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Actualités

L'ouragan

Vrai-faux road-novel amoureux, rêverie sous speed sur les "secondes chances". Bien réussi.

Étonnantes retrouvailles avec un auteur par moi perdu de vue, depuis ses premières nouvelles dans les années 70, sous l'égide bienveillante de Bernard Blanc et d'Yves Frémion (je me souviens notamment avec grand bonheur des magnifiques Les maîtres du monde et La ballade des dieux, dans les revues Univers 15 et 18).

L'auteur a depuis lors écrit des dizaines de nouvelles (que je vais m'empresser de découvrir maintenant), mais c'est avec un roman, son premier semble-t-il, qu'il est publié en 2012 chez Stéphane Million.

Roman échevelé en diable, comme son titre le laissait supposer, L'ouragan suit Antoine, modeste cultivateur stéphanois, cinquantenaire et célibataire, se voyant sans attraits notables, et qui n'a guère "vécu" jusque là lorsque débarque dans sa vie, par hasard, flamboyante, la Patagone Bahia, qui lui révèle vite une toute autre existence, de beauté permanente, de bonheur serein et de sexe joyeux.

Las, lorsque des morceaux d'une vie précédente de la fantasque Argentine se manifestent, le drame survient, et Antoine torpille dans un accès de colère cette nouvelle vie inespérée, entamant alors une fuite éperdue et picaresque, jusque dans l'Ouest américain, en un vain effort pour oublier d'abord et peut-être retrouver ensuite le Paradis perdu dont il s'est lui-même chassé, en compagnie de personnages croisant sa route et s'y attachant, paumées au grand cœur à la Fajardie, cowgirls entrepreneuses, ranchers amérindiens à la taciturne sagesse, ou encore compagnons de beuverie et de faconde que l'on jurerait parfois préparer l'apparition d'un oiseau canadèche cher à Jim Dodge.

Vrai-faux road novel, improbable et belle histoire d'amour, méditation conduite sous excitants sur la "deuxième vie" ou la "deuxième chance". Tout cela, et une jolie réussite.

Aussi Antoine s'exprimait-il peu. Il ne desserrait pratiquement plus les dents depuis son passage dans cette banque stéphanoise, pour placer le magot à son identité d'emprunt. Elle pourrait lui expédier n'importe où des liquidités. La valise bourrée de liasses de gros billets, à la chargée de clientèle éberluée :
- C'est un héritage. Un oncle. Il a vendu des terrains à bâtir. Il dépensait rien. Il faisait pas confiance aux banques. Il cachait ses sous dans des boîtes en fer. C'était un plouc.
Giflé par les rires de la femme !
Dire plouc pour la première fois de sa vie, s'insulter, et devant elle. Déstabilisé par ses bracelets de brillants qui toctoquaient le clavier de l'ordinateur, la manchette de son journal financier sur la guerre économique, autour des yeux, sur les paupières et la bouche ses peintures de guerrière. Ou de star de cinéma. Qui ne l'attirait pas.
Depuis sa rencontre avec Bahia il n'avait plus ni cerveau ni sexe. Mais dans sa tête et son entrejambe un organe unique, indéfinissable, tout à elle dévolu. (...)
Moque-toi banquière, et je te tue !
Bahia vantant la dure, douce, redoutable, rassurante sauvagerie du vent patagon, elle causait d'elle, tiens, fille de cette dinguerie.

 

Ta mort sera la mienne

Archéologie subtile et enlevée d’un mass murder.

Publié en cette fin mars 2013, le deuxième thriller de Fabrice Colin va beaucoup plus loin et plus fort que le déjà bien réussi Blue Jay Way.

Après l’intrication étourdissante d’un serial killer ambigu dans les milieux rock et ciné de Los Angeles, Fabrice Colin nous décortique maintenant un autre « phénomène social total » caractéristique des Etats-Unis (même s’ils n’en ont pas la stricte exclusivité), à savoir le mass murderer : le carnage causé par le tueur, tout de noir vêtu et casqué, dans un hôtel isolé à la frontière du Colorado et de l’Utah, où une classe de littérature comparée de San Francisco se trouvait en séminaire, rythme sauvagement et méticuleusement l’ensemble du roman.

