un rhum vieux") et sa Résurrection, cette fresque intime et planétaire à la fois constitue certainement l'un des plus grands romans français contemporains.

"Je compris soudain que Texaco n'était pas ce que les Occidentaux appellent un bidonville, mais une mangrove, une mangrove urbaine. La mangrove semble de prime abord hostile aux existences. Il est difficile d'admettre que, dans ses angoisses de racines, d'ombres moussues, d'eaux voilées, la mangrove puisse être un tel berceau de vie pour les crabes, les poissons, les langoustes, l'écosystème marin. Elle ne semble appartenir ni à la terre, ni à la mer un peu comme Texaco n'est ni de la ville ni de la campagne. Pourtant, la ville se renforce en puisant dans la mangrove urbaine de Texaco, comme dans celle des autres quartiers, exactement comme la mer se repeuple par cette langue vitale qui la relie aux chimies des mangroves. Les mangroves ont besoin de la caresse régulière des vagues ; Texaco a besoin pour son plein essor et sa fonction de renaissance, que la ville le caresse, c'est à dire : le considère." (Note de l'urbaniste au Marqueur de paroles)

"Dans ce que je te dis là, il y a le presque-vrai, et le parfois-vrai, et le vrai à moitié. Dire une vie c'est ça, natter tout ça comme on tresse les courbes du bois-côtelettes pour lever une case. Et le vrai-vrai naît de cette tresse." (Cahier de Marie-Sophie Laborieux)

"En cet antan, avec le petit ventre rond des porteurs de gros foie, Esternome mon papa devint maigre comme une morue salée. Le tafia lui rosissait la lèvre, lui rouillait l'estomac et les bords de cervelle. C'est d'ailleurs ce qui dut lui épargner la syphilis car, hi hi hi fout', les petites bêtes précipitées dans son piston devaient se prendre de feu sur l'alcool de son sang. Pratiquant de moins en moins de djobs, il se fit contrebandier d'une guildive détaxée qui stupéfiait les cabarets, il se fit pilleur de tombeaux caraïbes pour des pierres très bizarres à trois pointes et trois forces que les abbés sollicitaient. Il tenta de s'ériger maquereau d'une négritte récemment libérée, qui le renvoya au ventre de sa manman quand elle eut compris comment marchait la vie. Puis, il se fit plus humainement pleureur professionnel quand un bon-mauvais-matin Osélia embarqua sur un vapeur des Amériques avec le blanc à yeux d'eau pâle qu'elle s'était ramassé. L'amoureuse vida la case autour de son sommeil et prit l'envol après lui avoir charbonné sur la porte un "Pa moli" (Tiens bon) que seule devait effacer la nuée ardente qui une-deux temps plus tard allait griller l'En-ville. Le pire c'est que dessous le vœu de cet adieu méchant la négresse vagabonde n'avait même pas signé."

 

Libraires du mois - Fabrice Colin (juin 2012)

Richard BRAUTIGAN, Un privé à Babylone

Roberto BOLAÑO, Étoile distante

Éric CHEVILLARD, Le vaillant petit tailleur

Vladimir NABOKOV, Ada ou l'ardeur

David MITCHELL, Le fond des forêts

Rob SCHULTEIS, Sortilèges de l'Ouest

David MARKSON, Arrêter d'écrire

John FANTE, Mon chien Stupide

Joan DIDION, L'Amérique

Louis WOLFSON, Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille977 au mouroir Memorial à Manhattan

 

Les effondrés

Subtil "making of" littéraire de l'effondrement des acteurs de la crise dite "des subprimes"... Un tour de force parfaitement réussi.

Publié en 2010, le cinquième ouvrage de Mathieu Larnaudie prend la forme d'une revue enjouée de l'effondrement économique, mais surtout idéologique, d'un monde, celui du capitalisme libéral des années 1978-2008, dans la tourmente de la crise des subprimes - mais aussi d'une chronique de la réaction obstinée de ses thuriféraires pour nier la réalité.

