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Actualités

Le voyage imaginaire

Réédition d'un livre-culte de 1933 : la révolution russe dans le regard et l'imagination débridée de deux enfants.

Grâces soient rendues aux éditions Attila d'avoir exhumé et brillamment réédité cet étonnant livre de 1933, publié pour la première fois en français en 1937.

Entièrement raconté du point de vue de deux enfants vivant à Pokrovsk-sur-Volga (aujourd'hui appelée Engels, la ville faisant face à Saratov), nous suivons avec bonheur le quotidien d'une famille russe en 1917-1919, des premières semaines de la révolution de février à la guerre civile. Avoir un père médecin, juif, au milieu des Allemands de la Volga, en plein bouleversement social et politique, produit un filtre étonnant pour les deux garçons, qui se sont inventé un pays imaginaire, la Schwambranie, dans lequel ils projettent, à longueur de soirées et de consignes forcées par les punitions, même bienveillantes, l'ensemble de leurs réflexions et de leurs confrontations à la réalité.

Sous une apparence de "livre pour enfants" (ce qu'il ne fut à aucun moment), Cassil réalisait en fait une réflexion rusée sur le monde comme il alla à l'époque, avec un réalisme qui lui valut une longue période de non-réimpression en URSS, avant d'être ré-accepté en 1955, expurgé de certains des témoignages les plus rudes sur la période révolutionnaire et pré-révolutionnaire (l'antisémitisme latent de la population russe, en particulier, qui apparaît cruellement au fil des pages de l'édition originale).

Un livre étonnant, plaisant et bien pensif à la fois.

- Eh bien ? demanda le commandant, elles vont ?
- Elles vont, répondit papa, furieux.
- La gauche ne serre pas ? demanda le commandant avec sollicitude. Non ? Vous voyez, je vous le disais bien qu'elles ne serreraient que les premiers jours et qu'après elles se feraient.
- Je dois vous dire franchement, camarade Oussychko, dit papa, que la cordonnerie vous réussit mieux que la Révolution.
- Ça dépend du point de vue, camarade docteur, répondit le commandant en riant, vos bottines c'est vous qui les avez commandées et la Révolution, excusez-moi, n'a pas été faite à votre pied. Il se peut qu'elle serre un peu par endroits.

 

[...approuvé par Charybde 4]

Haine7

La Nationale 7 n'avait pas fait dans le détail. Jeanne et Hugo : laminés trois ans auparavant. Le petit Paul : porté en terre le matin même.

Jean Luc Manet réunit trois solitudes le temps d'une nouvelle. Une dingue, entre zombi et furie, un vieux flic fatigué et un journaliste paumé en plein syndrome du Saint-Bernard. Chacun s'emmêle dans son désespoir, chacun à son rythme, chacun sur sa fréquence.

La nouvelle finit mal, avec la brutalité des textes courts et le désespoir de la littérature noire la plus râpeuse.

Dans un style travaillé, léché, fouillé ‒ écrit, dira-t-on, l'auteur brosse un quotidien glauque en bordure de la Nationale 7. Cette route, c'est peut-être le quatrième personnage important de la nouvelle. Elle empoisonne la vie, elle hante, elle tue, elle guide vers l'évasion... ou pas.

Haine7 c'est aussi un très joli petit objet des éditions Antidata. Illustré par Emmanuel Gross, en noir et blanc de jeux de matières, de taches d'encre floues sur lesquelles se dessinent des silhouettes, reflet négatif des silhouettes de craie post-meurtre ou post-accident, sur traces de rorscharch... c'est flou, c'est noir, ça pue le drame.

[... et Charybde 2 est d'accord]

La douceur de la vie

Thriller policier autrichien très réussi, habilement écrit, vertigineux quant à ses implications psycho-sociales.

Publié en 2006, couronné par le Grand prix de littérature policière allemande en 2007 puis par le Prix de Littérature de l'Union Européenne en 2009, ce polar autrichien nous est offert en français en ce début 2012 par Quidam Éditeur.

Noël et le Nouvel An dans un village autrichien, sous la neige. Une fillette découvre le corps défiguré de son grand-père assassiné, et en est traumatisée... Loin d'une apparente n-ième histoire de serial killer, Hochgatterer nous propose une angoissante lecture à deux voix principales de l'enquête à mener, celles de l'inspecteur de la Criminelle, un rien désabusé, et du psychiatre de l'hôpital local...

