Libraire d'un soir : Catherine Dufour
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Publié en janvier 2014 dans la belle collection « Un endroit où aller » d’Actes Sud, ce court roman (70 pages) de Carole Zalberg impressionne par sa sensibilité et par la précision de son langage, apte à rendre compte en toute poésie de deux expériences radicalement différentes du même réel tragique, portées par deux voix à la complicité disparue.
Celle, dominante, du père africain qui, son épouse tuée dans l’incendie de leur village, après que leur fils les ai trahis et quittés pour un destin trompeur d’enfant-soldat, bandit précoce aspirant à « davantage » de richesse, de consommation et de plaisir, raconte la fuite éperdue, la longue course à pied dans la brousse pour d’abord échapper, de justesse, aux soubresauts des atrocités d’une guerre civile, avant d’entamer, tétanisé par la mémoire de l’horreur, le périlleux voyage de l’immigration clandestine, comme un réflexe salvateur qui ignore les voies « officielles » du statut de réfugié… pour y être confronté ensuite, une fois sur place, au creux du « Continent Blanc », de ses pièges, de ses exploitations et de ses quelques solidarités diaphanes.
Celle de sa petite fille ensuite, longtemps silencieuse, nourrisson éperdument cramponné au dos de son père durant la longue fuite – et principal moteur de la course de celui-ci -, puis devenue adolescente dans la cité, au langage rare, mais échevelé et tristement obsessionnel (mode, look, statut, amours adolescentes), raconte la glissade qui conduit, trop naturellement, à déclencher accidentellement un terrible et mortel incendie dans un immeuble, en ayant voulu venger une copine bafouée par un petit ami indélicat.
La terrible boucle incendiaire dévore le père d’incompréhension et attise la remontée du récit, de l’enfoui de la fuite, avec un rythme narratif qui surprend aussi de la part d’une auteure d’origine européenne (comme c’était le cas récemment aussi avec Arno Bertina et son étonnant « Numéro d’écrou 362573 »), dans sa capacité intime à saisir un rythme, un phrasé, une scansion, que l’on trouvait jusqu’ici plutôt chez Boubacar Boris Diop, Kossi Efoui ou Véronique Tadjo.
Un court et beau roman de l’exil forcé par la guerre civile, du bien peu tolérable « accueil » réservé aux populations en fuite par un Occident toujours prompt à considérer en geignant son propre nombril défraîchi, et du drame intime du passé qui refuse de disparaître, et pèse de tout son poids sur présent et avenir…
« Or le monde, cette nuit, te retient, te mâche, te digère, et que recrachera-t-il ? Que restera-t-il de toi ? Je t’imagine enfermée, ma valeureuse, mon enfant poussée au crime par quoi ? L’ennui ? Ta nature combative ? L’imbécile vœu d’être encordée à tes amies quels que soient la cause et le danger, quelles que soient l’ineptie de l’enjeu et la profondeur du gouffre sous vos pieds ?
Je vous ai vues si souvent aboyer comme une seule, jeune animal aux trois gueules déployées pour la défense ou l’attaque avec toujours cette témérité théâtrale, parfois chargée de hargne, qui, je l’avoue, me rassurait. Je ne l’avais pas anticipée, cette hargne, avant qu’elle ne s’exprime, ni vraiment comprise, mais je pensais : Adama n’a pas peur, Adama saura mordre avant d’être mordue, Adama a de l’appétit et pense que la vie, une autre vie, ailleurs que dans la cité, plus généreuse, lui est due. Elle ira la chercher. Elle réussira. J’ignorais quoi mais je répétais cela la nuit, elle réussira. »
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Publié en janvier 2014, le quatrième roman d’Olivier Bordaçarre est un choc, magnifique, inquiétant, tendu à rompre, subtilement interrogatif, et surprenant jusqu’en ses toutes dernières pages.