C’est l’insertion de flashbacks, courts ou longs, en une spirale presque hypnotique qui permet à l’auteur de tracer pas à pas la genèse de ce crime massif et normalement insensé, tandis qu’une mère, présente sur les lieux, fait défiler sa vie et se demande si elle peut et doit survivre, et qu’un père, policier du voisinage, se précipite sur les lieux, forcément trop tard, de toute la puissance des 4 x 4 de sa troupe…

Cette archéologie d’un crime exhume ainsi une secte pseudo-bouddhiste millénariste particulièrement abjecte, avec sa vitrine officielle propre sur elle, amie de la Scientologie, complaisamment drapée à l’abri dans les plis du premier amendement, les traumatismes qu’elle est capable d’occasionner chez ses ex-adeptes, et, en bien pire, chez les enfants de ces adeptes, entièrement « éduqués » par elle, les méandres de la culpabilité de ses « repentis » ou de ceux qui ont « laissé faire », et in fine, l’échec des valeurs communes à contrecarrer le désir d’abîme lorsqu’il a atteint une certaine puissance. Mais elle pointe aussi au passage la culture souterraine des grands gangs américains, pas ceux des banlieues ghettos des minorités visibles, qui font en général l’objet de toutes les attentions médiatiques, mais ceux de la grande confrérie suprématiste blanche, plus discrète, largement aussi violente et infiniment mieux organisée…

Le tout sur un rythme subtilement enlevé, avec en bonus, l’équipe de police de Grand Junction, lancée à la rescousse, entre souvenirs et méditations navajo sur lesquelles planent avec beauté les ombres bienveillantes de Jim Chee et de Joe Leaphorn, de Tony Hillerman et de Percival Everett.

L’un des meilleurs thrillers que j’aie pu lire ces dernières années.

 

American Gothic

Connaissez-vous Daryl Leyland ? L’auteur de Mother Goose.

Non ? C’est normal. Ne vous inquiétez pas.

Même François Parisot, le traducteur des chefs-d’œuvre intraduisibles, le Claro de l’après-guerre n’a pu arriver à ses fins et faire connaître celui-ci de ce côté de l’Atlantique.

De ces années de recherches, d’infructueuses tentatives pour trouver l’éditeur français qui aurait pu se lancer dans l’ambitieux projet de traduire cette merveille, l’égale du Magicien d’Oz pour beaucoup, il ne reste que cette compilation de soixante témoignages. Le lecteur aura donc une idée précise de la vie de Daryl Leyland, de l’influence qu’il a eu sur tout un pays, de l’impact que celui-ci a eu sur lui et bien sûr de l’œuvre qui a en a résulté. Au cours de ce travail d’enquête, de cette minutieuse recréation de biographe, François Parisot nous livrera quelques-unes de ses traductions des textes du maître injustement inconnu chez nous. Et on comprendra très vite sa frustration. Une fois de plus nous sommes passés à côté d’un monument littéraire. Pas moins.

Ce  témoignage, aussi enthousiasmant que frustrant donc, se lit comme un roman : c’est l’odyssée d’un paumé devenu un des piliers fondateur de la culture populaire américaine moderne (dans le sens le plus noble du terme). On pense à un Forrest Gump de la littérature qui traverse l’Histoire, se fait chahuter – parfois sévèrement par elle – mais laisse en retour une emprunte qu’on aimerait croire indélébile.

Grâce à American Gothic, Daryl Leyland rejoindra le panthéon des auteurs injustement oubliés tels que William Ashbless redécouvert par Tim Powers avec Les Voies d’Anubis ou Marshall France révélé par Jonathan Carroll dans Le Pays du fou rire. On pense aussi à Christopher Priest et à sa façon de jouer avec la réalité. Et Xavier Mauméjean nous livre sans aucun doute son œuvre la plus aboutie, la plus rusée aussi.

