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Lanark

L'extraordinaire double récit de l'effondrement d'un homme et d'une civilisation par incapacité à aimer.

Publié en 1981 (et en 2000 en français chez Métailié), le premier roman d'Alasdair Gray est de ces œuvres "coups de tonnerre" qui marquent l'histoire de la littérature. Mosaïque complexe, mêlant des registres narratifs extrêmement différents, et pourtant gardant toute sa lisibilité, Lanark se compose de quatre livres, présentés dans l'ordre 3-1-2-4, d'un interlude et d'un épilogue (situé... 65 pages AVANT la fin).

Le livre 3, récit aux confins du fantastique et de l'onirique, a pour protagoniste Lanark, amnésique se découvrant soudain dans la ville d'Unthank, sombre et désenchanté démarquage du Glasgow des années 70, dont les habitants, pourtant soutenus par un welfare state absurde par moments et sans doute déjà presque exténué, développent d'étranges maladies métaphoriques, qui les tuent pourtant tout à fait réellement. Affligé de la "peau de dragon" (dans laquelle le malade se recouvre progressivement d'une carapace jusqu'à mourir à l'intérieur de celle-ci, coupé du monde), Lanark parvient à atteindre l'Institut, gigantesque hôpital en charge du traitement de ces affections, avec un faible taux de succès il est vrai. Sauvé malgré tout, un "oracle", financier repenti, tente alors de lui rendre le récit de son passé...

Lanark n'arrivait pas à dormir. Allongé à la limite de l'éclat lumineux qui entourait l'homme malade, il tourna le dos à la tête osseuse et fit fonctionner la radio sous l'oreiller. Munro avait dit que son institut manquait de personnel, mais celui-ci semblait très nombreux. En dix minutes, Lanark entendit appeler quarante médecins différents, sur un ton indiquant l'urgence, pour leur demander de se rendre dans des lieux et d'exécuter des tâches qu'il était absolument incapable de se représenter. L'une d'elles disait : "Le Dr Gibson est prié de se rendre au cloaque. Il y a résistance sur le bord nord." Une autre disait : "La chambre R-60 demande un ostéopathe. Cas de gazouillis. Que tout ostéopathe libre se rende immédiatement à la chambre de détérioration R-60." Lanark fut fortement décontenancé par un appel qui disait : "Ceci est un avertissement aux ingénieurs de la part du Professeur Ozenfant. Une salamandre explosera en chambre 11 à approximativement 15 h 15." Il finit par éteindre la clameur et tomber dans un demi-sommeil agité.

Les livres 1 et 2 composent le récit de l'oracle, racontant la vie du jeune Duncan Thaw (qui POURRAIT donc être Lanark - sans qu'il y ait certitude) sous la forme d'un "classique" et passionnant roman d'apprentissage, dans lequel l'enfant écossais de la Seconde Guerre Mondiale tente de devenir un artiste reconnu, avant d'échouer plutôt misérablement.

Le livre 4, récit fantasmagorique du retour de Lanark, de l'Institut à Unthank, le voit tenter désespérément d'atteindre une sorte de bonheur personnel tout en sauvant la ville d'Unthank du sombre destin qui lui semble promis, alors que désormais la "créature" (le capitalisme libéral débridé) se déchaîne partout...

Soixante-cinq pages avant la fin, donc, l'extraordinaire épilogue voit la rencontre de Lanark avec son auteur, qui lui expliquera à la fois certains tenants et aboutissants de son histoire, tout en indiquant avec précision ses sources, ses emprunts, ses plagiats et ses "non-plagiats", pour un moment vertigineux de technique littéraire, renvoyant d'ailleurs explicitement au Kurt Vonnegut du Breakfast du champion...

- Je croyais que les épilogues venaient après la fin.
- En général, mais le mien est trop important. Même s'il n'est pas essentiel à l'intrigue, il procure une distraction comique à un moment où la narration en a douloureusement besoin. Et il me permet de faire passer de bons sentiments que je pourrais difficilement confier à un simple personnage. Et il contient des notes critiques qui épargneront aux chercheurs universitaires des années de labeur.


Résonnant puissamment de Kafka, de Cortazar, de Joyce, de Vonnegut, ou encore de Mervyn Peake et de William Blake, influence majeure reconnue par Iain Banks, cette œuvre essentielle d'un romancier qui est aussi un grand artiste plasticien nous confie avec magie le double récit et le feu d'artifice métaphorique de l'effondrement d'un homme et d'une civilisation par incapacité profonde à aimer.

