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V

Le toujours aussi hystériquement monumental premier roman de Pynchon.

Publié en 1963 (et traduit en 1967 en français chez Plon, dans une traduction de Minnie Danzas, légèrement revue pour la réédition au Seuil en 1985 - traduction dont je reparlerai un peu plus loin), le premier roman de Thomas Pynchon fait beaucoup mieux que résister à sa troisième lecture (une première fois en français en 1990, une deuxième fois en anglais en 1996, et maintenant, donc). Avec l'effet rétrospectif de rigueur, il confirme son statut de monument et d'annonce de monuments à venir.

Une trame narrative presque impossible à décrire, qui déroute d'ailleurs souvent les primo-lecteurs de Pynchon, un foisonnement de personnages, de langages, de situations, d'objets, de symboles réels ou fictifs, tout cela accompagne, au long des délectables 630 pages, la quête insensée du jeune Stencil, citoyen britannique parlant de lui-même à la troisième personne et tentant de découvrir, dans les années 50, le sens de quelques lignes mystérieuses du journal intime de son père, mort dans de troubles circonstances à Malte en 1919.

"Avril 1899. Florence. Personne n'aurait soupçonné qu'il pût y avoir autant de choses derrière V., et dans V. Qui est V. ? Ou plutôt qu'est-ce que V. ? Dieu veuille que rien ne m'oblige jamais à apporter une réponse à cette question, que ce soit ici, ou dans quelque rapport officiel que ce soit."

Ainsi lancé aux trousses de la chimère ultime, Stencil entrera en trajectoire de télescopage jubilatoire (on peut ici employer sans retenue le terme parfois un rien galvaudé) avec une joyeuse bande de clochards célestes new-yorkais (Pynchon n'a jamais caché sa dette à l'égard de Kerouac) en quête d'amour et d'alcool, oscillant entre free jazz, sauvages bordées de marins militaires et ex-militaires, chasse aux crocodiles dans les égouts, entretiens historiques, émaillés d'innombrables flashbacks où tournent notamment le père de Stencil et le mystère V., entre Florence, Malte, Alexandrie, et même le Sud-Ouest Africain, parmi les nostalgiques de la féroce répression du général allemand von Trotha, en 1904, le tout pourtant souvent placé sous l'illustre patronage des guides des voyageurs de la Belle Époque, Cook et Baedeker.

Même si la traduction française, souvent décriée par les exégètes, pèche en effet par les nombreuses limites lexicales observables chez Minnie Danzas (le traitement de l'argot spécifique des marins américains, par exemple, peut faire largement sourire ou profondément agacer, selon l'état d'esprit du lecteur - et sa tendance à "lisser" les différences de registre, qui sont au contraire un des ressorts de l'écriture pynchonienne, est bien dommageable), "V." demeure un très grand livre, tourbillonnant, polyphonique et endiablé, qui à lui seul justifie déjà cette curieuse dénomination de "réalisme hystérique" forgée par le critique James Wood, et fait bien d'emblée de Pynchon, entre autres ferments généalogiques, le digne et bakhtinien héritier rénovateur de Rabelais et de Sterne.

Indispensable, vous l'aurez compris.

"Le vin blanc, le fantôme d'Alice, les premiers doutes sur l'authenticité de Porpentine, tout cela avait peut-être contribué à la violation du code. Le code se résumant à ceci : "Max, prends ce qu'on te donne." Max déjà avait tourné le dos au billet qui battait dans le vent de la rue et il se mit en marche, contre le vent. Tandis qu'il clopinait vers la prochaine flaque de lumière, il sentait que le regard de Porpentine était toujours sur lui. Il savait aussi de quoi il avait l'air : un peu hésitant, moins sûr de la fidélité de ses propres souvenirs, et ne sachant plus très bien combien de flaques lumineuses jalonneraient sa rue nocturne."

