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Gormenghast

1950 : avec ce deuxième tome, Peake atteint son sommet. L'essence du gothique tordu.

Deuxième volume de la trilogie de Gormenghast, publié pour la première fois en 1950 (en 1977 en français), ce roman de 400 pages représente sans doute le sommet de l'art de Mervyn Peake. Après la fin plutôt raide de Titus d'Enfer, nous sommes projetés quelques années plus tard. Les personnages existent maintenant fermement dans notre esprit, comme de vieux compagnons de voyage, et c'est avec plaisir et familiarité que nous allons accompagner Titus adolescent, ou le docteur Salprune et Lady Gertrude, qui continuent discrètement à réfléchir aux sombres événements du premier tome…

La revue de personnages des six premières pages de Gormenghast est certainement l'un des plus beaux passages de littérature que je connaisse.

Titus a sept ans. Son monde, Gormenghast. Nourri d'ombres ; sevré dans les linges du rituel : ses oreilles vouées aux échos, ses yeux à un labyrinthe de pierre ; pourtant, dans son corps, autre chose - autre chose que cet ombrageux héritage. Car d'abord, et avant tout, il est un enfant.
Des rites plus contraignants que jamais homme n'en conçut luttent contre les ténèbres enracinées. Un rituel du sang ; du sang bondissant. Ces sensations vives ne viennent pas de ses ancêtres, mais de ces foules insouciantes, mille fois millénaires, des enfances de la planète. Le don du sang joyeux. Du sang qui rit quand les dogmes disent : "Pleure". Du sang qui pleure quand les lois sèches ordonnent : "Réjouis-toi !' Ô petite révolution en grandes teintes !

(...)Irma n'écoutait jamais que les cinq premiers mots des périodes quelque peu entortillées de son frère, si bien qu'une quantité respectable d'insultes lui passaient par-dessus la tête. Des insultes qui n'avaient, en soi, aucune méchanceté et qui procuraient au docteur une forme de divertissement verbal sans lequel il aurait dû passer tout son temps enfermé dans son cabinet. D'ailleurs, ce n'était nullement un cabinet, car, bien que les murs fussent tapissés de livres, il ne contenait rien d'autre qu'un fauteuil très confortable et un fort beau tapis. Il n'y avait pas de bureau. Ni papier ni encre. Ni même une corbeille à papiers.

Ce volume est aussi, sans doute plus encore que le premier, l'illustration parfaite de cet humour noir et tordu, par lequel – comme il me semble avoir lu Iain Banks le rappeler à l'occasion – toute possibilité atroce qui existe, a des chances de se matérialiser…

L'édition Phébus de 2000, reprise en Points Seuil, nous offre en prime une utile préface de Patrick Reumaux.

Titus d'Enfer

1946 : le premier volet de la trilogie qui marque le sublime aboutissement du gothique.

Publiée en 1946 (en 1974 en français), la première partie de la trilogie de Gormenghast fait comprendre au lecteur, dès ses premières pages, qu'il va vivre un moment exceptionnel.

Le roman démarre avec la naissance de Titus d'Enfer, héritier de Gormenghast - cette gigantesque et labyrinthique forteresse sans âge, d'apparence médiévale, construite au milieu du pays -, fils du mélancolique Lord Tombal et de la formidable Lady Gertrude, grande amoureuse des chats et des oiseaux, petit frère de leur énigmatique fille adolescente Fuchsia, neveu des deux tantes jumelles Cora et Clarice, et parmi un bon nombre de serviteurs plus ou moins spécialisés, parmi lesquels on compte le docteur Salprune, médecin du château, Monsieur Craclosse, majordome personnel de Lord Tombal, Nannie Glu, la vieille nurse de la noble famille, ou encore Lenflure, le monstrueux chef des non moins énormes cuisines.

Débordant d'humour noir, de descriptions subtilement horrifiantes et de grandeur gothique, ce roman proprement extraordinaire communique, tout au long de l'histoire, un sentiment d'urgence, au sein d'un environnement semblant pourtant lent et replié sur lui-même - et c'est l'une des autres merveilles de ce livre, qui a influencé tant d'écrivains majeurs de la fin du XXème siècle.