Saturne

J'apprécie beaucoup Serge Quadruppani, et pas uniquement parce qu'il est le talentueux traducteur des Wu Ming et de Camilleri et le responsable de la superbe Bibliothèque Italienne aux éditions Métailié.

Romancier trop rare (car il écrit aussi de nombreux essais), il signe en 2010 avec Saturne un admirable thriller désenchanté. Comme le note sur son blog le très souvent pertinent Jean-Marc Laherrère : "il prouve ici qu'on peut écrire un thriller politique, mêlant de très nombreux thèmes d'actualité, sans pour autant être obligé de pondre un pavé de 600 pages." J'ajouterai qu'un bon moyen pour cela est notamment de se refuser à considérer son lecteur comme un idiot semi-analphabète, péché un peu trop souvent familier à certains auteurs de thrillers à succès et au kilomètre...

Un attentat dans une station thermale italienne, à quelques jours d'un sommet du G8 devant avoir lieu à proximité, donne le coup d'envoi d'une spectaculaire partie de billard, dans un univers où l'intérêt (financier) l'emporte sur à peu près tout autre mobile possible... Personnages brossés rapidement, mais tenant fort bien la route (comme dans le meilleur de D.O.A. ou de Dominique Manotti, d'ailleurs), multiples hommages discrets aux maîtres de la littérature italienne contemporaine, incluant la présence d'Andrea Camilleri lui-même, les sources de jubilation ne manquent pas... Le personnage de la commissaire Simona Tavianello dispose également de tous les atouts pour devenir une figure classique dont on ne se lassera pas.


Un succès d'écriture, qui fait encore plus regretter que Serge Quadruppani se consacre autant aux autres... Mais bon, il faut aussi poursuivre la traduction de tous les Wu Ming en français, c'est certain.

Libraires du mois - Claro (Octobre 2011)

Pierre MICHON, Le roi vient quand il veut

Hélène BESSETTE, Ida ou le délire

Thomas HEAMS-OGUS, Cent seize Chinois et quelques

Sylvain COHER, Carénage

Mitch CULLIN, King County Sheriff

Philippe de LA GENARDIÈRE, Simples mortels

Raymond FEDERMAN, Les carcasses

Jack LONDON, Martin Eden

Raymond ROUSSEL, Comment j'ai écrit certains de mes livres

Georges PEREC, La disparition

Les mers perdues

Contacté pour illustrer la réédition par Attila des Jardins statuaires (et du reste du Cycle des Contrées) de Jacques Abeille, le dessinateur François Schuiten est tombé amoureux de cet univers romanesque si particulier. De l'envie commune des deux créateurs est née cette petite merveille de roman graphique.

Dans une tonalité initialement très "vernienne" (mais d'un Jules Verne qui aurait eu un style riche, imagé, précis et foisonnant à la fois, alliant le meilleur de Gracq et de Jünger), un mystérieux milliardaire finance l'expédition d'une géologue, d'un dessinateur et d'un poète, accompagnés de leur guide-aventurier, vers la région légendaire des "Mers Perdues", dont nul ne sait même si elle existe ou ce à quoi elle pourrait ressembler... Au terme (si l'on peut dire) du périple, une fable sur le passé (ou le futur?) de la terre des Jardins Statuaires...

Brillant exercice littéraire, avec presque une quarantaine de somptueux dessins pleine page qui justifient presque à eux seuls l'acquisition de ce bel objet...

Les barbares

Publié en juin 2011 chez Attila, ce nouveau volume, inédit jusqu'alors, du cycle des Contrées fait écho à la fois aux Jardins statuaires et au Veilleur de jour.

Terrèbre est tombée sous l’offensive annoncée des nomades des steppes, et le narrateur, universitaire local et unique spécialiste du langage des steppes et des jardins, se retrouve en possession du manuscrit qui deviendra justement Les jardins statuaires. Enrôlé par le prince des nomades et sa garde rapprochée dans une quête difficile, à la recherche des personnages-clé du livre, le narrateur reviendra transformé, après nous avoir guidés dans l’inextricable agencement de ces sociétés après invasions et catastrophes, et confié habilement de nouvelles révélations sur plus d’un mystère…

Si Gracq, Jünger et Saint-John Perse résonnent toujours avec bonheur dans le style de ces pages, cette deuxième publication des éditions Attila permet à Jacques Abeille, dans le parcours labyrinthique de son narrateur sur les pas de l’opus précédent, de nous bercer d’étonnantes réminiscences d’un Giono du Chant du monde ou de l’atmosphère paisible, inquiétante et onirique du jeu Myst. Un nouveau bonheur intense de lecture, sans doute encore plus abouti dans son écriture que Les jardins statuaires lui-même, et qui donne ainsi à attendre avec impatience sa suite, La Barbarie.