"Une fois dehors, remontant la rue Hudson :
- Stencil ne veut pas aller à Malte. Pour tout dire, ça lui fait peur. Depuis 1945, voyez-vous, il s'adonne à la chasse à l'homme, ou plutôt à la femme, en solitaire.
- Pourquoi ? fit Profane.
- Pourquoi pas ? dit Stencil. S'il vous donnait une raison logique, c'est qu'il l'aurait déjà retrouvée. Pourquoi, dans un bar, choisit-on une fille plutôt qu'une autre ? Si l'on savait pourquoi, la fille en question ne nous poserait jamais de problème. Pourquoi y a-t-il des guerres : si l'on savait pourquoi, on vivrait une paix éternelle. Aussi, dans cette quête, le mobile fait-il partie du gibier poursuivi... Le père de Stencil a parlé d'elle dans son journal ; cela se passait à la fin du siècle dernier. La curiosité de Stencil s'est éveillée en 1945. Était-ce l'ennui, était-ce le fait que le vieux Stencil n'avait jamais rien dit qui pût servir à son fils, ou était-ce quelque chose que ce fils portait au fond de lui et qui avait soif de mystère, un goût de la poursuite, en quelque sorte, afin de donner de l'exercice à un métabolisme liminal ? Peut-être se nourrit-il de mystère."

 

Thérèse en mille morceaux

À Haïti, une femme raconte sa libération intime sous l'apparence de la folie. Puissant.

Publié en 2000, le deuxième roman de l’Haïtien Lyonel Trouillot frappe fort.

La narration prend place au Cap Haïtien, la capitale régionale du nord d’Haïti, sans doute dans les années 50. La jeune Thérèse prend un cahier d’écolier et un stylo-bille pour écrire, en se libérant, les circonstances de son départ, solitaire et radical, vers une nouvelle vie.

« Parce que j’ai brusquement pris conscience d’avoir été jusqu’à ce jour quelque chose comme un « être-là », une réalité totalement extérieure à sa propre existence (pas même un vrai mensonge, juste une hésitation plus coutumière que motivée), j’ai décidé d’écrire. Autant pour assurer ma phrase que pour me fonder en action. Tout Thérèse n’a été qu’un vieux tas d’expressions du type mi-chaud, mi-froid, entre chien et loup, mi-figue, mi-raisin. Comme habitée par mille destinées incompatibles, je réalise qu’à mon insu quelque chose éloignait ma main droite de ma main gauche, interdisant à mes élans le moindre geste à l’unisson, qu’il fût de joie ou de colère. Mes pas s’arrêtaient à chaque virage ; ma tête, mon corps, mes rêves marchant comme un canard, chacun tirant mes ficelles dans des directions opposées. Thérèse à jamais disloquée a donc choisi d’écrire. »

Venant juste d’être saisie par des crises aiguës de schizophrénie, qu’elle racontera aussi dans son cahier, une autre Thérèse, violente, intempestive et iconoclaste, a été provisoirement libérée, sous l’apparence de la folie, pour l’entourage, pour casser, heurter, créer le déclic permettant à la narratrice de s’affranchir de l’ « ancienne » Thérèse, deuxième fille éternellement soumise et résignée d’un père propriétaire terrien ruiné, coureur effréné de jupons, mort alors qu’elle était toute jeune, criblé de dettes, et d’une mère inflexible, confite en religion, en désespoir et en maintien à tout prix d’une dignité de façade, et sœur cadette d’Elise, qui lui a terriblement montré la voie en matière de résignation et d’effacement, alors que le vieux pharmacien, mari d’Elise, songe secrètement, peut-être, à d’autres vies possibles.

Un texte puissant, étonnamment poétique, sur une libération intérieure hors du commun et un refus radical de la résignation, même « habillée ».

 

Aventures d'un romancier atonal

130 pages d'hommage ultime, bouillonnant de sens et de drôlerie, à la littérature expérimentale.

Publié en 1982 en Argentine, en 2013 en France grâce aux toujours remarquables éditions Attila et au talent du traducteur Antonio Werli, le deuxième roman d'Alberto Laiseca, en deux apparemment modestes volets de 70 et 60 pages, s'installe parmi ces œuvres, relativement rares malgré tout, qui peuvent marquer durablement et profondément leur lecteur.