Un couple de trentenaires, et leur enfant de dix ans, vivent paisiblement au bord d’un canal berrichon désaffecté, dans une ancienne maison d’éclusier qu’ils ont patiemment retapée depuis leur fuite de la capitale quelques années plus tôt, cherchant à échapper à la frénésie de travail et de consommation tous azimuts qui les y habitait comme tout un chacun. Tout va bien, jusqu’à l’arrivée d’un voisin, venu habiter la maison jumelle de la leur, à quelques centaines de mètres…
Semblable au Harry qui vous veut du bien incarné en 2000 au cinéma par le grand Sergi Lopez, mais beaucoup plus élégant et beaucoup plus riche, le voisin s’appelle Vlad (comme le comte Dracula), et entreprend rapidement de copier au millimètre la vie de Jonathan et de Mina (qui portent en effet les mêmes prénoms que le couple Harker de Bram Stoker), tissant autour d’eux une toile mortifère de généreuse bienveillance apparente. Distillant rapidement les indices au lecteur, Olivier Bordaçarre ne nous laisse très vite guère de doute : les mots ne sont jamais mentionnés, mais le nouveau voisin est bien un vampire –un vampire résolument contemporain qui ne convoite ses cibles ni par ni pour le sang, mais bien par et pour la consommation effrénée, la marchandise fétiche, « dernier désir » triomphant du capitalisme.
Bien que nettement averti de ce qui se trame, le lecteur impuissant, rongé d’angoisse, voit se dérouler sous ses yeux une implacable mécanique, où chaque pion avancé par le méticuleux et calculateur Vlad tombe bien en place et produit soigneusement l’effet recherché… Suspense glaçant, corruption progressive de l’innocence qui s’était crue retrouvée, mise à nu des vulnérabilités de chacun, dissipation des illusions dans un questionnement redoutable de précision… jusqu’aux ultimes rebondissements qui relèvent du très grand art de l’inattendu.
Poursuivant et amplifiant le travail de réécriture de nos mythes déjà à l’œuvre dans « La France tranquille » (2011), Olivier Bordaçarre nous offre une fable qui effleure le fantastique sans s’y plonger, pour mettre à nu la fragilité de nos combats les plus chers, qui secoue sauvagement nos certitudes pour nous permettre, peut-être, des les retrouver à l’issue de cette lecture, plus solides et plus déterminées. Une rencontre littéraire terriblement nécessaire, en tout cas.
« - J’ai eu tellement peur tout à l’heure… affirma-t-elle sans vouloir dévoiler toutes les causes de sa frayeur.
- Oui, j’ai bien vu. Difficile d’avoir un enfant, n’est-ce pas ?
- Oui. On peut dire ça. Oui… fit Mina, songeuse.
- C’est vrai, on les rêve, on les conçoit, on les attend, on les élève… Un malheur arrive si vite. C’est pour ça qu’il faut les gâter. Sans compter. Les gâter le plus possible. Profiter de ce temps qu’on a avec eux pour leur offrir tout ce qu’ils veulent.
- Bien sûr, mais on ne peut quand même pas en faire des enfants-rois, des gosses qui ont tout… réagit la mère sans beaucoup de conviction.
- Et pourquoi pas ?
- Ben… parce qu’à force de tout avoir, on ne désire plus rien, répondit-elle sur l’air de la récitation d’un thème rebattu.
- À quoi sert un désir, si on ne l’assouvit pas ? La vie, ce n’est pas accumuler des désirs sans rien obtenir ! Il faut les satisfaire. Les enfants ont besoin d’immédiateté. Pourquoi les faire attendre ? Pour les entraîner à la frustration ? Et pour nous, les adultes, c’est pareil, Mina.
- Je ne suis quand même pas tout à fait d’accord avec toi. Je n’ai pas tellement envie que Romain devienne un accro de la consommation. Je pense que ça ne lui donnerait pas des satisfactions très intéressantes.
- Peut-être que tu as raison, dit Vladimir Martin en se levant de sa chaise, mettant ainsi fin à la conversation.
Mais il pensa : « Tu changeras, Mina. Je sais que tu changeras. Tu te soumettras à l’évidence. » »
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Publié en janvier 2010 chez Inculte, sous-titré « Radiohead, la fin du monde et moi », ce roman de Fabrice Colin réalise une réelle triple prouesse : proposer une décapante biographie du rapidement mythique groupe de Thom Yorke (jusqu’à l’album « In Rainbows » inclus), réaliser un portrait d’une certaine jeunesse britannique, au démonte-pneu davantage qu’à l’emporte-pièce, que ne renieraient certainement ni Nick Hornby, ni Roddy Doyle, ni Richard Milward, et enfin – surtout ? – échafauder une étonnante mise en abyme du rock à la fois comme « pièce essentielle » du monde et comme prétexte aux théories apocalyptiques et complotistes les plus sophistiquées, pour le meilleur et pour le pire – avec une subtilité qui résonne tant avec le déjà monumental « Pop Yoga » de Pacôme Thiellement qu’avec la si magnifique « Planet of Sound », nouvelle de SF de Laurent Queyssi mettant en scène au premier chef les Pixies.