Les vieux jouets de Fuchsia, ses livres et des coupons d'étoffe colorée s'entassaient aux quatre coins de sa chambre, au centre du second étage de l'aile ouest du château. Un lit de noyer occupait toute la longueur du mur dans lequel s'encadrait la porte. En face, les deux fenêtres triangulaires donnaient sur les remparts où, un mois sur deux, à la pleine lune, les maîtres sculpteurs des huttes d'argile venaient se promener au soleil couchant. Au-delà des remparts s'étendaient les pâturages, puis les bois d'Épines qui grimpaient le long des flancs abrupts de la montagne de Gormenghast.
Fuchsia avait couvert les murs de sa chambre d'impérieux coups de fusain. À chaque extrémité de la pièce, le plâtre du mur était resté couleur de corail. Elle n'avait fait aucun effort pour le décorer. Elle ne dessinait que dans ses moments d'exaltation, lorsqu'elle était en proie à un amour ou à une haine violente, et n'avait aucun sens des proportions. Ses dessins manquaient de subtilité, mais il émanait d'eux une vitalité extraordinaire. Ces images déchaînées transfiguraient les murs au point que les jouets et les livres qui gisaient aux quatre coins de la chambre ressemblaient à de termes monticules.

À noter la superbe préface d'André Dhôtel dans l'édition Phébus de 1998, reprise en poche en Points Seuil.

Rafael, derniers jours

Ce roman de 1991 de l'auteur de la série de romans policiers Fletch est sans doute à juste titre son plus connu et célébré en France, bien qu'il soit plutôt atypique dans son œuvre.

La quatrième de couverture de l'édition 10/18 décrit fort justement ce dont il s'agit : "Il est illettré, alcoolique, père de trois enfants, sans travail ni avenir. Il survit près d'une décharge publique, quelque part dans le Sud-Ouest des États-Unis. Mais l'Amérique ne l'a pas tout à fait oublié. Un inconnu, producteur de snuff films, lui propose un marché : sa vie contre trente mille dollars. Il s'appelle Rafael, et il n'a plus que trois jours à vivre..."

Difficile de sortir indemne de ce roman, brûlot de 190 pages, d'une rare noirceur (pour le lecteur) - pourtant présenté sur un ton presque léger (pour le protagoniste), rendant de ce fait encore plus quasi-insupportable le sort qui lui est fait, dans un univers où il ne semble vraiment y avoir aucune issue... La dernière page et le dessin qui conclut le livre sont même, ensemble, un vrai chef d'œuvre d'humour noir, dans leur brièveté...

Du grand art de romancier noir - et donc social et politique bien entendu. A rapprocher du très réussi Bienvenue à Oakland d'Eric Miles Williamson, paru à l'automne 2011 chez Fayard, sans doute plus fouillé toutefois.

 

[ Un coup de coeur total CHARYBDE. ]

La prière d'Audubon

Enfin traduit en français en 2011, chaleureusement recommandé par un lecteur vorace et distingué de notre librairie, le premier roman d’Isaka Kôtarô mérite largement un détour sur des terres proches de celles du Murakami Haruki de Kafka sur le rivage, tout en en étant subtilement différentes.

Le parcours initiatique d’un jeune informaticien japonais, transporté brutalement sur une île « secrète » coupée du reste du pays depuis le début de l’ère Meiji sert de toile de fond à une interrogation profonde sur les relations entre Japon et Occident, à une réflexion intense sur le rôle social de chacun au sein d’une communauté, à une mise en perspective rusée de l’amitié et de l’amour, et même à une semi-parodie du policier psychopathe que ne renierait pas le Kitano Takeshi de la grande époque.

Une réussite éclatante, qui fait espérer que sans tarder, les précieuses éditions Picquier vont entreprendre la traduction de plusieurs autres des onze romans de l’auteur… et ce d'autant plus si la baisse de forme et le début de complaisance de Murakami Haruki, manifestes dans 1Q84, devaient se confirmer.

« « Quand il y a une suite, généralement, les mensonges commencent à s’en mêler. » C’est ce que m’a dit ma grand-mère en sortant du cinéma où on avait été voir ensemble Alien 2. (…) À sa façon de s’exprimer ce jour-là, j’ai conclu qu’elle avait pris Alien, le premier film de la série, pour une histoire vraie. »

 

[... et Charybde 1 approuve...]