Zones sensibles

Thalassothérapie, abandon, mutation. Un étrange et magnifique premier roman.

Publié en 2006 chez Quidam Editeur, le premier roman de Romain Verger impressionne d'emblée.

Professeur dans un collège de banlieue, le narrateur est à bout de souffle, broyé entre des voyages pendulaires quotidiens (dont la description prend d'emblée des accents gracquiens de route des Syrtes), des heures de cours toujours plus épuisantes et toujours moins gratifiantes, un stress et un mal de dos de plus en plus tenaces et de plus en plus éprouvants. Après une opération chirurgicale, le narrateur entame sa convalescence dans un étrange centre de thalassothérapie...

Sur ces prémisses relatiement ténues, Romain Verger, d'une écriture à la fois précise et poétique, bâtit un conte onirique surprenant et extrêmement attachant, qui rappelle à sa manière que si l'être humain surgit il y a bien longtemps de la mer, il peut - il doit ? - y retourner. Si les échos paradoxaux d'un Robert Merle, d'un David Brin ou d'un Hugo Verlomme ne sont pas si éloignés, comme souvent lorsqu'il y a communion - fût-elle glacée - entre la mer et une intelligence, c'est aussi par un fantastique aussi discret que profondément inquiétant que nous frappe Romain Verger, et il nous frappe d'autant plus fort, avec son sourire dissimulé, que l'on a été témoin, dans la "vraie vie", de la suprême passivité qui caractérise le "patient", une fois qu'il a remis son sort aux mains des autorités médicales (des autorités tout court, sans doute), et plus encore, de la curieuse allure de carnaval des zombies que prend aisément la scène hôtelière d'une thalassothérapie... A moins bien entendu que tout ne soit que bouffées de rêve ou d'imagination narrative issues du cerveau surchauffé d'un écrivain hypocondriaque... Comment savoir ?

Une bien belle réussite qui donne nettement envie de découvrir les autres romans de l'auteur.

Pour aller là-bas, il fallait se lever à l'aube. Le train s'ébrouait sur le quai et m'emportait dans la nuit. J'allais aux confins de la banlieue. Deux mois plus tôt, c'est vers la ville qu'il m'emportait en flot. Je me souviens de ces quais comme d'embarcadères. Et maintenant, j'avance à contre-courant, dans la résistance, loin de la houle urbaine. Il faut s'y mettre à deux pour écarter les portes, choisir sa place, à l'étage pour surplomber le paysage pétrifié de l'aurore, ou dans le soubassement, et sentir l'épaisseur de la terre et les quais défiler comme des couteaux à hauteur de gorge. On suit la Seine sans jamais déboucher sur la mer. Roulant, j'imagine pourtant des bouts de fleuves digérés par la mer, des limons salivant aux approches du sel, dans l'euphorie d'un imminent engloutissement. Après tout, c'est peut-être la mer, ce long et maigre fil d'eau stagnant que déroule mon train dans l'été automnal, arrachant comme une croûte le paysage bordé de petits pavillons comateux, derrière la vitre girffée au cutter.

 

Libraire du mois : Antidata (mars 2013)

Malcolm LOWRY, Merci infiniment

E.T.A. HOFFMANN, Le chat Murr

Christian GAILLY, Un soir au club

Nicolas BOUVIER, Le poisson-scorpion

B.S. JOHNSON, Les malchanceux

Jean ROLIN, La ligne de front

Malcolm KNOX, Shangri-La

Julio CORTAZAR, Fin d'un jeu

 

Palabres

Une superbe fable politique entre le Berlin des années 30 et une Amérique latine fantasmée.