Formellement habile, avec ses sept narrateurs, dont certains difficiles à identifier de prime abord, cette enquête hors du commun nous plonge dans une Autriche qui se recroqueville toujours davantage sur sa peur, sur ses crispations identitaires et sur son potentiel de haine, tandis qu'essaient d'y surnager de leur mieux les témoins ahuris de cette glissade aux enfers... Et sous nos yeux incrédules, et ceux - un rien plus blasés - du psychiatre, nous réalisons que tous, presque sans exception, sommes devenus des sujets de psychiatrie, plus ou moins bénins, plus ou moins psychopathes, sous la terrible pression sociale et économique désormais en vigueur...

Au-delà du thriller réussi, un moment authentique de vertige social et politique, alors que tombent gentiment les flocons de la Saint-Sylvestre...

Canal Mussolini

Une très savoureuse fresque politique et familiale de paysans de Ferrare, sur 40 ans d'Italie fasciste...

Publié en 2010, à soixante ans, le huitième roman d'Antonio Pennacchi, est de son aveu même, "l'oeuvre de toute une vie", préparée par l'ensemble de ses écrits précédents, incluant le remarqué Mon frère est fils unique de 2003, superbement porté à l'écran en 2007 par Daniele Lucchetti.

Canal Mussolini a été truffé d'éléments autobiographiques savamment agencés et réarrangés par cet auteur atypique, authentique fils d' "émigrés intérieurs" de la Vénétie vers le Latium dans les années 30, tour à tour séminariste pendant 2 ans, inscrit au néo-fasciste MSI pendant 2 mois puis au PCI, comme ouvrier chez Alcatel Italia, pendant 30 ans, avant de reprendre ses études à temps partiel et de commencer une carrière d'écrivain à 44 ans...

Canal Mussolini, entièrement raconté "à l'oral" par un narrateur qui ne sera identifié qu'à la dernière page, nous plonge dans la saga familiale des Peruzzi, prolifique famille de cultivateurs pauvres, métayers dans la Vénétie de Ferrare, devenus massivement fascistes après la première guerre mondiale, séduits par les promesses de terres du premier programme mussolinien, avant que, totalement ruinés par les effets de la politique monétaire mussolinienne, ils n'acceptent avec joie de participer à l'exode intérieur massif qui conduit 30 000 familles italiennes de Vénétie à coloniser les ex-marais Pontins, au sud de Rome, jadis vaste marécage livré à la malaria, que les grands travaux fascistes (et notamment le percement du canal Mussolini) ont (c'est une vérité historique) rendus parfaitement cultivables...

Une fresque exceptionnelle qui court de 1910 à 1950, embrassant aussi bien des dizaines de drames familiaux que les errements de la "grande politique" mussolinienne, mais aussi les complaisances politiques des uns et des autres, rendus incroyablement savoureux par la forme orale et dialectale de l'ensemble de la narration (la traductrice Nathalie Bauer, à l'instar d'un Serge Quadruppani confronté au verbe de Camilleri, livre d'ailleurs ses réflexions et ses partis-pris dans une excellente postface).

À partir de ce moment-là, Giolitti n'a plus voulu les voir. Il était fait comme ça - aujourd'hui avec toi, demain avec un autre -, il ne se perdait pas en subtilités en matière d'amis et d'ennemis. Quand il avait besoin d'une voix au Parlement, il l'achetait au premier venu ; exactement comme maintenant, en fin de compte, si bien que tout le monde affirme qu'il a inventé le transformisme. Il a même inventé les repentis, et il a battu la Camorra en enrôlant les camorristes, il a tout inventé, et si ça n'avait tenu qu'à lui, il aurait même inventé le centre gauche. Il y a plus de cent ans. Ce sont les réformistes qui n'ont pas voulu. Alors, il a inventé la Démocratie chrétienne.

En effet, les bonifications ne sont pas une invention de Mussolini, mais un problème que l'Italie unitaire s'est posé aussitôt après le Risorgimento et l'unification. Les plaines du Centre et du Sud étaient abandonnées depuis des siècles : les gens s'étaient retirés sur les montagnes pour se défendre des Barbares et des Sarazins, puis avaient été chassés par les latifundia et la malaria. Un désert. À la fin du XIXe siècle on promulgue donc - toujours et surtout dans la vallée du Pô - les premières lois et entame les premières grandes interventions de bonification à l'initiative de particuliers qui souhaitaient à juste titre accroître leurs cultures et augmenter leurs gains. Il ne faut pas croire que c'étaient des philanthropes. Or, dans le centre et le sud de l'Italie - les régions plus pauvres et davantage atteintes par la malaria -, on n'avait jamais touché au moindre brin de paille : il n'existait pas de classe d'entrepreneurs à proprement parler ; les riches propriétaires terriens se contentaient de réunir les fruits de leurs terres et de les manger dans leurs palais en ville. c'est ainsi que les cercles de Nitti et de la Banca Commerciale décident d'introduire le capitalisme : "Si les riches du Sud n'en sont pas capables, nous prendrons leur place, nous autres du Nord." Avec l'argent de l'État, évidemment.