Rouge gueule de bois

Avec ce premier roman solo, venant de paraître à La Volte, de Léo Henry, créateur avec Jacques Mucchielli (et l’illustrateur Stéphane Perger) de l’univers post-industriel aux confins désertiques de Yama Loka Terminus et de Bara Yogoï, nous lisons un véritable coup de maître. 246 pages de récit débridé, assorties d’un index alcoolisé aussi surréaliste que jouissif, et de précieuses « notes de conception », pour nous faire partager les derniers jours (imaginés) de l’écrivain (réel) Fredric Brown, bien connu des amateurs de SF, même s’il fut avant tout un producteur de polars, récompensé dès son premier roman en 1947 par le prestigieux prix Edgar Allan Poe.

En 1965, alors qu’Edwin Aldrin s’attelle à la colonisation américaine de la Lune, la fin du monde survient en quelques semaines,… par « dissolution » du réel, dans lequel en profitent pour évoluer plusieurs créations littéraires de Fredric Brown lui-même, et quelques « re-créations » malignes de Léo Henry… L’occasion pour l’écrivain, en compagnie de son nouvel ami Roger Vadim (oui !), à la recherche de son épouse Jane Fonda / Barbarella, obligée de se planquer car poursuivie par une association FBI / Reine Noire de Sogo, de parcourir en tous sens les régions désolées qui s’étendent entre l’Arizona et la Basse Californie mexicaine, pour une sorte de Fear and Loathing in Las Vegas puissance deux (au moins). On pense en effet inévitablement à Hunter Thompson (et peut-être encore davantage au film de Terry Gilliam) lorsque les deux compères, réunis dans cette virile amitié cimentée par l’excès incessant de boissons diverses, multiplient les rencontres saugrenues et pourtant si… nécessaires !

Avec de véritables « morceaux de bravoure » tels que la conception d’un crime parfait par l’auteur de polars, l’échange de joyeuses propagandes Est-Ouest à l’occasion de la conquête de la Lune (ici avancée de quatre ans), la nuit avec Barbarella, dans son vaisseau spatial, sur une aire d’autoroute, l’assaut en règle, par les « forces du Mal », d’une communauté hippie à San Diego, les tendres et… ennuyeux échanges avec l’inlassable épouse Elisabeth Brown, la délicate rencontre avec un gang de bikers anthropophages, le périple mexicain avec une chèvre amicale dans un mini-bus Volkswagen bondé, ou encore, apothéose, la longue et « sérieuse » discussion finale entre Fredric Brown et son personnage George Weaver (le héros du roman The Far Cry, 1951), extraordinaire mise en abîme, très « tongue-in-cheek », du métier d’écrivain et de créateur.

À lire et relire pour le plaisir de ces innombrables citations, digressions, boutades et autres délires, beaucoup plus finement ajustés que l’impression d’aléa baroque pourrait le laisser croire !

« … Aldrin a déclaré se réjouir, heureux par avance de prouver sous peu aux bigots et aux cancrelats que la terre n’était pas plate et qu’elle tournait bien autour du soleil. Avec son franc-parler coutumier, il a également juré de tout faire pour virer les ruskofs et autres teignes communistes de l’espace intersidéral, après qu’avec son équipe ils auront coiffé au poteau les singes volants liberticides… Du patriotisme, de la gouaille et du rêve étoilé !... Nous écoutons maintenant « Muskrat Ramble » par Lionel Hampton, vous êtes bien partis pour réussir votre vie, restez calés sur 99.8, WKRP, de Cincinnati à Tucson. »
« Et maintenant, un peu de réclame, pour éviter à nos spectateurs les plus mesmérisés de se souiller par excès de rétention urinaire. Nous sommes mercredi 3 juillet 1965, il est sept heures douze sur la côte est, et les États-Unis ont conquis l’espace ! »
« Partout régnait la fragrance primitive et pure de la réalité sans fond, celle du monde au-delà du rideau des apparences, déjà décrite par nombre de Grecs en toge et d’Allemands à favoris, le parfum de la compote de pommes, petite variété acide, peu sucrée, légèrement aromatisée à la cannelle. »
« Si jamais on en réchappe, faisons un film sur tout ceci. Juste pour le plaisir d’en boire les colossaux bénéfices non loin d’un volcan en éruption, le cul dans l’eau tiède d’un atoll. »

 

La littérature nazie en Amérique

Hilarant tour de force : la critique littéraire imaginaire de 30 écrivains représentant la littérature nazie sud-américaine !