On ne saisit pas très bien comment Hirsute, petite chose malingre planquée dans un bordel berlinois des années 30, se retrouve en pleine guerre civile latino-américaine entre Farugios et Guardanais, à la recherche de magnifiques rousses à marier à des nazis en mal de descendance... Trimballé de situations grotesques en compagnons improbables, Hirsute n'est pas vraiment l'anti-héros de cette histoire, plutôt un témoin. Amoureux.

Dans un style riche en jeux de langages - car le langage est ici central - l'auteur passe du vaudeville à l'aventure exotique, du récit picaresque à la fable, dans un tourbillon réjouissant. Il y a dans cet humour quelque chose des meilleurs Italo Calvino.

Mais sous les scènes hilarantes et les détails cocasses, apparaît en filigrane un fond tragique et bouleversant : la mort des utopies, les équilibres brisés par l'avidité de quelques uns, l'impossibilité de contenir une guerre une fois que les imbéciles l'ont voulue, et quelque chose de tendre pour ces mêmes imbéciles, parce qu'ils meurent aussi. Seul le pouvoir reste. Le pouvoir, c'est la vie.

Et finalement, on ne sait plus trop de ce qui nous remue le plus, si ce n'est que les remous sont là, et restent longtemps après la fin du livre.

Le texte est accompagné de croquis et tableaux, dont les variations en noir, rouge et blanc se marient superbement avec la mise en page. Le dessin de Donatien Mary semble se prêter tout particulièrement à ces allégories permanentes propres à la fable.

Urbano Moacir Espedite signe ici un texte extrêment riche, inventif, drôle et tragique, dans une éblouissante "traduction libre" de Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier.

La vitesse des choses

Avouons : ce recueil de nouvelles est sans doute l'un des plus grands romans contemporains.

Publié en 1998 (en 2008 en français par le Passage du Nord-Ouest), recueil de nouvelles total ou roman-phare à éclipses, La vitesse des choses est sans doute la clé de voûte de l’édifice littéraire de Rodrigo Fresan, une cathédrale dans laquelle on n’entre pas en procession cardinalesque vaguement compassée ou faussement respectueuse, mais en horde bigarrée et cosmopolite, apportant avec soi ses propres munitions et artifices, pour une retentissante explosion de sens, de saveurs et de pensées, dans une festive et songeuse allégresse.

Des titres de nouvelles, déjà, comme une puissante invitation à la folie : Notes pour une théorie du lecteur, Preuves irréfutables de vie intelligente sur d’autres planètes, Signaux captés au cœur d’une fête, Petit manuel d’étiquette funéraire, Sans titre : autres digressions sur la vocation littéraire, Notes pour une théorie de la nouvelle, Monologue pour salaud avec baleines et petite sieur fantôme, Les amoureux de l’art : une « memoir » amnésique, Dernière visite au cimetière des éléphants, Histoire avec monstres, La fille qui est tombée dans la piscine ce soir-là, Cartes postales envoyées depuis le pays des hôtels, La substitution des corps, Chivas Gonçalves Chivas : l’art raffiné d’écrire des nécrologies, Notes pour une théorie de l’écrivain, et bien sûr, Note finale.

Une magnifique et forte préface d’Enrique Vila-Matas, Le Facteur Fresan.

Remontant en une autre scène des éléments déjà préparés dans Vies de saints, annonçant, à grand renfort de citations anticipées, le cataclysme Mantra, ce recueil foisonne, mutant et augmentant à chaque nouvelle édition ou traduction, déroulant ses enchâssements borgésiens, ses récits renvoyant à d’autres récits, sans existence autre que mentionnée, ou au contraire apparaissant tout à coup, à la joyeuse incrédulité du lecteur, au détour d’une autre nouvelle, incarnation vivante d’un espoir littéraire permanent, celui où l’invention, le mythe, le récit et l’imagination parviennent à s’arracher au pesant pouvoir du réel qui étouffe et tue – et bien entendu pas uniquement les écrivains.

Même s’il faut pour cela se donner régulièrement rendez-vous à Canciones Tristes (Patagonie), Sad Songs (Texas – ou Iowa), Chansons Tristes (France) ou Traurige Lieder (Allemagne).