« Big Fan » raconte, de trois points de vue distincts qui iront peu à peu fusionnant, la trajectoire de télescopage entre le groupe Radiohead, et la merveilleuse pâte à mystère existentiel que contiennent ses textes comme ses musiques, et un fan, un « gros » fan, exclusif, absolu, boulimique, - que l’on imagine volontiers, par moments, sous les traits narquois, faussement violents, mais réellement sans compromis musical, du Barry de « High Fidelity » (le film, où il est interprété par Jack Black, plutôt que le livre de Nick Hornby, justement) -, qui, de molle galère professionnelle en triste et tragique histoire d’amour, découvrira l’horrible vérité que recouvre le « Kid A », et dont Thom Yorke et ses collègues de Radiohead sont devenus les complices, otages ou victimes…
Véritable et réjouissant tour de force, s’adressant à toutes et à tous, bien au-delà des fans de Radiohead.
« Quand es-tu censé sortir ?
Je ne sais pas. Ils disent dans huit mois, mais ça dépend de –
OK. Tes disques sont chez toi ? Tes CD ?
Il hoche la tête.
Détruis-les.
Je –
Détruis-les. La vie est absolument courte.
À ce moment-là, mec, je pressens la nécessité d’un léger cours de rattrapage. Récapitulons, dis-je. Quand arrive Pablo Honey, Thom Yorke ne sait rien : lui et les siens sont persuadés de composer des chansons normales dans un groupe de rock comme les autres. Plus le temps passe, néanmoins, plus leurs intuitions s’affinent : à cet égard, OK Computer peut être lu comme l’album de l’anté-révélation. Le monde qu’il décrit est le deuxième monde, celui qui nous attend. Une majorité des titres présente une vision angoissante et doucement futuriste de notre propre environnement. « Karma Police », « Fitter Happier » ou « Exit Music (for a Film) » doivent être interprétées à l’aune de ces intentions prophétiques. Toutes les chansons de l’album, d’ailleurs, et la plupart de celles de « The Bends ».
Le type opine, ébahi. Aussi, appuyé-je, réfléchis bien à ceci : si la musique ne te transporte pas, si la musique ne te rend pas meilleur, alors n’en écoute pas. Je pourrais admettre que tu sois fan de Portishead, à la rigueur. Je pourrais accepter Of Montreal, voire American Music Club. Je serais même prêt à tolérer Grandaddy, Midlake ou les Flaming Lips – c’est dire à quelles frontières s’étend ma mansuétude. Mais The Cure ? As-tu déjà essayé d’écouter Bloodflowers dans son intégralité, ô frère de misère ? Wild Mood Swings ? Je veux croire que tu t’es égaré. Je veux croire que tu n’as pas la moindre idée de ce dont nous sommes en train de discuter. La musique, bon Dieu. Pas seulement trois ou quatre connards en studio : la MUSIQUE, au sens révélateur du substantif.
Le type acquiesce, sonné. Impossible de savoir s’il est sincère, si mes paroles se sont véritablement frayé un chemin jusqu’aux territoires marécageux qui lui tiennent lieu de conscience. Moi, dis-je, je ne sais pas quand je sors. Mais personne ne reste ici éternellement. Et je te retrouverai, tu comprends ça ?
Ouais.
Je te retrouverai. Je viendrai te rendre visite. J’ai accès aux fichiers de chacun des pensionnaires de Grendon – toutes les adresses. Je me pointerai chez toi un beau jour. Ta discothèque a intérêt à être en ordre. »
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Publié en 1975, traduit en 1979 par Céline Zins chez Gallimard, le huitième roman du Mexicain Carlos Fuentes, après les coups de tonnerre que furent « La plus limpide région » (1958), « La mort d’Artemio Cruz » (1962) et « Zone sacrée » (1967), était à la fois, indéniablement, son plus ambitieux à date, et celui de la consécration, avec l’obtention du prix Romulo Gallegos, généralement considéré comme la plus haute récompense littéraire en Amérique hispanophone.