Si le propos est similaire, la forme diffère profondément de celle du - également - très jouissif travail en alexandrins de l'économiste Frédéric Lordon (D'un retournement l'autre. Comédie sérieuse sur la crise financière. En quatre actes, et en alexandrins, 2011). Mathieu Larnaudie met en scène une terrible galerie de personnages, certains anonymes, d'autres au contraire très connus, et emblématiques, sans toutefois jamais les nommer. Ainsi, au fil des pages, nous assistons aux réactions (abattement, déni, rage, dépression, suicide ou encore impavidité) d'Alan Greenspan (confronté à la commission d'enquête du Congrès sur la crise), de Nicolas Sarkozy (avec ses impressionnantes volte-faces garanties sans sens ajouté), de Marcel Ospel (mis au ban de la "bonne société" suisse pour sa gestion d'UBS), de Richard Madoff, bien entendu, ultime bouc émissaire du système (qui prétend qu'il suffit de "chasser les méchants" pour retrouver tous les illusoires bénéfices de l'égoïsme de la fable des fourmis), et de ses rabatteurs Robert Jaffe ou Thierry Magon de la Villehuchet, ou encore du milliardaire allemand (partiellement ruiné, et allant cacher sa misère relative et sa honte sur les rails d'une ligne de chemin de fer) Adolf Merckle, du patron déchu de Lehman Brothers, le flamboyant Richard S. Fuld, Jr., ou encore, comme une ombre, du carnassier Édouard Stern avant sa tragique sortie de faits divers,...

La longue phrase de Mathieu Larnaudie, parfois difficile à digérer sans reprendre plusieurs fois son souffle, réussit un petit miracle : tout au long de ces portraits en situation, le lecteur aura l'impression d'être à la fois DANS le film (par l'abondance de détails visuels) et DANS le commentaire du DVD, en voix off (par la subtile intrication des commentaires, ajouts, bonus et remarques in petto).

... un établissement financier et d'assurances belgo-néerlandais qui, avant même que l'ensemble du secteur bancaire n'eût véritablement commencé d'imploser (avant que le séisme ne fut déclaré et identifié, accepté comme tel), avait eu le privilège de préfigurer le chambardement général, d'annoncer, à la manière de ces brusques et ponctuelles variations du champ magnétique local ou de ces légères déformations de la surface du sol qui constituent les signes avant-coureurs du tremblement de terre qui vient, la grande convulsion, de compter parmi les premières sociétés à se déclarer au bord de la faillite, et dont l'État s'était, dès lors, empressé d'empêcher le naufrage, inaugurant ainsi la kyrielle des interventions (la distribution, comme à la criée, de ces enveloppes garnies destinées à garantir la survie - pour éviter la catastrophe, disaient-ils - des entreprises dont tout montrait pourtant que leurs modes de gestion, leurs pratiques - autrement dit, là encore, là comme ailleurs, le réseau des croyances sur lesquelles elles s'étaient, cette gestion et ces pratiques, basées, par quoi elles avaient été induites - étaient les véritables causes de leurs déboires, et qu'une certaine logique (celle du désinvestissement de l'État des affaires privées, péremptoirement prônée par l'école de Chicago, ses maîtres, ses papes, ses évangélistes, ses exécutants, ses ministres, ses petites frappes et ses bras armés, disséminés comme des missionnaires partout dans le monde là où existait ne serait-ce qu'un embryon de marché - c'est-à-dire, précisément, leur propre logique) eût dû conduire à les laisser se débrouiller seules, par leurs propres moyens, s'embourber et déposer le bilan dans leur coin,...

Un tour de force parfois ardu mais nettement indispensable, tout particulièrement alors que le déni, en 2011-2012, a repris du poil de la bête.

Le livre de Jon

Une extraordinaire construction de tendresse complexe à l'adresse d'un père héroïnomane décédé.

Véritable révélation que ce récit poétique autobiographique, publié en 2004, et traduit en français par Claro en 2012, que l'écrivaine américaine d'origine grecque Eleni Sikelianos consacre à son père, Jon.

Dans une forme magnifique, même si elle peut dérouter par moments, faite de fragments, de scènes quasi-théâtrales reconstruites, de bribes de poèmes, de souvenirs désenchantés ou ré-enchantés, l'auteur nous fait partager, sans jugement et avec une complexe tendresse, le souvenir de son père, héroïnomane, malade, vagabond, absent et présent à la fois...