Quelques jours plus tard, j'ai croisé un ami. Nous cherchions à nous abriter d'un vent nouveau, froid et sec, que quelqu'un avait baptisé le Zimzum. Nous sommes entrés dans un bar, à quelques mètres du siège du journal. Mon ami m'a raconté la trame d'une nouvelle qu'il n'arrivait pas à conclure, une nouvelle constituée de plusieurs fragments de nouvelles. Il m'a prié de lui faire signe si jamais j'avais une idée. Il m'a demandé si je ne le trouvais pas amaigri, du ton résigné qu'on adopte pour s'enquérir de tout autre chose. Avant de prendre congé - il a insisté pour régler nos deux bourbons -, il m'a confié qu'il avait l'impression d'être un extraterrestre exilé sur notre planète.
Je me rappelle qu'alors, presque aussitôt après, les écrivains ont commencé à mourir. Mais ceci est une autre histoire.
(...)

J'avais rencontré The Kubrick - je l'appelais ainsi - bien avant qu'il devienne un célèbre metteur en scène de cinéma. The Kubrick et moi jouions aux échecs pour de l'argent à Washington Square, dans Greenwich Village. Nous étions jeunes et dénués de scrupules, mais nous croyions aux échecs comme à une forme vraisemblable de religion. Je jouais mieux que Stanley, mais Stanley était meilleur théoricien que moi, ce qui le faisait paraître plus menaçant aux yeux de ses rivaux.
"Si les échecs ont un lien avec l'art de filmer, c'est parce qu'ils t'aident à acquérir de la patience et de la discipline quand tu es confronté à diverses alternatives que tu dois peser avec attention, alors qu'une décision impulsive aurait pu te sembler beaucoup plus intéressante. Mais il est vrai aussi qu'aux échecs, il faut développer une parfaite intuition, ce qui est très dangereux pour un artiste", me disait The Kubrick. Nous avions l'intention de nous consacrer aux échecs en tant que professionnels, de gagner des fortunes en dollars et de devenir célèbres en maniant le destin de pièces noires et blanches sur un tableau carré, de harceler nos adversaires jusqu'à les terrasser. A l'époque, The Kubrick ne pensait pas au cinéma. Il envisageait au départ d'être photographe ou batteur de jazz, et ces vocations peuvent paraître contradictoires, mais sont somme toute complémentaires chez une personnalité qui tient à proposer une vision universelle, à marquer une cadence propre couvrant le rythme d'autrui afin d'obtenir un tempo martial et unique. Quoi qu'il en soit, le futur, c'était demain, et nous en parlions peu.
(...)

Arrivé à ce stade du récit, il me semble que comme contrepoint géographico-existentiel de Canciones Tristes une description de la ville de Buenos Aires telle qu'elle était en ce temps-là s'impose.
Je pense au Buenos Aires d'alors - celui de la fin des années 70 et du début des années 80 - comme à un mirage solide et par là même fascinant. Je sais que les bien-pensants corrigent ceux qui qualifient cette période de Proceso d'un "Tu veux dire pendant la Dictature". Moi, je ne suis pas bien-pensant et je préfère parler du Proceso, qui me semble un terme plus approprié, plus fort et plus exclusif. Et je crois avoir le droit de l'employer car mes parents sont morts pendant le Proceso.
Mes parents ont disparu dans un attentat organisé par le cousin auquel j'ai déjà fait allusion : Lucas Chevieux (aka) le Monstre français (aka) l'Homme du Bord extérieur et ses joyeux compagnons du commando général Gervasio Vicario Cabrera.
Oui, le fait que mon père et ma mère aient été assassinés par les gentils du film" n'a fait que renforcer mon Proceso en tant que salaud.
Je me rappelle que Grand-père a accueilli la nouvelle comme un détail charmant.