Le Seigneur, roi d’Espagne fictif créé à partir de Philippe II en y intégrant des touches de certains de ses prédécesseurs, descendant d’une dynastie ô combien dégénérée, se lance dans la construction du palais mausolée de l’Escurial, dans les solitudes désolées des hauts plateaux madrilènes, au service d’une foi aussi glacée, absolue et mortifère que résolument contre-réformiste, tout en parachevant les vexations et persécutions à l’égard des Musulmans et des Juifs du Royaume, engloutissant sa richesse personnelle - et le crédit qui lui restait après plusieurs décennies de guerres religieuses aux quatre coins de l’Europe - dans cette construction monumentale aux allures de folie grandiose, précipitant ainsi par l’accroissement des impôts et du mécontentement l’émergence des classes même qu’il méprise.
Sous l’ombre de son « fidèle » Guzman, grand ordonnateur des chasses royales, maître des faucons et des lévriers, le Seigneur, en proie aux affres de la mortification au sein d’une famille repue d’inceste et de mort, voit surgir, au prix d’un subtil anachronisme enchevêtré dans le miroir des éventualités, la possibilité d’un nouveau monde, à l’ouest, non pas du fait d’une expédition commanditée par tel ou tel souverain, mais par la navigation hasardeuse d’un vieillard, suffisamment désespéré pour avoir cherché au-delà de l’océan un lopin de terre où il pourrait, enfin, échapper à l’officieux esclavage post-féodal.
Lorsque se lèvent les symboles et les mythes portés par de mystérieux jeunes hommes à six doigts et à la croix rouge inscrite à même la chair de leur dos, une tempête dévastatrice se lève sur cette Espagne prématurément vieillie et prête pour la mort lente, alors même que la conquête de l’Amérique se profile à peine, convoquant tour à tour les figures essentielles de Don Juan, de scientifiques secrets, de moines comploteurs pour le plus grand bien de l’humanité, de récits de l’auguste Rome sous Tibère (déclin et chute d’un empire dans et par la folie préfigurant déjà, avant même l’essor de l’empire espagnol, sa dissolution misérable), le tout sous l’œil aigu d’un chroniqueur manchot rescapé de la bataille de Lépante…
Roman « total », comme il fut dit dès son apparition, chronique hallucinée et férocement imaginative de la mort d’un Empire au moment même de sa naissance, brassage forcené de deux mille ans de cultures plurielles confrontées à leur anéantissement dans la folie religieuse, saisie mythographique d’un instant clé de la lutte pour la possibilité de l’amour, de la bienveillance et du pluralisme (comme le lit magnifiquement Vincent Message dans son récent « Romanciers pluralistes »), ce chef d’œuvre emblématique propose à la fois une réinvention de portée universelle de la légende noire de l’Espagne, une recréation des mythes fondateurs du Mexique et de l’Amérique métissée et une fenêtre abyssale sur le fait religieux lorsqu’il devient absolutiste et mortifère.
« Fray Julian se rappela son ami perdu, le Chroniqueur. Il aurait aimé lui dire en ce moment : « Laisse à d’autres le soin d’écrire les événements apparents de l’histoire : les guerres et les traités, les querelles héréditaires, la concentration ou l’éclatement du pouvoir, la lutte des Etats, l’ambition territoriale, toutes choses qui continuent de nous rattacher à l’animalité. Toi, ami des fables, écris l’histoire des passions sans laquelle l’histoire de l’argent, du travail et du pouvoir demeure incompréhensible. » »
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Publié en 1966, revu et légèrement augmenté en 1994 (mais non "actualisé" à proprement parler), cet ouvrage collectif réalisé sous la direction de Raymond Bellour propose une captivante approche thématique et mythologique du western des années 30, 40, 50 et 60, avec quelques incursions, donc, dans les années 70 et 80. Présentant à la fois une somme de motifs, de personnages, de figures, d'objets, une filmographie extrêmement complète (mais n'hésitant pas à passer rapidement sur certains films connus pour, au contraire, en détailler d'autres thématiquement plus riches), cette lecture est un régal.