Quand nous avons envahi la Grèce, Adolph - qui avait répété au Duce sur tous les tons "laisse tomber les Balkans, n'y ouvre pas un nouveau front, concentre-toi sur l'Afrique du Nord, prenons Suez et l'Egypte" - a eu une syncope : "Qu'esse t'es allé fout' en Grèce sans rien m'dire ? T'aurais au moins pu m'avertir, non ? - Tu m'a peut-êt' averti quand t'es allé envahir la Pologne, la Tchécoslovaquie et maint'nant la Roumanie ?" (...) "J'pouvais quand même pas leur laisser l'pétrole !" a-t-il lancé au Duce en guise d'explication. L'Italie avait lu la nouvelle dans le journal. Le Duce avait piqué une crise : "Ah oui ? Ben, j'vais t'montrer." (...) Et lui - Hitler - s'est sacrément mis en rogne : "Spèce de taré, tu crois qu'y a du pétrole ? Y a foutr'ment rien en Grèce ! Y sont encore plus pauv' que vous, vous n'y êtes allés que pour m'faire enrager, qu'le diable vous emporte !"

Les mêmes yeux que Lost

Une lecture de LOST d'une rare intelligence. Un must pour amateurs, curieux, et même (surtout ?) déçus de la série.

Publié début 2011 dans la collection Variations de Léo Scheer, cet essai de Pacôme Thiellement réjouira tous les amateurs de la série-culte Lost, mais aussi, potentiellement, tous les sceptiques de l'ensemble de la série et tous les déçus de la dernière saison.

Essai brillant, d'une agilité intellectuelle hors du commun et d'une culture fouillée et éclectique, Les mêmes yeux que LOST nous emmène très vite sur le terrain des mythologies orientales, du mysticisme, ou de l'ésotérisme hermétique, mais ne s'y confine pas, loin de là. La lecture des personnages, de leurs moments-clé, de leurs rôles, de leurs limites, de leur sens individuel et de leur signification collective, constitue un véritable enchantement, un défi intellectuel toujours souriant, et une puissante incitation à voir et revoir ces six saisons qui ont dérouté plus d'un spectateur...

Au fil des 115 pages et des 6 chapitres (Pense à une boîte, Le roi du monde, Son nom est Jacob, Introduction au monde de l'âme, L'air lui-même est devenu ténébreux et Regard parfait), on naviguera ainsi avec Ferdinand Ossendowski, Jacques Maritain, René Guénon, René Daumal, Henry James, Constance Fenimore Woolson, Jorge Luis Borges, Francis Ford Coppola, Brian de Palma, Giordano Bruno, Giulio Camillo, Antonin Artaud, David Lynch, Farîd al-Dîn Attâr, Franz Kafka, Raymond Abellio,..., pour un feu d'artifice d'intelligence précise, d'analyse filmique et d'humour malicieux.

LOST, dans son ensemble, peut apparaître comme un remake grandiose de "L'approche d'Almotasim" de Jorge Luis Borges, lui-même un remake du "Langage des oiseaux" d'Attar.

Jorge Luis Borges dit de la défaite qu'elle a une dignité qui appartient rarement à la victoire. On pourrait ajouter que l'échec est le lot de la majorité, tandis qu'une rare minorité peut se vanter de s'être véritablement accomplie pendant sa chétive durée. Les héros de LOST sont, comme vous et moi, quelles que soient leur classe sociale ou leur culture d'origine, des ratés.

Le conflit principal au cœur de LOST n'est pas, comme les scénaristes l'ont longtemps prétendu, celui entre la science et la foi. Ce n'est pas non plus, comme certains personnages se sont maladroitement essayés à le suggérer, celui entre le Bien et le Mal. (...) La polarité centrale de LOST est celle de la confiance et de la tromperie. Et cette polarité est le corollaire du conflit entre la fiction et ses règles et le monde réel et son anomie.