Si le Proceso était une émission de télévision, il aurait la peau d'une de ces diffusions imparfaites où le blanc et le gris remontent du fond des événements pour faire disparaître des couleurs délavées et peu sûres d'elles. La lumière du Proceso est ce dont je me souviens le mieux. C'est celle de l'instant précis où elle est dévorée par un trou noir. Elle a l'éclat du tout et du rien. Les visages bien découpés, les ombres plus solides que les corps. Cette lumière me manque et ce que j'ai trouvé qui s'en rapproche le plus est la lueur froid qui émane d'un réfrigérateur dans une cuisine sombre au coeur même de la nuit. Une lumière froide et vide si l'on excepte, au fond, un demi-citron.
Et la musique du Proceso. Cette musique-là. Un air de piano blond. Richard Clayderman.
(...)

 

Moo Pak

Fulgurante suite de faux monologues en cheminant dans Londres, pour embrasser 40 ans de modernité.

Publié en 1994 (en 2011 chez Quidam, au décidément impressionnant catalogue), le douzième roman de Gabriel Josipovici est peut-être celui qui se rapproche le plus d'une somme rassemblant presque l'ensemble des préoccupations exprimées tout au long de son oeuvre (dont par ailleurs Tout passe constituerait le brillant résumé sous forme d'un poème en prose de 60 pages).

Moo Pak reproduit fidèlement de longs monologues de l'écrivain Jack Toledano, rapportés au style indirect par son ami Damien Anderson, solides bribes d'un échange qui n'est qu'en apparence à sens unique, glanées lors de leurs nombreuses promenades à pied dans Londres, dont les parcs, les ponts et les lieux rythment, lancinants et légers à la fois, la déambulation verbale et scripturale qui s'exprime ici.

On peut proposer beaucoup de manières de lire ce faux dialogue foisonnant et fascinant... Se jouant avec brio des essais littéraires commis par Josipovici par ailleurs, tout un parcours de la modernité et de son échec est offert (on sait par ailleurs à quel point l'auteur voit dans le post-modernisme un terrible échec esthétique et moral). Sur le statut du récit, et avec un propos au fond pas si différent, Josipovivi remplace allègrement les denses et doctes travaux d'un Bakhtine par une fable alerte, brillante, et enjouée malgré son pessimisme de façade.

Usant de tous les artifices d'une autofiction qui ne dit pas son nom, Jack Toledano s'appuie sur la vie riche et complexe de Josipovici, Juif de parents russo-italiens et libanais, ayant vécu une enfance niçoise pendant la seconde guerre mondiale, une adolescence dans l'Egypte d'avant 1956, et des études supérieures puis un devenir d'enseignant et d'écrivain en Angleterre (à Brighton et non à Londres...).

Richesse du point de vue, finesse de la narration, brillance du maniement des paradoxes... : cette promenade dans Londres, dans les méandres d'une vie et d'une vocation littéraire qui semble toucher son point final, avec le terrible aveu de l'impuissance à poursuivre, autour de l'impossible roman "Moo Pak" (Moor Park, manoir que l'on pourait croire mythique mais qui existe bel et bien, demeure de Jonathan Swift - dont l'étonnante stature surplombe le roman -, asile d'aliénés, centre de décodage Enigma, institut de recherche sur le langage des primates, avant de finir en école de la deuxième chance pour enfants en difficulté), dont l'écrivain ne parvient pas à s'extraire, est beaucoup plus qu'un cultivé discours de marche... Parcourant le sens de la vie à travers celui de la littérature, Jack Toledano est une rencontre essentielle, qui laisse des traces profondes chez le lecteur.