Un romancier maudit vit dans une mansarde, sous la coupe de sa redoutable ogresse de logeuse, tentant de mettre la dernière main, depuis des années, à un monument de 1 500 pages, roman qui doit être à la littérature ce qu'Arnold Schonberg fut à la musique : un foisonnement thématique aussi total que subverti dans la sérialité et, donc, l'atonalité. projet à la fois mystérieux, résolument expérimental et comme de juste, totalement invendable... Jusqu'à ce que le meilleur ami de ce romancier, pour lui permettre d'échapper à l'indignité subie de la part de sa propriétaire, finisse par dénicher un éditeur suicidaire, qui, pour des raisons lui appartenant, souhaite faire faillite, et qu'il est donc aisé de convaincre que ce roman-ci en sera le parfait vecteur. Las, grâce à la réaction enthousiaste de la critique française, même l'édition argentine, d'abord logiquement conspuée dans son propre pays, connaît le succès, et le livre devient un best-seller littéraire mondial... Et c'est là le récit du premier cahier de 70 pages.

Monté tête-bêche avec le premier, un second cahier nous livre le seul fragment existant encore de ce roman ultime, L'épopée du roi Thibaut, qui raconte l'assaut lancé par les divisions de chevaliers montés sur dinosaures du roi en question contre la Russie musulmane, et tout particulièrement le siège de Minsk, la bataille de Smolensk, l'intervention de la secte des Assassins depuis leur repaire de l'Oural, et le quasi-balayage de la civilisation par une peste particulièrement sévère qui saisit l'opportunité de ces batailles titanesques pour se répandre dans les armées, puis dans les peuples...

Ce roman est un miracle, une narration qui parvient à défier l'entendement. En 130 pages, il élabore une construction d'un incroyable brio, parvenant à faire saisir, intellectuellement et aussi émotionnellement, tout le foisonnement potentiel de la cathédrale littéraire sans cesse évoquée, et pourtant montrée uniquement par fragment et allusion, à faire deviner au lecteur, comme se jouant de lui avec sérieux, l'ultra-référentialité du récit actuel et du récit possible, à faire exister ces centaines de pages imaginaires.

Comme un hommage essentiel à la notion même de littérature, parcouru d'une incessante drôlerie à la fois totalement baroque et déjantée, et totalement ambitieuse dans son propos expérimental et théorique. Un très rare tour de force. Un bonheur de lecture.

Elle avait deux yeux de verre, Doña Clota la pantouflarde. Deux yeux de verre, et pourtant elle voyait tout. À toute heure, été comme hiver, elle portait des nuisettes à capitons multicolores, aux surfaces usées desquelles s'agglutinaient d'immondes et minuscules pompons. L'incomparable tortillon royal ! De toute évidence, le chignon était venu au monde le premier ; à sa suite seulement, la bonne femme. Là résidait sa puissance, le secret de sa force. Personne ne le savait. Pourtant, qu'un accident la prive de cette authentique tour, non seulement l'effondrement psychique aurait lieu, mais encore l'écroulement physique de toute la pension Usher. ici, donc, comme sur une table d'émeraude, reposait son secret philosophal. Samson et les philistins, pour ainsi dire.

[... et Charybde 1 est bien d'accord.]

Le gang de la clef à molette

Western endiablé opposant éco-saboteurs et forces de l'ordre / du profit, au cœur des Four Corners.

Publié en 1975, le premier roman d'Edward Abbey, après son récit Désert solitaire (1971) et son essai Le pays des cactus (1973) est indéniablement l'un de ces livres rares qui, semblant s'appuyer sur du local et du très particulier, parviennent raidement à une stature mythique presque universelle. Publiée en français chez l'excellent Gallmeister, dont il est un des ouvrages emblématiques, une nouvelle traduction de Jacques Mailhos, illustrée par Crumb, vient tout juste de remplacer celle, peut-être un peu fatiguée désormais, de Pierre Guillaumin.

Lors d'une descente en rafting du Colorado, en aval du désastre écologique qu'incarnent le barrage de Glen Canyon et le lac Powell, quatre Américains amoureux de la nature en général, et de celle, semi-désertique, de la région des Four Corners en particulier, s'associent pour inventer, avec vigueur, détermination et humour, l'éco-sabotage visant exploitations minières destructrices, ouvreurs de routes, de voies ferrées et de lignes électriques inutiles, et ne répondant comme souvent qu'au besoin d'enrichissement de quelques-uns, en s'attaquant nuitamment, tout d'abord, aux parcs de machines, tracteurs, bulldozers et autres excavatrices mal gardés sur les chantiers dévastateurs de la forêt d'Arizona et d'Utah... D'où le nom que donnent rapidement police, presse et milices privées des industriels aux quatre inconnus : le gang des clefs à molette.