Une expérience d'une rare profondeur et d'une beauté vraiment singulière, et un coup de cœur immédiat.

"Ces histoires ne seront pas cousues pour former une couverture sans la moindre couture, susceptible de recouvrir les traces de cette famille. Dans ce récit, toutes les failles sont visibles, elles saillent telles des cicatrices, elles cèdent aux coutures ou n'ont tout simplement jamais été rapiécées. Ce fil-ci (la vie de mon père à quinze ans à Lausanne), ce fil-là (la vie de mon grand-père à seize ans à Delphes), se défont et se tordent en autant de lignes sinueuses sur des cartes géographiques magnifiquement colorées qui s'arrachent aux frontières et se dévident dans l'éther. Il n'y a plus rien sur la carte, juste quelques noms ici et là, et des gerbes de couleurs."

"Les marques sombres
un peu partout ici
sont des ombres ; les ombres sont les agences
qui permettent aux yeux de savoir qu'un monde
a une forme. Nous avançons
parmi les couleurs. En regardant, j'ai appris le vol &
la fraude, que le bleu peut
feindre le bleu."

"POÈME INACHEVÉ QUI S'EFFORCE DE S'ÉCRIRE COMME SI JON L'ÉCRIVAIT

Hé, caballero, ai-je dit
au moineau
à la gorge enchantée
qui dansait sur les quais
de la Seine
escroc de caballero voleur de miettes

Ay, compañero
ai-je dit au moineau
espèce de petit danseur fainéant
reluquant des miettes de gâteau
toute la matinée
sans m'offrir une seule
des plumes de ta robe sale

Hé, caballero, viens"

 

[...et Charybde 1 approuve...]

Il y a un trou dans votre CV

26 savoureux entretiens d'embauche où le sens de l'absurde fait irruption au détour de chaque phrase convenue.

Publié début 2012 aux intéressantes éditions Antidata, ce bref recueil comprend 26 entretiens d'embauche, fictifs, qui parlent ou non de "trou dans le CV", mais qui sont tous particulièrement savoureux.

Jouant en artiste avec les mots, Olivier Salaün réussit superbement le pari de faire sourire ou rire, systématiquement, tout en maintenant une lègère pointe de vertige plus profond à chaque chute d'entretien, où l'absurde, le cruel et l'odieux de certains pans de vie professionnelle se dévoilent, tandis que rôdent en toile de fond Schopenhauer, Sartre, Marlon Brando ou Bruce Willis.

Un livre qui se lit rapidement, avec bonheur.

"- Vous débutez, c'est entendu et c'est un choix qui vous honore, mais sans expérience. Débuter sans expérience n'est pas forcément recommandé. On ne s'improvise pas chasseur de rats."

"- Peut-être. Peut-être. Mais un C.V., c'est comme une combinaison de spationaute. Le moindre accroc, le moindre trou peut être fatal. Vos explications sur les canards ne m'ont pas convaincu. Ce trou à la charnière de vos études et de votre vie professionnelle me semble révélateur, voyez-vous. Vous avez hésité. Peut-être même avez-vous tenté de gagner du temps ?
- Une simple pause.
- Un flottement. Vous m'avez parlé de canards. Je pense que c'est assez clair. Restons-en là."

"- Vous connaissez la belle formule d'André Breton : "J'aimerai que ma vie soit une chanson de veilleur. Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est la vigilance qui compte."
- La vigilance ? Ce n'est pas plutôt l'attente ?
- J'avoue avoir développé sa pensée en l'adaptant à l'époque actuelle. Vous me concéderez que l'attente n'est plus de rigueur. L'attentisme représente même, aux fonctions auxquelles vous postulez, ce qu'il faut éviter à tout prix.
- Je ne crois pas que Breton ait prôné l'attentisme, bien que...
- Laissons Breton où il est. Parlons plutôt de vous. Je lis sur votre C.V. que vous avez été gardien de phare.
- Un métier de veille.
- Oui, mais plutôt statique.
- Évidemment le phare est statique. La confiance des marins est à ce prix."

 

[... et Charybde 1 approuve.]

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