Actualités du 1er au 15 avril

Trois rencontres un peu différentes cette quinzaine :

- le mardi 3 avril, une occasion unique de passer un moment avec Larry FONDATION, de retour du festival Quais du Polar à Lyon avant de reprendre l'avion pour les Etats-Unis. Médiateur spécialisé des quartiers difficiles de Los Angeles, il nous a offert en 1995 Sur les nerfs, un exercice romanesque époustouflant de saisie, en instantanés, de ce qui fait la vie, terrible, poignante, souvent désespérante et parfois pleine d'espoir, de ces vies... Désormais disponible en français grâce à notre amie de Fayard Noir.

- le vendredi 6 avril, vous pourrez fêter avec nous la réédition du mythique Voyage imaginaire du russe Léo CASSIL, publié en 1933, interdit de réimpression pendant 20 ans, et en parler avec les éditeurs d'ATTILA, inlassables découvreurs et redécouvreurs de littérature, à qui nous devons notamment d'avoir renoué avec Jacques ABEILLE...

- le jeudi 12 avril (en remplacement de notre nocturne habituelle du vendredi 13 avril, donc), une rencontre avec Jean-Luc MANET, critique rock et auteur, et Emmanuel GROSS, peintre, sculpteur et illustrateur, pour leur Haine 7, et pour découvrir aussi les superbes éditions Antidata, que nous implantons pour l'occasion dans notre librairie.

A très bientôt chez Charybde !

Blue Jay Way

Un thriller américain (!), un bon.

Julien, le narrateur, est un français à New-York. Ayant perdu son père dans les attentats du 11 septembre, il s'acharne à ne pas s'en remettre, avec une passivité qui le caractérisera tout le roman.

Quand Carolyn Gerritsen, l'auteure sur qui il écrit une thèse, lui propose de s'installer à Blue Jay Way, la villa hollywooddienne où vivent son fils et son ex-mari, Julien quitte une existence vide (la sienne) pour devenir le témoin d'une autre (celle de la faune de L.A.).

Officiellement professeur de français pour un jeune homme à la dérive, le narrateur erre entre son ordinateur et la piscine ou la cuisine, entre théories du complot sur le 11 septembre et existences en décomposition accélérée. Si le temps semble suspendu, sur ce niveau de narration, la pourriture est toute proche sous le verni : sexe, drogue, jeux malsains, manipulation, confrérie étudiante, enlèvement...

En parallèle, on suit deux enfances, deux monstres. L'un, rescapé du suicide de sa mère, se sent poursuivi par le diable, passant de HP en HP. L'autre, petit sadique manipulateur, joue l'innocence et torture ses camarades pour les conduire à la folie. On devine qu'à l'âge adulte, ils évoluent près de Julien et de Blue Jay Way. Mais qui ?

Si Julien, et le lecteur, devinent ou soupçonnent beaucoup, rien n'est jamais vraiment acté, rien n'est jamais clair. Sans doute parce que Julien subit l'histoire comme témoin, sans volonté propre, dans un décor où tout est vain et tout est faux. 

Fabrice Colin peint le Los Angeles de Bret Easton Ellis (Moins que zéro), sa décadence et sa vacuité, tout en s'appliquant à y placer tous les codes du thriller américain. Jusque dans le style où l'on croit percevoir des erreurs de traduction avant de se souvenir que l'auteur est français... 

A lire. Parce que c'est bien, voilà.

{... et Charybde 2 est bien d'accord]

Ma dernière création est un piège à taupes

Du mythe de l'ingénieur global au triomphe du marchand fragmenteur, avec l'AK 47 et son inventeur...

Paru en mars 2012, ce court texte (80 pages) est l'adaptation de la pièce radiophonique AK-47 réalisée pour France Culture.

Deux fils, étroitement et brillamment enchevêtrés : d'une part, la vie de l'ingénieur mécanicien Mikhaïl Kalachnikov, inventeur, passionné, patriote fervent, conducteur de char, protégé de Joukov et de Voronov, général sur le tard après avoir été fils de déporté dékoulakisé et fugueur par deux fois (au moins), d'autre part, le destin de sa création la plus célèbre, l'AK-47, symbole du progrès mécanique technique, de la robustesse pensée, des luttes de libération, avant de devenir, dans un de ces tragiques ou ironiques retournements de l'histoire, celui des conflits incessants du capitalisme triomphant et parcellisant, celui des enfants-soldats ivres de drogue et de rage, celui d'une consommation quasiment ultime.

Si Oliver Rohe nous laisse un peu sur notre faim, c'est que l'on sent bien qu'il pouvait nous en dire beaucoup plus, tant ses réflexions sur l'imagination technicienne et les paradoxes du capitalisme marchand, ancrées dans les ordres de Lénine sur la poitrine du vieil inventeur et les nécessités du calibre 7,92, font virevolter nos neurones, entre nombreux sourires et yeux stupéfaits...