Ce gros recueil de nouvelles de Roberto Bolaño, publié en 1996, typique du versant borgésien et du caractère violemment politique de son œuvre, tel qu'ils s'exprimeront surtout in fine dans le formidable 2666, fonctionne en réalité comme un véritable roman.

Ayant inventé de toutes pièces plusieurs dizaines d'auteurs représentatifs de la "littérature nazie sud-américaine", dans leurs moindres détails biographiques et bibliographiques, Bolaño les assemble et les thématise en treize grands chapitres, parcourant ainsi familles littéraires ou individus atypiques, usant de registres de langage variés allant de la "pure" biographe à la critique littéraire journalistique, en passant par l'anecdote amicale, la charge fondée sur des rumeurs, ou encore la notice nécrologique, tissant des liens entre ses personnages, leurs laudateurs, leurs détracteurs et lui-même, avant de conclure par un hilarant (et très pince-sans-rire) récapitulatif bio-bibliographique d'ensemble...

Un incroyable tour de force qui constitue sans doute la meilleure introduction à l'œuvre du poète romancier chilien, éternel exilé au Mexique puis en Espagne.

La nuit ne dure pas

Olivier Martinelli a réussi un très joli pari avec ce La nuit ne dure pas paru en 2011 aux belles éditions Treizième Note (dont il devient ainsi le premier auteur français). Récit "fictif" de la genèse du jeune et talentueux groupe de rock Kid Bombardos, ce roman constitue un hommage puissant au rock indie comme la France en avait jusqu'ici produit beaucoup trop peu...

Le roman rock chez nous (en dehors du champ SF où il y eut de belles réussites - Le temps du twist de Joël Houssin, ou Furia! de Jean-Marc Ligny - sans parler de l'excellent tout récent Rêves de gloire de Roland C. Wagner) produit trop souvent du constat fatigué, désabusé, nihiliste, de rockers se retournant, plus ou moins désespérés, sur leur jeunesse enfuie.

Rien de cela ici : roman à trois voix "écrit" par les trois frères (en "réalité" par leur oncle), bassiste, batteur et chanteur-guitariste, il vibre de réel, de passion, de lucidité tordue et d'énergie qui déplace les montagnes, même dans les vies chahutées et difficiles à construire des 15-25 ans d'aujourd'hui... Les seuls équivalents qui viennent à l'esprit, pour cette redoutable fraîcheur, sont le meilleur Marc Spitz (celui de How Soon Is Never et de Too Much, Too Late) ou le Douglas Cowie de Owen Noone & the Marauder.

Nul doute qu'Olivier Martinelli sert ici la littérature. Convoquant adroitement les mânes de Fante surtout, de Bukowski aussi et de Kerouac (incidemment), une autre prouesse mérite d'être mentionnée, celle de combler l'espace, de mêler la passion, fût-ce au sein d'une grande cellule familiale, entre la culture des 35-45 ans et celle des 15-25 ans, événement trop rare, qui fait clairement de ce roman, et vraisemblablement de son auteur, de grands témoins de ce que peut être un "passeur"...

CLEER

Situant leur roman paru en 2010 dans un univers quasi-contemporain, Laure et Laurent Kloetzer ont réussi une véritable prouesse, inégalée en langue française ces dernières années, et seulement approchée auparavant par Iain Banks dans Le Business (ou dans The Steep Approach to Garbadale, inédit en français)  : communiquer, fût-ce sous une forme par moments quasi-fantasmagorique, le psychisme, le sentiment, le moteur intime des consultants modernes de très haut niveau, ou des "hauts potentiels" des actuelles "entreprises totales".