Le veilleur du jour

Historiquement second tome du cycle des Contrées, paru en 1986, Le Veilleur du jour permet à Jacques Abeille de nous présenter l'autre facette déterminante de l’empire de Terrèbre : sa capitale, située dans le sud-ouest lointain des contrées des Jardins statuaires. À nouveau, un narrateur déraciné, récent immigrant dans cette métropole nourrie de la ville de Bordeaux familière à l’auteur, se voit assigner une étrange mission de « veilleur du jour » dans un édifice qui est beaucoup plus que ce qu’en indiquent les premières apparences… Intrigue amoureuse et érotisme, beaucoup plus marqués dans ce deuxième volume, rythment une trame qui se révèlera aussi au fond beaucoup plus politique qu’il ne semble, où la sombre guilde des Hôteliers et l’empire barbare que l’on avait vu en gestation jouent pleinement leur rôle…

Déroutant par moments, le cheminement est pourtant d’une sûreté implacable, pour une conclusion inattendue, résonnant avec celles du Rivage des Syrtes de Gracq ou du Désert des Tartares de Buzzati

Le style précis et imagé d’Abeille se développe encore, prenant par moments des accents dignes du meilleur Saint-John Perse, et parfois un souffle de l’ironique érudition d’un Borges.

Et cette terrible phrase finale, annonçant à la fois Les Barbares et Les voyages du fils, tomes suivants qui emmenèneront le lecteur dans deux directions distinctes: « Les désastres qui s’ensuivirent appartiennent à l’histoire officielle de Terrèbre. On ne saurait en donner le détail, si vaste est un pays ravagé. »

Les jardins statuaires

Entrer dans l'univers des Jardins statuaires, c'est entreprendre un riche et grand voyage. Depuis 1982, Jacques Abeille a développé, roman après roman, une véritable épopée singulière, où de nombreuses trames s'entrecroisent, associant fondamentalement un cadre "urbain", celui de Terrèbre, capitale de l'empire du même nom, où fourmillent intrigues, mystères, conspirations et affairismes divers, un cadre "campagnard", celui justement des jardins statuaires, où l'on maintient l'art immémorial de la culture maraîchère des... statues !, et un cadre "sauvage" enfin, celui des steppes où rôdent d'insondables barbares, convoitant peut-être les terres de l'empire.

Le roman Les jardins statuaires est la pierre fondatrice de ce cycle foisonnant, où personnages et phrases nous emmènent dans un ailleurs aux légères touches fantastiques, où l'on côtoierait tour à tour les intrigues du Ernst Jünger de Sur les falaises de marbre ou d'Abeilles de verre, les touches finement mélancoliques du Julien Gracq du Rivage des Syrtes, ou encore les flamboyances de la prose poétique du Saint-John Perse d'Anabase ou de Vents.

Une lecture enthousiasmante qui donne immédiatement envie de s'immerger, aux côtés des mystérieux narrateurs, souvent eux-mêmes désemparés face à l'inconnu, dans l'ensemble de ce cycle d'une qualité magique... À poursuivre donc, avec Les Barbares et La Barbarie, dans les somptueuses réalisations qu'en offre désormais l'éditeur Attila, et avec Le veilleur du jour et Les voyages du fils, dans l'édition plus ancienne mais tout à fait correcte qu'en propose Ginkgo Éditeur.

[ ... et Charybde 5 approuve. ]

Bienvenue à Oakland

En pleine misère et colère, dans l'Oakland d'aujourd'hui, une curieuse solidarité du quotidien.

Le quatrième roman d'Eric Miles Williamson, paru en 2009, publié en français ces jours-ci, et aimablement fourni en SP début août 2011 par une éditrice judicieuse, est une claque de grande magnitude.

La quatrième de couverture donne une idée très juste de ce dont ils s'agit : États-Unis, de nos jours. T-Bird Murphy, la quarantaine, fils d'immigrés irlandais, se terre dans un box de parking. On le soupçonne d'un crime qu'il n'a peut-être pas commis. Incarnation du quart-monde occidental, T-Bird écrit sa rage. Un long monologue intérieur, animé par les figures de son passé, qui vient tromper sa solitude et mettre des mots sur la violence de l'exclusion.