(...) et tenteront alors, non sans difficulté, de s'adapter à leur tour aux temps nouveaux qui exigeaient ainsi, pour des raisons de configuration spatiale et temporelle des combats, de stratégie d'attaque et de défense, qu'on règle une bonne fois pour toutes ce terrible dilemme des munitions et qu'on adopte par conséquent un armement individuel inédit. Maintenant nous tenions enfin le nouveau calibre.

À observer maintenant une carte répertoriant pour nous les usines de fabrication, les arsenaux et les centres de stockage, les zones de conflits et les routes officielles ou clandestines de la distribution des armes, de ces quelque cent millions de Kalachnikov certifiées ou contrefaites inondant le marché mondial, sans qu'aucune réglementation et qu'aucun contrôle sérieux ne vienne encadrer leur circulation, leur circulation libre et effrénée, à observer les trajets compliqués et les circonvolutions de ce flux incessant de Kalachnikov sur le marché, il devient encore plus aisé de comprendre que ce fusil d'assaut imaginé par un paysan russe bientôt centenaire n'épargne aucun continent et aucune région, que sa dissémination forme un réseau d'échanges de plus en plus dense et touffu, à l'image de n'importe quelle autre marchandise d'envergure planétaire, d'une boisson gazeuse, d'un téléphone mobile ou d'un produit immatériel. (...) Mais cette impression est évidemment fallacieuse, parce que la marchandise AK-47 ne travaille au contraire qu'à la fragmentation permanente des territoires, à leur fractionnement en portions, en parcelles toujours plus réduites sur le modèle de la guerre civile infinie (...)

Et on n'hésitera donc pas, le cas échéant, à relire l'opuscule sur la route improbable du musée Kalachnikov d'Ijevsk, ou sur celle, un peu plus vraisemblable, de la salle du même nom du Musée d'Artillerie de Petersbourg.

Libraires du mois - Fabrice Pataut (avril 2012)

Thomas PYNCHON, L'homme qui apprenait lentement

Haruki MURAKAMI, Kafka sur le rivage

Clarice LISPECTOR, Le bâtisseur de ruines

Giuseppe TOMASI DI LAMPEDUSA, Le guépard

Witold GOMBROWICZ, La pornographie

Frédéric BERTHET, Daimler s'en va

COLETTE, Mitsou

Poésies choisies

Très beau recueil couvrant l'essentiel des deux "périodes" (avant- et après-guerre) du poète de "Funeral Blues"...

Longtemps relativement peu connu en France, le poète anglais Wystan Hugh Auden a acquis une soudaine renommée suite au succès du film Quatre mariages et un enterrement en 1994, dans lequel Matthew (joué par John Hannah) réalise une poignante lecture du poème Funeral Blues devant le cercueil de son ami et amant Gareth (joué par Simon Callow).

Ce recueil de Poésies choisies, publié en 1968, parcourt presque toute sa carrière prolifique, des poèmes curieusement réalistes, sociaux, voire "techniciens" de son écriture d'avant-guerre, à l'époque de son engagement communisant, jusqu'à ceux d'après-guerre et aux plus tardifs, marqués notamment par sa conversion à la foi catholique et par son partiel rejet du monde et du séculier.

Une poésie d'une richesse nourrie de contrastes soudains, parfois brutaux, d'une ironie souvent cinglante, et d'une culture aux allures volontiers encyclopédiques.

Le contrôle des cols, il le voyait, était la clef
De ce nouveau secteur, mais qui pourrait s'en rendre maître ?
Lui, l'espion de métier, dupe des vieilles ruses,
Était tombé au piège dressé pour un faux guide.


Hors de portée du long bras de la Loi,
Près d'une route maritime,
Des pirates dans leurs repaires insulaires
Observent le code du pirate.


Même si les miroirs devaient lui être odieux pour quelque temps,
Femmes et livres lui apprendraient, avec l'âge,
L'esprit qui pare avec un style désinvolte
Pour tenir les silences à distance et enfermer
Ses manies d'ours en cage dans un sourire mondain.


Mais cet homme ira toujours
En dépit des gardiens, à travers les forêts,
Étranger pour les étrangers au-delà des mers jamais vides,
Demeures des poissons, l'eau qui suffoque,
Ou bien, seul comme un tarier sur la colline,
Près des ruisseaux troués de tourbillons,
L'oiseau hanteur des pierres, l'oiseau inquiet.


Avec une remarquable préface de Guy Goffette et une subtile introduction de Claude Guillot.