Les articles rassemblés dans la première partie ("Approches", que ce soit "Le grand jeu" de Raymond Bellour, "L'ouest et ses miroirs" de Roger Tailleur (qui accomplit de plus un réjouissant travail de mises à jour de sources et de résonances littéraires, picturales et musicales), "La nostalgie de l'épopée" de Bernard Dort, ou encore "Les aventures de la tragédie" d'André Glucksmann, rivalisent d'érudition, d'imagination et de culture pour offrir des significations à la trame serrée du genre.
La deuxième partie, "Mythologies", passe en revue alphabétique un nombre impressionnant de symboles du western, en une bien réjouissante mosaïque qui voit juxtaposés "Alcoolique", "Armée" et "Armes à feu", ou "Bande", "Banque" et "Bétail", ou encore "Caravane", "Cheval" et "Cimetière".
La dernière partie, "Dictionnaire des auteurs, des acteurs et des dix meilleurs westerns", ne se contente pas d'une simple liste, mais fournit de précieux éléments critiques originaux.
Une lecture passionnante, et pas du tout uniquement pour les amateurs de western.
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Publié en octobre 2013 chez Philippe Rey, ce nouvel « essai poétique » de Patrick Chamoiseau pousse encore plus loin qu’à l’accoutumée sa capacité à jongler en virtuose entre le pensé et le ressenti, au service d’un double projet cher bien entendu à feu Édouard Glissant, dont il fut si proche, intellectuellement et humainement.
Il s’agit ici de assembler les forces intelligemment incantatoires des trois poètes et écrivains peut-être les plus puissants de l’antillanité française, malgré les paradoxes apparents, d’une part, et de réaffirmer toute la pertinence et le devenir-monde de la créolisation et du Tout-Monde, justement, face à la mondialisation libérale, tâche plus que jamais nécessaire hélas, à une heure où la désunion et l’impuissance semblent partout l’emporter.
Aux côtés de Patrick Chamoiseau lui-même, et de sa parfaite connaissance, intime, de l’œuvre des trois géants, quel bonheur et quelle inspiration de sa part d’avoir choisi comme deuxième guide le poète du combat et du doute surmonté, par excellence, qu’est René Char, dont les « Feuillets d’Hypnos », tout particulièrement, accompagnent chacun des chapitres de ces « Liaisons magnétiques » (plus incisives, donc, on s’en doutait, que de simples « Champs magnétiques », n’en déplaise à André Breton et à Philippe Soupault).
Rythmé par le défilé des saisons, observé depuis Saint-Pierre très certainement, dont les indices retrouvent logiquement les accents occasionnels de Césaire comme du Perse d’ « Éloges », ce parcours dans les œuvres soigneusement mêlées, en se replongeant régulièrement dans la cale infecte du bateau négrier, creuset d’une transformation que Césaire – nous dit Chamoiseau – sous-estima longtemps en s’arc-boutant sur la notion trop parcellaire (même si historiquement nécessaire) de négritude, et à l’atroce culpabilité de laquelle Perse ne put échapper, au fond – et c’est là hypothèse forte et hardie de la part de l’auteur des « Neuf consciences du Malfini »… -, qu’en se jetant à cœur et à esprit perdus dans la poésie la plus « grande » possible… Tandis qu’in fine, moins éclatante peut-être, moins forte en apparence en couleurs et en sensations, c’est à la subtile mais volontariste sagesse de Glissant, celui de « La cohée du Lamentin » tout spécialement, que Chamoiseau comme Char semblent nous ramener pour agir, une fois puisé le souffle épique aux sources de l’esclave rebelle et du planteur peut-être repentant.
Un essai qui allie beauté intérieure, courage politique et culturel jamais rassasié, profonde intelligence du monde et de la littérature, qui, coïncidence sans doute, paraît presque en même temps que le « Romanciers pluralistes » de Vincent Message, travail intense de littérature comparée, utilisant lui aussi une intime connivence avec l’imagination des plus grands écrivains pour proposer des pistes d’action humaine au fond très concrètes, pour peu que la lectrice ou le lecteur y attache un peu d’attention et d’effort.