C'est ainsi que l'on découvre et aime Doc, le grand chirurgien d'Albuquerque qui consacre son temps et son argent à financer le matériel et les expéditions du groupe, sa compagne libre, sauvage et inventive, la jeune new-yorkaise Bonnie Abzug, "Seldom Seen" Smith, le mormon non officiel (et pratiquant donc la polygamie abandonnée depuis plus d'un siècle par l'église officielle des Saints des Derniers Jours), guide de randonnée et d'expédition connaissant le moindre recoin des étendues sauvages de la région, et enfin George W. Hayduke, l'ex-béret vert du Vietnam, fruste, frugal, immensément généreux, et capable de parcourir 40 miles de moyenne montagne en moins d'une journée tout en portant soixante kgs de matériel...

Avec un ton unique, oscillant perpétuellement entre la description "sérieuse" des faits et des lieux (et donc avec cette bien particulière poésie du désert) et l'humour déjanté des quatre compères, Edward Abbey livre un étonnant western contemporain, où la préparation des "coups" alterne avec les courses-poursuites échevelées dans le désert et la rocaille, les carters des moteurs répandant leur huile ou la consumant mortellement mêlée au sirop d'érable, tandis que les coups de feu des shériffs et miliciens sifflent souvent aux oreilles de ces outlaws résolus à ne pas laisser la nature être massacrée au nom du profit sans se battre, et revendiquant leur anarchisme (globalement plus marqué, dans l'intimité et malgré les sabotages, par Stirner ou Thoreau que par Bakounine, toutefois)...

Le roman fut aussi, dans la "réalité", et à l'instar du célèbre Printemps silencieux (1962) de Rachel Carson, à l'origine d'une nouvelle génération de mouvements écologistes plus radicaux et moins "pépères" que leurs aînés...

Un très grand livre, percutant et drôle, tout baigné d'amour des êtres libres et des paysages des Four Corners.

La première chose qu'ils virent, ce furent des amoncellements de terre remuée, des bancs stériles en formations parallèles, des alignements de roches, et du sol retourné qui ne nourrirait plus jamais une seule racine d'herbe, de buisson ou d'arbre (sur la durée de vie probable de la nation navajo, vendue, trompée, trahie).
Ils virent ensuite un excavateur Euclid, avec une cabine située à vingt pieds de haut, venant droit sur eux, tous phares allumés, cornant comme un dinosaure blessé, la cheminée d'échappement crachant une fumée noire. Au volant, un fermier déraciné de l'Oklahoma ou du Texas, secoué comme un sac de noix, le pied sur l'accélérateur, les regardait derrière des lunettes de soleil foncées, un masque antipoussière sale pendu à son cou. Bonnie eut tout juste le temps de quitter la route avant un choc fatal.
Elle alla se garer à l'ombre et sous le couvert d'un bosquet de pins pignons. Ils gagnèrent ensuite à pied la hauteur la plus proche pour une observation à la jumelle.
Ce qu'ils virent est difficile à décrire avec les mots d'un quelconque langage humain. Bonnie pensa à une invasion de Martiens, à La guerre des mondes. Ke capitaine Smith se souvint de la mine Kennecott's à ciel ouvert (la plus grande du monde, disait-on) près de Magna dans l'Utah. Le docteur Sarvis songea à la chaîne d'oligarchies et d'oligopoles impliqués : Peabody Coal n'était qu'un bras de Kennecott Copper, Kennecott qu'un membre de l'United States Steel, elle-même impliquée dans des relations incestueuses avec le Pentagone, Standard Oil, General Dynamics, Dutch Shell, I.G. Farben Industries, le tout formant un conglomérat s'étendant sur la moitié de la planète Terre, comme un monstre aux multi-tentacules, à la vision totale, au bec courbe, ayant pour cerveau une banque de données, pour sang un flux de monnaie, pour coeur une pile atomique et pour langage le monologue technotronique de nombres imprimés sur une bande magnétique.
George Washington Hayduke, lui, eut la vision la plus simple et la plus claire : il pensa au Vietnam.