Avec une grande légereté néanmoins, et une présence fine, subtile, insidieuse, nous suivons les premiers mois de "travail" de deux recrues au sein de CLEER, gigantesque conglomérat du "nouveau capitalisme" dont la devise est "Be Yourself". À travers les véritables enquêtes économiques, psychologiques ou "bureaucratiques" auxquelles sont confrontés Vinh et Charlotte, nouveaux membres du département "Cohésion Interne", nous entrevoyons ce qui fait vibrer et ce qui tente, au sens faustien du terme, les "meilleurs des mercenaires", au-delà de la "simple" quête d'argent et de pouvoir.

L'objet-livre, conçu par Daylon, est magnifique, et en pleine résonance avec le contenu. Un livre étonnant et une grande réussite !

Mantra

Le sixième roman de Rodrigo Fresan, paru en 2001, accédait à une tout autre dimension que ses ouvrages précédents, pourtant déjà largement époustouflants, et s'installait parmi ces rares chefs d'œuvre de la « littérature monstre ».

À travers l’invention de la famille Mantra et de l’ami du narrateur, Martin Mantra, il ne s’agit ici de rien de moins que de réinventer, rebâtir, re-raconter 1 500 ans d’histoire de la ville de Mexico, en y projetant (presque) tout ce que la culture contemporaine voudrait ou pourrait y placer, et en réajustant l’ensemble du matériau d’une manière toute personnelle, et très significative.

« Nous vivions une époque où l’on se tuait, où l’on mourait pour rendre le monde meilleur. C’est en tout cas ce que pensaient le Père de la Patrie, mes parents et leurs amis, qui le lisaient dans des best-sellers fort éloignés de la non-fiction, et s’étonnaient des années plus tard de la courte distance qui séparait l’exécuteur de l’exécuté et, désormais, de l’exécutif. Nombre d’entre eux sont devenus tout ce qui a anéanti beaucoup de leurs camarades. Ils assistent parfois à des tables rondes, dans des téléviseurs rectangulaires, me semble-t-il. Usés et souriants, pendus à leurs cravates de soie importées, fusillés par les balles perdues de leur passé et interrogeant mal leur mémoire à voix haute – se rappelant d’oublier ce qui leur convient, allant toujours vers la victoire – comme s’ils étaient sûrs de connaître la musique mais pas les paroles d’une chanson qu’ils ont un jour sue par cœur. »

Un roman essentiel, et comme le disait Roberto Bolaño, « un roman sur le Mexique, mais en réalité, comme dans tout grand roman, c’est du passage du temps, de la possibilité et de l’impossibilité des rêves qu’il parle vraiment. »

Zone

Publié en 2008, Prix du Livre Inter 2009, ce volumineux roman, le quatrième de son auteur, procure un authentique choc à la lecture.

Dans le train entre Venise et Rome, un Franco-Croate, ancien combattant en Slavonie et en Bosnie, puis agent des services secrets français sur tout le pourtour de la Méditerranée (qu’il appelle « la Zone »), se prépare à changer de vie après avoir négocié la remise au Vatican, contre une forte somme d’argent, des documents secrets qu’il a patiemment collectés, au fil des années, à propos d’un certain nombre de conflits, de massacres et d’affaires dans tous les pays de la région, depuis la Seconde Guerre Mondiale au moins… Durant ces quelques heures de trajet ferroviaire, il se remémore, d’une manière totalement décousue, des instants de sa vie comme des moments d’histoire qu’il a fréquentés, en réalité ou en documentation…

Ce monologue intérieur, désordonné, bruissant de mille feux infernaux, de la violence d’une existence et du mélange d’espoir et de désespoir de tout un ensemble de civilisations, sur plus de 500 pages - uniquement entrecoupées des brefs extraits du roman libanais que lit le narrateur, par moments, dans ce train – s’inscrit d’emblée, aux côtés de Joyce, de Woolf, de Faulkner et de Lafferty, dans les monuments de la plus exigeante littérature, celle qui utilise 3 000 ans de culture pour nous parler de notre présent et de notre avenir, en empruntant ces « sentiers qui bifurquent », de Barcelone à Beyrouth, d’Alger à Marseille, de Trieste à Mauthausen, de Vukovar au Caire, de Corfou à Troie, de Jérusalem à Salonique, de Gibraltar à Maïdanek… L’un de mes plus grands chocs littéraires depuis plusieurs années.

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