Une lecture dont on sort grandi et plein de cette joie paradoxale que Char, dès la première page des « Feuillets » désignait peut-être ainsi : « Conduire le réel jusqu’à l’action comme une fleur glissée à la bouche acide des petits enfants. Connaissance ineffable du diamant désespéré (la vie). »
« Relire et relire Feuillets d'Hypnos. C'est comme mon oxygène. En ce moment, je ne quitte Char que pour Perse, Césaire ou Glissant. Feuillets d'Hypnos... Poèmes ? Char les appelait "notes". Ce n'était pas le poète qui les écrivait, mais le capitaine Alexandre. Le poète était devenu un guerrier durant la seconde guerre dite mondiale, rôdant dans l'ombre, la mort, la fuite, la peur, les hommes à tenir, les trahisons à prévenir. Guerre de chaque jour, mais poésie quand même. Char se retrouvait en lutte contre la démence humaine. Tous les résistants ont des poètes en eux. Tout vrai poète a la fibre du rebelle. Char et le Capitaine Alexandre habitent la même insurrection : ... "Nous avons recensé toute la douleur qu'éventuellement le bourreau pouvait prélever sur chaque pouce de notre corps : puis, le cœur serré, nous sommes allés et avons fait face". »
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Publié en 2010 au Chili, traduit en 2013 par Brigitte Jensen chez Christophe Lucquin, ce premier et court recueil de Florencia Edwards a de quoi légitimement dérouter, et secréter chez la lectrice ou le lecteur l'un de ces malaises souvent précieux.
Ces quatre nouvelles en effet, sous leur air de narration nettement incisive et largement elliptique, livrent, en conte, en fable ou en anecdote, des tableaux qui ne sont guère inoffensifs : de l'oncle Adolf (Hitler) jouant derechef le déniaiseur réel ou irréel de sa nièce, de bord de lac bucolique en dirigeable antarctique ("Hitler in love"), au docteur Jürgen sûr de ses décisions de soins expérimentaux sur enfants imprudents ("Histoire terrifiante pour enfants"), en passant par le jeune Daniel ému jusqu'au difficilement avouable par son institutrice ("L'homme-sac") ou par l'enfant malade Enrico que ses parents logent très normalement à l'intersection de l'hôpital et de l'atelier de mécanique ("Enrico"), il y a là en effet une mise en scène de l'éducation et de la sexualisation des enfants qui ne peut, sous la poésie manifeste de l'écriture, que gratter plutôt férocement. Une expérience étonnante que l'on trouvait, en plus d'un sens, l'an dernier, chez Anne Serre et sa "Petite table, sois mise !", où l'assaut était toutefois mené de manière bien plus directe.
Comme le dit fort justement, en achevant sa postface, le romancier Felipe Becerra Calderon, "je suis persuadé qu'en refermant leur exemplaire, de nombreux lecteurs de cette traduction de "Hitler in love" ne sauront que faire de ce livre. Le défi réside justement dans la manière dont ils pourront cohabiter avec son mystère et adhérer à la déroute qu'il provoque."
Si cette expérience n'atteint sans doute pas encore son plein développement, nul doute en revanche qu'elle mérite de l'attention.
"Le lendemain, Adolf avait tout préparé pour le voyage. Elle était de nouveau retournée au lac, et il devait donc l'attendre. Elle pouvait revenir à tout moment. Il n'avait jamais planifié une telle excursion, et l'appréhension de la réaction de sa nièce le poussa à appeler la presse :
- Allô ?
- Allô, ici Adolf Hitler. Je vous prie de publier dans votre journal la déclaration suivante. Prenez des notes : "Je suis à la montagne, et c'est précisément parce que je suis à la montagne que je suis vivant. Je suis vivant, et le reste des humains qui peuplent cette planète sont morts."
Il raccrocha précipitamment, rappelant le geste d'un enfant, et s'aperçut que Geli l'observait d'un air moqueur.
- Que fais-tu, Onkel ?
Il rougit.
- Rien, Geli. Je t'attendais. Nous allons faire le voyage en bateau dont je t'ai parlé, un bateau spécial, comme tu n'en as jamais vu."
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Le mythique Mervyn Peake est principalement connu en France pour son écriture, à travers sa fabuleuse trilogie "Gormenghast", sommet du gothique inclassable et de la tendresse cruelle à l'égard de ses personnages. Au Royaume-Uni, tout en étant un auteur culte, admiré, entre autres, par Alasdair Gray, Iain Banks, Michael Moorcock, ou encore Irvine Welsh, fut aussi un peintre et illustrateur renommé. L'exposition qui lui a été consacrée aux Utopiales 2012, à Nantes, rappelait la richesse de son oeuvre graphique autour de ses illustrations pour "Alice au Pays des Merveilles", tout particulièrement.