Quand je suis arrivé la première fois en Angleterre, dit-il, rien ne me paraissait meilleur que les haricots de Heinz suivis par une tasse de lait malté Horlicks. Une des raisons pour laquelle j'ai cessé d'enseigner, me dit-il alors que nous sortions de la gare, est que je craignais de devoir bientôt m'adresser à mes étudiants comme à des clients. Voilà ce qui se passe quand le consensus libéral est rompu, dit-il. L'idéologie se précipite pour le remplacer puis, quand elle s'effondre, l'argent. La peur de l'autorité et de l'autoritarisme qui a balayé l'Amérique puis la Grande-Bretagne est plutôt effrayante, dit-il tandis que nous poursuivions le long de la berge en direction de Tower Bridge. Ce n'est plus une question d'enseignant et d'èlève, dit-il, mais de vendeur et d'acheteur. Mais quand on enseigne la littérature, que signifie un client ?. je n'ai jamais pensé que je renoncerais au monde, dit-il, j'ai toujours imaginé que mon optimisme inné me ferait passer outre. Mais où que je me tourne, les valeurs auxquelles je croyais sans vraiment m'en rendre compte sont tranquillement jetées par-desus bord et à leur place il n'y a plus que l'agression pure et l'argent. Combien de temps une société peut-elle exister quand elle est tirée par un tel moteur ?

Tout passe

Soixante pages de grandeur pudique : la belle et terrible solitude de l'intellectuel.

Publiée en 2006 (en 2012 en français chez Quidam), la dix-huitième oeuvre de fiction du Britannique (vivant à Brighton) Gabriel Josipovici, découverte grâce à la chaleureuse présence de l'éditeur Pascal Arnaud chez Charybde, et au relais enthousiaste de Claro, propose 60 pages d'une densité exceptionnelle, quasiment magique.

Dans une pièce, un homme se tient debout à la fenêtre. Par petites touches successives étrangement poétiques, alternées de sourds flashbacks, le lecteur découvre peu à peu, entrevoit, devine qu'il s'agit d'un intellectuel, écrivain, divorcé, peut-être même veuf, maintenant plutôt âgé, sans doute atteint désormais d'une maladie incurable, que ses deux grands enfants viennent visiter, dans sa retraite presque monacale...

En peu de phrases, toutes en discrétion et en pudeur, Gabriel Josipovici réussit à atteindre la pureté analytique du dévoilement d'un drame intime, qui est celui de la pensée, de la création et de l'obsession.

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Les quatre vers de Baudelaire dressaient le constat de l'incommunicabilité qui est le lot du créateur "au sol", hors de sa sphère propre. Gabriel Josipovici explore ce gouffre avec une magnifique retenue et une effrayante clarté, donnant à percevoir en profondeur à quel point l'exigence intellectuelle secrète inévitablement le risque du vertige et de l'enfermement dans un ailleurs privé...

Une très belle découverte, qui résonne de surcroît intensément avec le Moo Pak du même auteur (1994).

Une pièce.
     Il se tient à la fenêtre.
     Et une voix dit : Tout passe. Le bien et le mal. La joie et la peine. Tout passe.

(...)

- Rabelais, dit-il, est le premier écrivain à l'ère de l'imprimerie. Comme Luther est le dernier écrivain de l'ère manuscrite. Bien sûr, dit-il, sans l'imprimerie Luther serait resté un simple moine hérétique. L'imprimerie, dit-il, en ôtant la mousse à la surface de sa tasse, a fait de Luther le puissant qu'il est devenu mais c'était essentiellement un prédicateur, et non un écrivain. Il connaissait son public et écrivait pour lui. Rabelais, lui, dit-il en suçant sa cuiller, a compris ce que signifiait pour l'écrivain ce nouveau miracle qui était l'imprimerie. Ça signifiait avoir gagné le monde et perdu le public. Ne plus savoir qui vous lisait ni pourquoi. Ne plus savoir pour qui vous écriviez. Rabelais, dit-il, trouvait ça insupportable, comique et délectable, tout ça en même temps.
- Tu comptes écrire sur Rabelais ? demande-t-elle.
- Oui, dit-il. Je crois que oui. Je voudrais expliquer aux gens sa modernité. Ce qu'il signifie et devrait signifier pour nous tous, maintenant.
Il la regarde. Elle sourit.

 

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