 

Le Cercle de la Croix

L'un des meilleurs et des plus subtils romans historiques contemporains.

Publié en 1997, après une série de six romans policiers situés dans le monde de la peinture, bien connu de ce Britannique philosophe et historien d'art, An instance of the fingerpost marquait à mon avis une date dans le roman historique moderne.

D'une grande ambition littéraire, il avait tout pour ébranler (favorablement) les amateurs du genre souvent habitués à des ouvrages plus paisibles, et à l'instar du Q (L'oeil de Carafa) ou du Manituana des Wu Ming, il disposait de tous les atouts pour attirer des lecteurs que le roman historique ne séduit habituellement guère. C'est ce qui se produisit dans de nombreux pays, mais qui fut partiellement "gâché" en France par une frénésie éditoriale qui conduisit, après la belle traduction de Georges-Michel Sarotte chez Belfond en 1998 (même si l'on peut toujours se demander comment on en est venu à l'intitulé Le cercle de la Croix), à publier cinq des enquêtes policières écrites auparavant en cinq ans, sans trop s'embarrasser d'expliquer au public qu'il s'agissait de travaux antérieurs et sensiblement moins ambitieux, mais en espérant vraisemblablement "surfer" sur le succès initial. Dommage pour le statut de l'écrivain et de son premier roman majeur, qui ne s'en est pas totalement remis dans notre pays.

1663. Avec le retour laborieux du roi Charles II, l'Angleterre se remet difficilement des 20 ans de guerre civile ayant suivi la chute de Charles 1er et la prise du pouvoir par la New Model Army de Cromwell, lorsqu'un gentilhomme vénitien, d'une famille marchande mais également médecin amateur à ses heures, débarque à Oxford, devant patienter là pendant qu'une complexe affaire du commerce familial se résout à Londres. Rencontrant rapidement une foule de personnages témoignant chacun à leur manière de la complexité des relations humaines et de l'incroyable instabilité engendrée par la querelle religieuse encore très pulvérulente à l'époque, il va assister impuissant à la mise en accusation puis à l'exécution d'une jeune femme de basse condition, accusée peut-être à tort du meurtre d'un respectable universitaire...

Si les 260 pages de cette première partie donneraient déjà matière à un roman tout à fait honorable, le propos ne fait en réalité que commencer : trois autres parties, pour atteindre les 960 pages finales, conduites par trois narrateurs supplémentaires successifs (et l'un des charmes du récit est de voir surgir comme "nouveaux" narrateurs des personnages connus, mais que l'on n'aurait jamais imaginés, dans la première partie, dans ces rôles) vont déconstruire pas à pas le récit initial du Vénitien - puis celui de leur(s) prédécesseur(s) dans le rôle, auquel ils ont eu accès, donnant par trois fois une vision totalement différente, progressivement "complétée" ou au contraire "renversée", de ce qui s'est réellement passé durant ces quelques semaines oxfordiennes.

Éblouissante performance narrative, menée avec une réelle honnêteté vis-à-vis du lecteur (il ne s'agit pas d'une "énigme à résoudre", après tout), et engendrant une intense délectation, lorsque peu à peu la démonstration se fait de ce que signifie vraiment un "narrateur non fiable" en littérature, et de l'ensemble des raisons, volontaires et involontaires, qui conduisent à ce statut si particulier.

Du grand art, construit avec un aplomb tourbillonnant, soutenu par des recherches historiques de haute volée, et révélant au fil des pages son abrupte leçon sociale et politique.

 

Dernière ligne droite avant les vacances

3 dates à retenir :

Jeudi 27 juin, nous sommes très heureux d'accueillir Bruce Bégout et Eric Nosal pour nous présenter leur dernier livre L'après-midi d'une terroriste. Pour animer la rencontre avec cet auteur et ce dessinateur de talent, deux maître(sse)s de cérémonie non moins talentueux : Xavier Boissel et Sophie Quetteville, ainsi que les membres de l'association "Une autre image".