Lors de son long séjour sur l'étonnante île anglo-normande de Sercq, alors que ses enfants étaient tout jeunes, il avait l'habitude, entre ses fréquentes absences liées à ses travaux à Londres, de consacrer ses dimanches à peindre pour ses enfants puis à improviser des histoires pour accompagner les dessins. Histoires de pirates, de fantômes, de fantastique, nourries de Lewis Carroll et de James Barrie comme de Walter Scott ou de Robert Louis Stevenson, ces histoires n'ont jamais été retranscrites. Mais lorsque les tableaux et dessins de cette période ont été retrouvés en 2009 par les enfants de Mervyn Peake, Michael Moorcock, vieil ami de la famille, a accepté d'écrire des textes pour les accompagner. Ces "Livres du dimanche", magnifique album cartonné et donc richement illustré, sont le résultat de cet hommage inattendu.
Mettant en scène un imaginaire baroque et farfelu dans lequel les pirates traditionnels, confrontés au quotidien de la modernité, doivent plus ou moins s'adapter, en gardant leurs brutalités ripailleuses, rebelles et cruelles comme leur capacité à incarner les rêves d'enfance, leur fantastique naturel et leur baroque fondamental, ces histoires courtes témoignent à la fois de la tendresse complice entre des enfants et leur père disparu, entre un écrivain âgé et son jeune disciple de l'époque, et d'une persistance thématique toujours apte à conquérir les imaginations, fût=ce en ce début de XXIème siècle pas toujours rêveur ou chaleureux.
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Publié en 2012 chez Inculte, ce premier roman du remarquable essayiste exégète de pop culture qu’est Pacôme Thiellement (dont j’avais beaucoup apprécié « Les mêmes yeux que Lost », et tout récemment, la formidable somme « Pop Yoga ») réussit le pari d’ouvrir un bel et vertigineux abyme, rempli de verve et d’humour, sous le projet même de l’auteur.
Le roman narre, débridé et comme sous un savant mélange d’excitants et de cocktails chers aux soirées branchées, les (més)aventures d’un ex-enfant prodige musicien, désormais bien décidé à révolutionner le monde par la glose savante et mystique, qu’il entend voir déferler depuis sa forteresse soigneusement underground et néanmoins mondaine, à partir d’un mystérieux manuscrit décrivant la joyeuse ascension du canular créé au départ plutôt innocemment en Palestine par un certain Jésus et ses amis, il y a environ 2 000 ans, tandis que son ex-petite amie entame une redoutable ascension politique…
Charge bariolée, peut-être parfois un peu bavarde, à dessein ou non, sur la genèse des rock stars, la manipulation à grande échelle, les joies perverses de la confidentialité politique et les risques de l’exégèse à tout crin lorsqu’elle manque de recul, d’humour et de curiosité authentique, « Soap apocryphe » constitue une belle illustration des propos de Pacôme Thiellement dans ses essais, associée à une habile mise en garde contre l’abus d’esprit de sérieux, ou contre l’esprit de sérieux qui n’a pas les moyens de sa politique, ce qui revient sensiblement au même.
« Léon avait encore plaqué Lucie contre un mur de la pièce la plus excentrée de l’appartement sous le prétexte fallacieusement mystique d’embrasser le grain de beauté magnétique de son cou, et après avoir essuyé un simple refus de la part de cette suave muse hiératique au teint très mat, il s’était rabattu sur l’alcool, la danse, casser des vitres et les filles un peu grosses. Alors que Mme Tarpelin flirtait outrageusement dans leurs toilettes recouvertes de hiéroglyphes avec un vidéaste heideggérien (ne le sont-ils pas tous ?), histoire de bien faire dégénérer les choses, le jeune Tzinmann rappela à Pierre-André qu’un indien Crow, trompé par sa femme, lui taillade le visage, tandis que, sans se départir de son calme, un Hopi, victime de la même infortune, fait retraite et prie, pour obtenir que la sécheresse et la famine s’abattent sur son village. Devant une assistance littéralement accablée, son intervention ne fit rire que son ami Mark, des commentaires gênés fusèrent de toute part, et Lucie en profita pour le mépriser de manière encore plus cinglante et déprimante. »
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