Le style rageur et précis éclate à lui seul en prouesse : Tu peux me croire, je vis pas ici par choix artistique ou ROMANTIQUE, comme ces écrivains qui frayent avec LE PEUPLE dans les bas-fonds parce qu'ils ont besoin d'un sujet intéressant, ces touristes au grand cœur des entrailles de l'humanité. Écoute-moi bien : je suis pas de la catégorie de ces tapettes bourrées de thunes qui font de l'art parce que c'est SYMPA de traîner avec LE PEUPLE (...), aux snobs condescendants dans leur genre qui écoutent leurs conneries, alors qu'au fond ils se foutent royalement de la petite pute de quinze ans complètement défoncée qui pleurniche devant le journaliste remonté à bloc, plein de COMPRÉHENSION et de COMPASSION. Moi, je suis pas de ces tapettes qui boivent du vin et mangent des sushis, qui se battent pour des causes dont ils ne savent absolument rien (...) et portent des pompes de sécurité parce que c'est BRANCHÉ, alors qu'elles n'ont jamais vu la couleur du béton ou du bitume brûlant, qui s'achètent des jeans délavés et déchirés ou boivent de la Bud parce que c'est COOL, et pas parce que c'est tout qu'ils peuvent se payer.

Le vrai tour de force toutefois consiste sans doute pour Eric Miles Williamson à nous faire partager un profond sentiment de solidarité, d'espoir ténu, parfois dérisoire mais parfois grandiose, au milieu de la misère, de la colère et de l'absurdité d'une société qui réduit plus que jamais les gens en choses. Un livre magnifique. Et dur.

Guerre aux humains

Une narration déjantée mêlant avec brio des registres très éloignés, dans laquelle la forêt où vit un ermite écologiste devient un champ de farce, où triompheront peut-être... les sangliers mutants !

À côté de leurs ouvrages écrits en commun tels les monumentaux L'Œil de Carafa ou Manituana, les membres du collectif bolonais Wu Ming s'octroient régulièrement des escapades dans des projets en solo.

Guerre aux humains, publié en 2004 (et traduit en français en 2007) est pour l'instant le seul de Wu Ming 2 (Giovanni Cattabriga).

Dans cette narration déjantée et électrique, Marco, un jeune écologiste philosophe, bien décider à accéder à un état supérieur de pouvoir spirituel ("devenir un super-héros"), fuit la ville babylonienne pour prendre le maquis, et vivre dans les bois en troglodyte, adoptant le nom de code "Walden" en référence bien entendu à son héros Thoreau.

Mais ces bois italiens de l'exil sont bien loin d'être aussi tranquilles qu'il l'espérait : en une succession échevelée et enchevêtrée de quiproquos et de télescopages, clandestins en fuite, écoterroristes plus ou moins inspirés, carabiniers aveugles ou matois, enquêteurs avisés, chasseurs, braconniers, et... sangliers mutants ou fous vont tous participer à la construction d'une gigantesque farce, pas si éloigéne de celle de l'Ammaniti de La fête du siècle, farce qui pose néanmoins presque toutes les questions politiques, sociales et écologiques que l'on peut imaginer en ce début de millénaire...

Trop de règles à la con.
Les écriteaux. Les plastrons. Les procès-verbaux.
Boni lorgna les aiguilles de la montre sous l'ourlet de la grosse veste. Il n'y avait pas moyen de commencer à un horaire décent. Interdit avant 10 h. Interdit après 17 h.
Rizzi était un chef d'équipe rigide, scrupuleux. Élu à défaut d'autres choix. Sur quarante chasseurs, le seul avec les qualités requises. Cinq ans d'expérience et le petit diplôme : gestion faunico-cygénétique de l'espèce sangliers.
Avant de tirer les postes au sort, il vérifiait que tout le monde portait les vestes orange avec leur numéro d'équipe. Les fusils devaient être déchargés. Sur le type de canon, il était plus permissif. Utiliser la lisse était une coutume, pas une règle. Quant aux munitions, il évitait de vous fouiller pour le contrôle, mais vous pouviez être sûr que ça lui déplaisait. (...)
C'était comme voyager en Ferrari avec un type qui fait du cinquante en agglomération, ralentit à l'orange et se plaint qu'on mette pas la ceinture. Gonflant. Dès que possible, Lele et Graziano devaient fréquenter le cours provincial. L'expérience, ils l'avaient. Ils remplaceraient le Pinailleur.


Impressionnant de maîtrise, mêlant habilement les registres et les codes du roman noir, du fantastique, de l'essai social, de la comédie politique et de la science-fiction, "sérieux sans se prendre au sérieux" : la devise implicite du collectif Wu Ming est une fois de plus mise en œuvre avec brio.