Vendredi 28 juin, nous recevons avec plaisir un autre duo : Bérengère Cournut (auteure/traductrice) et Donatien Mary (dessinateur) nous parleront de leur travail en commun sur deux petits bijoux des éditions Attila, Schasslamitt et Palabres.

Jeudi 4 juillet, Independance day en Charybde : Oliver Gallmeister vient nous présenter les chouchous de sa collection. Amateur de littérature américaine, roman noir ou grands espaces, cette soirée t'est destinée. Elle sera animée par Fabrice Colin.

 

Fermeture estivale

La librairie sera fermée du dimanche 14 juillet au mardi 20 août inclus. La vente par correspondance sera également suspendue pendant cette période.
Pensez à faire le plein pour les vacances !
 
Parce que vous ne pouvez vous passer de vos libraires préférés : ouverture flash et exceptionnelle le dimanche 28 juillet de 11h à 17h.
 
Bonnes vacances et bonnes lectures !

Le ParK

En 150 pages, un chef d'œuvre glaçant montre l'âme noire de l'industrie du loisir.

Publié en 2010 chez Allia, Le ParK est parfaitement représentatif du superbe et étroit chemin, entre essai et fiction, que pratique Bruce Bégout depuis plusieurs années.

Construit sur une île de tous les fantasmes glaçants (Wells, Bioy Casares, Schoedsack & Pichel, voire Kinji Fukasaku, ne sont pas si loin), œuvre fantasque et néanmoins pensée dans les moindres détails d'un milliardaire russe et de son âme damnée d'architecte aux visées panoptiques, Le ParK matérialise en 150 pages d'une rare densité le nec plus ultra contemporain de l' "entertainment" destiné aux "happy extremely few", et rejoint ici largement les thématiques développées par La Spirale de Laurent Courau sur les divergences désormais essentielles au sein d'une humanité devenue à deux vitesses et demie. Pour les ultra-riches, Le ParK met en scène le concept même de "parc d'attractions", et exprime dans toute sa splendeur glauque la nature fondamentalement concentrationnaire de l' "industrie du loisir", la formidablement nommée.

Merveille de langue désincarnée, précise, technocratique, alliant la précision de ceux dont la mort pourrait être le métier au scrupule apparent du journaliste aux ordres, dans un registre voisin du travail langagier d'un Hugues Jallon, Le ParK en dit infiniment plus long que bien des essais sur ce qui, ayant fini de menacer, est là.

Une lecture peut-être éprouvante dans sa noirceur chirurgicale à la légéreté toute affectée, mais extrêmement salutaire.

En un sens, tous les qualificatifs suivants peuvent à bon droit s'appliquer au ParK : étonnant, horrible, révoltant, merveilleux, capitaliste, totalitaire, impie, bouleversant, cyclopéen, ignoble, américain, utopiste, délirant, mystique, écœurant, éloquent, hypermoderne, inquiétant, impressionnant, vulgaire, nihiliste, stupide, magique, prophétique, extraordinaire, abject, actuel. Mais quels que soient l'idée que l'on se fait de ce lieu, le jugement favorable ou défavorable que l'on émet à son égard, l'impression agréable ou désagréable que provoque aussitôt son évocation, demeure éternellement vrai ce simple état de choses : il existe, et est tel qu'il se présente. Ni plus, ni moins. Il est cependant vain d'escompter que les éclats effervescents de cette architecture imaginaire suggèrent autre chose que de terribles révélations chuchotées à une oreille inquiète par la voix caverneuse d'un être malfaisant. Une fois entreprise, nul ne peut se soustraire à l'épreuve du ParK, et à ses effets perturbateurs sur le long terme. Et tandis que nous essayons de reprendre notre esprit et de le convaincre du caractère somme toute puéril de ces faux cauchemars orchestrés par la main d'un "Entertainer" facétieux, les souvenirs hideux de lectures horrifiques nous reviennent en mémoire et accréditent, sans la moindre hésitation, les premières impressions infâmes. Décidément, l'expérience du ParK ne nous laissera jamais en paix.

 

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